Article rédigé par Jacques Bichot*, le 12 avril 2007
Le cumul des mandats est souvent dénoncé. En même temps, députés et sénateurs cumulent à qui mieux mieux : le pourcentage de députés cumuleurs s'établit à 90 % sous la Ve République contre 40 % sous la IVe et 30 % sous la IIIe [1].
Aujourd'hui, plus d'un député sur deux serait maire de sa commune. Quand un phénomène atteint une telle ampleur, il ne suffit pas de le juger sévèrement : il faut déterminer les raisons pour lesquelles il se produit. Yaka instaurer un droit opposable au logement, Yaka limiter les rémunérations des PDG, Yaka interdire le cumul des mandats, cela ne résout pas les problèmes comme par enchantement. Alfred Sauvy expliquait volontiers comment le blocage des loyers, édicté pour permettre aux pauvres de se loger moins difficilement, avait découragé la construction, et, de ce fait, augmenté la crise du logement. L'enfer est pavé de bonnes intentions parce qu'on confond trop souvent une cause immédiate (disons le prix élevé des loyers et des logements) avec les causes profondes (celles qui expliquent l'importance de la demande de logements et la faiblesse de l'offre).
En ce qui concerne les parlementaires, pourquoi le cumul serait-il mauvais ? Comme témoins à charge, les organisateurs de ce procès convoquent les statistiques sur l'absentéisme des parlementaires. À cause du cumul nos élus ne rempliraient correctement ni leur fonction de législateur, ni celle d'édile territorial. Les défenseurs, eux, invoquent l'utilité qu'il y a, pour légiférer utilement, de rester au contact des réalités du terrain grâce aux fonctions de maire et de président ou vice-président de conseil général ou régional. S'il est possible de bien faire à la fois son travail de député et celui de maire, où est le problème ? De plus – et les électeurs sont sensibles à cet argument – pour défendre les intérêts d'une ville, d'un département ou d'une région, il n'est pas mauvais de siéger au palais Bourbon ou au Luxembourg.
Examinons maintenant les choses du point de vue des premiers concernés : les élus et ceux qui aspirent à l'être. Dans un scrutin uninominal, pour accéder à la représentation nationale il faut de préférence être connu, être en vue . Le maire d'une ville localement importante remplit cette condition, tout comme un élu départemental ou régional occupant un poste à responsabilité. Accéder à de telles fonctions est quasiment nécessaire pour ensuite devenir député ou sénateur. Serait-il possible de les abandonner sans risque, une fois élu national ? En aucune manière. Après un mandat de cinq ans, voire moins en cas de dissolution, le député retourne devant les électeurs : s'il n'a plus à sa disposition les facilités et la notoriété que lui procure un mandat local, l'avantage d'être sortant risque de ne pas peser assez lourd. Quant au sénateur, en six ans comme en neuf [2] les élus locaux qui forment son corps électoral l'auront oublié s'il n'est plus l'un d'eux, ou s'il est devenu un obscur conseiller municipal.
Le maire d'une grande ville peut n'être pas souvent présent physiquement, il l'est moralement, ses adjoints s'exprimant en son nom. Même absent à une cérémonie, la presse locale parlera de lui à cette occasion. Tandis qu'un conseiller de base , même présent avec assiduité, ne sera pas mentionné par le chroniqueur de Landernau. Un parlementaire qui a cessé de l'être peut espérer reconquérir son siège s'il est resté maire ; en revanche, s'il a quitté ses fonctions locales, ses chances sont minimes. Comme il ne faut pas trop compter sur celui qui l'a remplacé à la mairie lors de son élection au Parlement pour rendre sa place au vaincu des législatives ou des sénatoriales, la carrière politique du parlementaire sorti risque beaucoup de s'arrêter là.
L'appartenance à un parti fort peut éventuellement remédier à cela : si le parlementaire parvient à y occuper une position solide, le parti imposera peut-être son retour à la mairie, ou à une vice-présidence du Conseil général, pour qu'il ait une position et puisse briguer à nouveau, avec des chances raisonnables, un mandat national. Il se peut aussi que le parti le parachute dans une circonscription où les électeurs votent très majoritairement bien . Mais, de toute manière, il faut que le parlementaire s'investisse dans quelque chose d'autre que sa mission de législateur, au niveau local ou/et au niveau de son parti. Comme le struggle for life, la compétition pour les palais nationaux impose des contraintes sévères.
