Espagne : la victoire électorale d'Al-Qaïda
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 19 mars 2004

Quel est le vainqueur des élections espagnoles ? Ce n'est pas le PSOE, tout surpris et embarrassé du résultat, mais Al-Qaïda ! Et le perdant n'est sans doute pas seulement le Parti Populaire de José-Maria Aznar.

Est-ce par peur que les Espagnols ont inversé aussi brutalement le sens de leur vote ? Non, assurément. Ils ont su, depuis trente ans, réagir avec fermeté, calme et courage au terrorisme basque sans céder au chantage, tout en acceptant une répression sévère qui ne froisse que les "bonnes consciences" restées à l'abri ; ils ne sont pas des lâches.

En revanche, M. Aznar a commis une grave erreur de jugement (avant d'être une erreur de communication) ; cette erreur est similaire, toutes proportions gardées, à celle qu'il avait commise lors de la catastrophe du Prestige dont il avait, pendant plusieurs semaines, minimisé indûment la nature, la gravité et les conséquences.

Que dans l'instant de l'attentat chacun ait tourné les yeux vers l'ETA, quoi de plus naturel : on ne prête qu'aux riches. Mais dès lors que des doutes sérieux apparaissaient, et ils sont venus très vite, il fut très imprudent en s'enfermant dans une thèse qui l'arrangeait électoralement mais qui pouvait être démentie du jour au lendemain et ne lui laissait aucune marge de manœuvre à trois jours seulement du scrutin : contrainte implacable d'une société hyper-médiatisée qui pousse à la posture immédiate et condamne sans appel les erreurs de scénario. Malgré ses très grandes qualités et l'incontestable succès avec lequel il a dirigé l'Espagne pendant huit ans, ou peut-être à cause d'eux, J.M. Aznar s'est perdu lui-même par ses certitudes péremptoires et une arrogance dont il était hélas coutumier.

La politique irakienne de l'Espagne est ainsi brutalement revenue sur le devant de la scène alors qu'elle en était restée à l'écart ; elle a pris tous les acteurs à contre-pied, laissant l'émotion se donner libre cours, faute de recul. Les électeurs espagnols étaient jusque là prêts à l'oublier ; ils l'ont sanctionnée en se prononçant sur le terrain où ils étaient massivement opposés à leur gouvernement.

Le leader du PSOE, J.-L. Zapatero n'a pas mieux réagi, lui qui a aussitôt concédé le retrait du contingent espagnol au motif qu'il l'avait promis : non seulement il démontre une faille préoccupante de son caractère, mais il a mis ipso facto l'Espagne dans une position irrémédiable de faiblesse vis-à-vis de ses adversaires. La correction maladroite qu'il tente d'opérer depuis n'y changera rien : le mal est fait. S'il avait eu les qualités attendues d'un chef de gouvernement en pareille circonstance, il aurait bien plutôt gelé cette promesse électorale, non pour la renier, mais pour déclarer qu'il ne cèderait à aucun chantage, prendre du recul et s'assurer qu'en la satisfaisant, plus tard, il ne préjudicierait pas aux intérêts de son pays, voire de ses alliés, après avoir pris la mesure de la situation nouvelle.

Car il y a deux éléments nouveaux que l'on doit souligner.

En premier lieu, Al-Qaïda, si elle est bien à l'origine de cet attentat, s'en prend pour la première fois à un pays européen. Est-ce parce que les USA sont devenus une cible plus difficile à atteindre après les multiples mesures de protection qu'ils ont instaurées et qui se révèleraient efficaces dans leur rôle préventif ? Est-ce parce que l'analyse politique a conduit cette organisation à rechercher le maillon faible sur le plan stratégique et à le frapper au moment opportun, pour faire craquer la coalition et isoler l'adversaire principal ? Les deux raisons se mêlent sans doute. Mais elles s'éclairent à la lumière du second point.

Cela signifie, en effet, qu'Al-Qaïda, ou la nébuleuse qui se cache derrière cette appellation générique, prend explicitement en charge le conflit irakien et le récupère formellement dans la cause islamiste : sinon, elle n'avait pas de raison particulière de s'attaquer à l'Espagne. Certes, ce pays a amplement servi de base arrière à leurs réseaux jusqu'au 11 septembre 2001 avant de s'illustrer dans la chasse aux terroristes islamistes ; certes, l'Espagne de la Reconquista revêt une dimension symbolique dans la thématique de guerre contre l'Occident. Mais, à la différence de certains autres pays européens moins sensibles à ce risque et par conséquent plus vulnérables, y organiser un attentat de cette envergure n'était pas une mince affaire ; et Al-Qaïda n'avait encore jamais inscrit de façon aussi nette ses actions anti-occidentales au milieu des contradictions de ses adversaires dans l'affaire irakienne. Le choix de cette cible n'a donc rien d'indifférent et ne peut, à mon avis, s'expliquer que par un but politique lié à l'avenir de l'Irak en particulier, et du Proche-Orient en général.

Si tel est bien le cas, nous avons du souci à nous faire. La stabilisation de l'Irak devrait à présent reculer à grands pas, sous l'effet des hésitations américaines déjà perceptibles et des perturbations que va y ajouter la campagne présidentielle. À cela, s'ajoute désormais le retrait annoncé des troupes espagnoles, ainsi vraisemblablement que celui des contingents latino-américains à qui il servait de caution.

Ce retrait sonnera le signal d'un premier recul occidental dans ce conflit. Il ne peut qu'encourager une guerre civile qui s'y profile déjà en faveur des chiites, avec tous les risques de dérapage qu'elle comporte jusqu'à celui d'une intervention turque dont la menace a déjà été proférée. Par voie de conséquence, tous les pays européens se trouveront peu ou prou impliqués dans une éventuelle dégénérescence de la situation, et pas forcément du côté qu'ils souhaiteraient.

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