Article rédigé par Jacques Bichot*, le 25 août 2006
Bonne nouvelle : un groupe de travail a été créé en juillet pour chercher comment endiguer la prolifération législative dénoncée par le Conseil d'État (photo), et améliorer la qualité des projets de loi en les accompagnant systématiquement d'une étude d'impact.
Espérons que ce groupe saura prendre un recul suffisant pour procéder à une analyse en profondeur des raisons pour lesquelles une véritable inflation législative et réglementaire sévit depuis des décennies.
La plus importante de ces raisons a été exposée il y a une trentaine d'années par Hayek, particulièrement dans son ouvrage Droit, législation et liberté. Ce grand économiste distingue deux sortes de lois : celles qui fixent les règles du jeu (applicables à tous les agents, y compris au pouvoir exécutif) ; et celles qui servent au gouvernement à intervenir de façon discrétionnaire dans la vie des citoyens. Il nommait les premières : lois de juste conduite ; et les secondes : lois de Gouvernement. Ces dernières n'ont aucune raison d'être votées par le législateur, puisqu'elles constituent l'un des moyens d'action de l'exécutif. En fait, ce sont des décrets ou des arrêtés auxquels on a donné un autre nom ; cette confusion sémantique est le signe de deux confusions plus profondes, institutionnelle et intellectuelle. Quant aux premières, elles n'ont pas à être préparées par le gouvernement, puisqu'elles définissent les règles qui s'appliquent aux agents, et que le gouvernement lui-même doit donc respecter.
L'analyse de Hayek corrobore la théorie que Montesquieu avait élaborée deux siècles plus tôt sous le nom de séparation des pouvoirs. Une démocratie a besoin que les règles soient fixées par des arbitres, non par des joueurs. De même qu'on ne peut valablement être juge et partie, de même est-il impossible d'être simultanément celui qui définit ce qui est permis et interdit aux joueurs, et l'un des joueurs – qui plus est, de très loin le plus important.
Confusion des pouvoirs
En France et dans la plupart des pays, il n'y a pas séparation, mais confusion des pouvoirs exécutif et législatif. À preuve : les lois sont préparées, à de rares exceptions près, par les services du gouvernement, et non par ceux du Parlement. Il n'est pas étonnant, puisque c'est le gouvernement qui confectionne les textes de loi, que les lois soient devenues au fil des ans presque exclusivement des lois de gouvernement, des lois qui ne définissent pas de justes règles, mais définissent des "interventions" de l'État. "Loi" est devenu synonyme d'intervention des pouvoirs publics, d'action gouvernementale, à tel point que lorsqu'il veut vanter son bilan devant les caméras de télévision, un Premier ministre entonne la litanie des textes qu'il a "fait passer" au Parlement.
Il est symptomatique que la majorité des décrets soient des décrets "d'application" d'une loi. Un décret est une décision gouvernementale qui devrait respecter les lois de juste conduite, non les appliquer. Quand un texte requiert des dizaines de décrets d'application, on peut être certain qu'il ne s'agit pas d'une loi de juste conduite, mais d'une loi de gouvernement. Prenons par exemple une loi dont on pourrait fêter le troisième anniversaire, celle du 21 août 2003 portant réforme des retraites. Elle a donné lieu à des dizaines de décret d'application, et en attend encore quelques-uns. Elle prend un certain nombre de décisions arbitraires qui, conjointement avec les décrets d'application, modifient le calcul des droits à pension, mais elle ne définit pas les principes généraux que devrait respecter tout système de retraites par répartition [1]. Il s'agit typiquement d'une loi de gouvernement.
Le gouvernement s'agitant de plus en plus au fil des ans, et comme son action prend la forme de lois de gouvernement, les lois sont de plus en plus abondantes (surtout plus longues). Il ne peut pas y avoir un événement malheureux ayant eu quelque retentissement médiatique sans que le gouvernement promette de venir au secours des "victimes", et de protéger à l'avenir les citoyens contre ce danger ; il tient généralement promesse en incorporant des dispositions à cet effet dans un texte de loi. Un État tutélaire qui se donne pour mission de protéger chacun contre tout, et qui gouverne en préparant des lois, ne peut que provoquer une inflation législative (de 433 pages pour le recueil des lois promulguées en 1973, on est passé à 3.721 pages pour l'année 2004 !).
Excès de lois, injustes lois
Malheureusement, l'excès de lois de gouvernement a pour contrepartie un déficit effrayant de lois de juste conduite.
Prenons un exemple fiscal : il n'existe aucun principe d'indexation des barèmes fiscaux, aucun principe d'affectation des recettes (excepté un principe de non affectation, que récitent les étudiants en droit fiscal, mais qui est totalement battu en brèche). En conséquence, les lois de finance consistent en grande partie à refaire chaque année des barèmes et à modifier des affectations. Leur discussion au Parlement dissipe les énergies en discussions oiseuses. De graves oublis sont commis faute de principes, comme l'absence de révision pendant de longues années des barèmes de l'ISF, des impôts sur les successions, et de divers autres impôts. Une loi de juste conduite poserait par exemple en principe que les barèmes seraient révisés conformément à une certaine formule, sauf si le Gouvernement décidait de procéder de façon différente, bien entendu dans le respect des règles prévues à cet effet. Il deviendrait inutile de procéder chaque année au rituel suranné du vote de la loi de finance pour l'année suivante, les dispositions d'une telle loi relevant à de rares exceptions près d'actes de gestion et de gouvernement.
Si ce n'est pas à l'exécutif de faire la loi, à qui cela revient-il ? Les Assemblées, que l'on appelle par tradition désuète "le législateur", en ont perdu l'habitude. En revanche, elles exercent un certain contrôle de l'action gouvernementale. Ces deux missions sont importantes. Deux missions, deux assemblées : pourquoi pas une mission par assemblée ? Clarifier au lieu de mélanger, voilà qui serait novateur !
Sachant que nous partons presque de zéro en matière de lois de juste conduite, il ne serait pas déplacé d'intituler Constituante celle des assemblées à qui reviendrait la tâche exaltante mais délicate de doter le pays (ou une Fédération européenne correspondant à la zone euro) d'un ensemble cohérent de règles du jeu raisonnablement stables.
*Jacques Bichot est professeur à l'université de Lyon III.
[1] Pour plus de détails, voir notre petit ouvrage Sauver les retraites ? La pauvre loi du 21 août 2003, L'Harmatan, 2004.
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