Et puis, il n'est pas évident qu'un homme politique, s'il était obligé de choisir entre le Parlement et la mairie (ou l'Hôtel du département, ou l'Hôtel de région), choisisse le premier. De quel pouvoir un député ou sénateur dispose-il ? Il vote des textes préparés au niveau gouvernemental. Certes, il peut s'amuser à les amender, et il ne s'en prive pas : j'amende, donc je suis pourrait être la devise de notre représentation nationale. Mais on a assez vite fait le tour du droit d'amendement : au bout de quelques années, ce hochet ne procure plus guère de plaisir à ceux qui veulent exercer un pouvoir. Or la France de la Ve République n'a pas de véritable pouvoir législatif : l'exécutif décide du contenu des lois, il les rédige, et il a juste besoin d'une majorité pour les voter ; l'idéal pour lui est que des godillots consentent promptement à ses volontés. Dans ces conditions, le parlementaire qui n'a la perspective ni de devenir ministre, ni d'occuper le perchoir ou l'un des quelques postes donnant des responsabilités au sein des Assemblées, doit rester maire pour détenir les rênes de quelque chose. La devise des Rohan est devenue monnaie courante sous la forme : Ministre ne puis, simple parlementaire ne daigne, député-maire suis.
Face à ce problème, certains voudraient abolir le caractère professionnel de la politique : le consul, son mandat achevé, serait censé revenir labourer ses champs. Pour sympathique qu'elle soit, cette idée n'est qu'une vue de l'esprit. La politique, comme l'armée, est devenue affaire de professionnels. Certes, il serait excellent que beaucoup d'hommes politiques, comme de nombreux officiers et sous-officiers, entament une nouvelle carrière au bout d'un certain temps ; mais les compétences requises par la fonction législative et par la gestion d'une collectivité territoriale comme par le métier des armes plaident en faveur de plus, et non pas de moins, de professionnalisation. L'amateurisme d'un grand nombre de nos dirigeants explique une part suffisante de nos maux (sous-emploi, insécurité, urbanisme calamiteux, inflation normative, justice débordée, enseignement peu efficace, interventionnisme délirant, etc.) pour que l'on ne propose pas d'en rajouter ! De plus, la direction des affaires de l'État peut bénéficier d'un apprentissage s'étendant sur plusieurs décennies : il y a place pour les vieux briscards !
Il existe de facto une profession politique, et ce n'est la pire des solutions qu'à l'exception de toutes les autres. On n'arrivera donc à rien en négligeant le problème microéconomique qu'est la carrière des hommes politiques. Nous n'aurons pas suffisamment de bons chefs d'entreprise si l'État s'ingénie à rendre cette fonction plus contraignante qu'elle n'est attrayante ; de même manquerons-nous d'hommes politiques perspicaces et efficaces si la condition politique devient trop inconfortable. François Bayrou a raison de dire : Nous ne pouvons plus continuer à délibérer avec un ou deux pour cent de la représentation nationale. Mais si l'absentéisme dans une entreprise est très élevé, ne s'interroge-t-on pas sur les conditions de travail ? Interrogeons-nous donc sur la façon dont est organisé le travail législatif. Un député, un sénateur, est comme un ouvrier ou un employé : il n'aime pas effectuer dans de mauvaises conditions un travail qu'il estime en grande partie inutile ou idiot. Et si ses perspectives de carrière sont mauvaises, il n'a pas le cœur à l'ouvrage.
Comment donner du cœur à l'ouvrage à ceux qui votent les lois ? Le cumul des mandats, la préférence donnée aux fonctions locales, doivent être considérés comme des signes de mal-être et de dysfonctionnement organisationnel plutôt qu'être réprimés à coup de règlements. Il faut chercher quelle réforme de nos institutions permettrait d'avoir dans les différentes fonctions nationales et locales des hommes travaillant de façon vraiment professionnelle, et se consacrant pleinement à leur métier. Reconnaissons que nous avons un Parlement croupion : ce fait est en lui-même autrement grave que l'absentéisme des parlementaires qui, entre nous soit dit, ne change pas grand chose ; il se pourrait même qu'il soit nécessaire au fonctionnement des institutions actuelles, car imagine-t-on la longueur des discussions si tous les députés et sénateurs étaient assidus à toutes les séances et souhaitaient se faire entendre ?
Remonter de l'absentéisme parlementaire à l'inexistence du pouvoir législatif ne suffit pas. Il faut en sus se demander ce qu'est le pouvoir législatif, quelle est la fonction de la loi. Le Conseil constitutionnel a dénoncé le bavardage législatif, et le Conseil d'État l'inflation normative. Reste à savoir pourquoi lois et règlements poussent comme des champignons. La raison principale est que la loi est devenue, avec ses décrets d'application , le moyen d'édicter et d'imposer les volontés des gouvernants dans les domaines les plus variés. Ils ne peuvent pas laisser les historiens et les clients du café du Commerce discuter entre eux du génocide arménien ou de la colonisation : un point de vue officiel doit être imposé. Et il leur paraîtrait incongru de laisser les parents choisir l'affectation des prestations familiales : il en faut une pour financer la rentrée scolaire, d'autres pour le logement, on songe à en instaurer une pour le départ en vacances [3], et ainsi de suite. La loi et le règlement encadrent tout, obligent, incitent, favorisent, dissuadent, pénalisent et interdisent à tour de bras. Comme il n'existe aucune limite à la volonté interventionniste, et comme toute intervention doit faire l'objet d'une loi (ou, de préférence, de plusieurs), les lois se multiplient. Et il est logique que le gouvernement les prépare, puisque ce sont des oukases visant à diriger les comportements de sujets, plutôt que des règles permettant à de libres citoyens de vivre en société.
Sortir de l'inflation normative et donner un vrai pouvoir au Parlement est une seule et même opération : il s'agit d'arrêter de faire des lois des instruments de gouvernement , comme disait Hayek, pour qu'elles soient des règles de juste conduite , ayant une nature véritablement législative.
Autrement dit, on pourra exiger des membres du corps législatif une réelle et assidue participation aux travaux le jour où ils auront à faire œuvre de législateur, au lieu d'être des machines à voter les décisions de l'exécutif. Tant que le Parlement sera divisé en deux factions, l'une soutenant le gouvernement et l'autre le critiquant et cherchant à lui mettre des bâtons dans les roues, l'absentéisme n'est pas seulement excusable, compréhensible : c'est la réaction saine et normale d'un député ou sénateur qui, prenant au sérieux la fonction de législateur que lui ont confié ses concitoyens, proteste comme il le peut contre le gouvernement qui lui interdit de l'exercer.
Tant que le haut du pavé sera tenu par le pouvoir exécutif, on s'efforcera en vain de détourner députés et sénateurs des postes exécutifs qui sont à leur portée : ministre ou secrétaire d'État, président ou vice-président de conseil général ou régional, maire ou premier adjoint. En revanche, la création d'une véritable fonction législative changerait la donne. Un Parlement (monocaméral ? laissons la question ouverte) comptant beaucoup moins de membres qu'aujourd'hui, chargé d'élaborer un ensemble restreint et cohérent de lois de juste conduite, pourrait se passer de cumulards . À cet égard, le modèle sénatorial, avec un mandat de longue durée, un renouvellement par fractions et pas de dissolution, convient beaucoup mieux à une œuvre législative que le modèle Assemblée nationale. Un mandat unique de quinze ans, dont trois années de propédeutique durant lesquelles les élus se prépareraient à exercer leurs fonctions, et un renouvellement triennal par cinquième, pourraient constituer une formule intéressante. L'objectif est que les membres du corps législatif acquièrent ou perfectionnent les compétences requises avant d'entrer dans la phase opérationnelle de leur fonction, qu'ils ne soient pas préoccupés en fin de mandat par leur réélection, qu'ils aient du temps devant eux, et que la composition de leur assemblée ne soit pas soumise à de brusques chambardements.
Du point de vue de la carrière, le prestige d'un corps législatif restreint (par exemple 200 membres dont 40 en propédeutique ) devrait être suffisant pour ouvrir des perspectives intéressantes à la sortie. En tout état de cause, les économies réalisées en divisant par plus de quatre le nombre des parlementaires sont telles que l'attribution d'une confortable rente viagère en fin de mandat, ouvrant la liberté de s'engager alors dans une activité bénévole aussi bien que rémunérée, ne poserait aucun problème.
Pour un tel corps législatif, l'interdiction absolue du cumul des mandats irait de soi.
Resterait à fixer les modalités de sélection des membres de ce corps. Bien des règles sont envisageables. Je pense plus particulièrement à une double désignation : pour moitié, comme au Sénat, par les grands électeurs , dans un cadre régional ou inter-régional ; et pour l'autre moitié, au suffrage universel direct, au niveau national, avec scrutin de liste à la proportionnelle. Cette formule reprend les préoccupations qui ont conduit aux actuelles modalités d'élection des sénateurs (tirer profit de l'expérience des élus locaux), et ce qui pousse à réclamer l'introduction d'une dose de proportionnelle (ne pas priver de représentation près de la moitié du corps électoral).
La discussion reste ouverte. L'important est de comprendre que le scandale de l'absentéisme parlementaire, quand on passe de l'indignation au raisonnement, conduit à reconnaître la pertinence de l'idée de séparation des pouvoirs énoncée jadis par Montesquieu, et précisée par le prix Nobel d'économie Hayek. Si jamais la France devait passer de la Cinquième à la Sixième République, mieux vaudrait qu'elle ne fasse pas, comme elle en a le génie, une réforme pour rien, qu'elle ne crée pas du neuf en tout point équivalent à l'ancien !
*Jacques Bichot est économiste, professeur à l'Université Jean-Moulin (Lyon 3).
[1] Les Echos du 6 avril 2007.
[2] Six ans à compter des élections sénatoriales de 2008.
[3] Rapport pour la conférence de la famille 2007 d'une commission présidée par Françoise de Veyrinas, qui fut secrétaire d'État aux quartiers en difficulté.
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