Article rédigé par François de Lacoste Lareymondie, le 29 septembre 2006
Voici des dissidents de la Fraternité Saint-Pie X qui concluent un accord avec les autorités de l'Église catholique romaine et l'enthousiasme des chrétiens de France est bien discret. Le "droit au retour" de ces turbulents fidèles a l'air de poser beaucoup de questions.
Or cette nouvelle "affaire Laguérie", du nom de cet abbé qui a souvent défrayé la chronique religieuse, est loin d'être mineure pour l'Église : d'abord parce que la décision annoncée le 8 septembre est le premier acte concret posé sous l'autorité de Benoît XVI en vue d'une réconciliation avec les héritiers de Mgr Lefebvre ; ensuite parce qu'elle s'applique en France, où le phénomène a pris naissance, où il a connu ses développements les plus douloureux, et où les fidèles concernés sont les plus nombreux ; enfin parce qu'elle s'apparente davantage à un pari qu'à un aboutissement.
En la fête de la Nativité de Marie, le cardinal Castrillon Hoyos, préfet de la Congrégation pour le clergé et président de la Commission pontificale "Ecclesia Dei" [1], en accord avec Benoît XVI, a donc signé un décret érigeant l'Institut du Bon-Pasteur en société de vie apostolique de droit pontifical ; il en a nommé l'abbé Philippe Laguérie supérieur, et en a fixé le siège en l'église Saint-Éloi à Bordeaux.
Une nouvelle approche, spécifique à la France ?
La décision présente trois caractéristiques importantes :1/ d'abord il s'agit d'un institut de vie consacrée, donc d'une collectivité ayant vocation à regrouper des religieux sous une règle commune et non de simples prêtres séculiers, directement rattaché à Rome sous une double tutelle, celle de la Commission "Ecclesia Dei" et celle de la Congrégation pour les instituts de vie consacrée et les sociétés de vie apostolique ;
2/ ensuite et par voie de conséquence, son supérieur détient un pouvoir de juridiction ordinaire sur ses membres, avec la faculté d'ouvrir d'autres paroisses, d'accueillir des séminaristes et de les incardiner, mais non de les ordonner ;
3/ enfin les membres de cet Institut reçoivent le droit — et l'obligation — de célébrer la liturgie selon les rites en vigueur en 1962, autrement dit selon le rite tridentin ; et ce, de façon exclusive, c'est-à-dire en tant que rite propre, sans devoir ni pouvoir célébrer selon le rite de Paul VI. Il faut préciser à cet égard, et c'est une limite importante mais de droit commun dans l'Église, que l'Institut ne pourra pas s'implanter dans un diocèse sans l'accord de l'évêque du lieu ; en particulier le statut de la paroisse Saint-Eloi et sa mission pastorale auprès des fidèles devront faire l'objet d'un accord avec Mgr Ricard, cardinal-archevêque de Bordeaux.
Deux différences avec les précédents ralliements méritent d'être soulignées.
La première se mesure par rapport à la Fraternité Saint-Pierre qui regroupe les prêtres attachés à la liturgie tridentine et demeurés fidèles à l'Église au moment où Mgr Lefebvre s'en est séparé en ordonnant quatre évêques de façon irrégulière en 1988. Indépendamment des monastères et autres instituts de vie consacrée qui ont alors bénéficié du même privilège liturgique, le rite tridentin ne lui a pas été concédé comme rite exclusif ; en d'autres termes, ses prêtres doivent célébrer selon les deux rites, celui de Saint Pie V et celui de Paul VI, pratiquant une cohabitation liturgique que les circonstances de l'époque expliquent mais qui, à l'usage, se révèle bancale. De plus l'application du Motu proprio "Ecclesia Dei" qui fut à l'origine de sa création s'est avérée compliquée et parcimonieuse : moins des deux tiers des diocèses français s'y sont prêtés, avec une centaine de lieux de cultes ouverts partiellement ou totalement à la liturgie ancienne, et dont la moitié seulement sont desservis par des prêtres de la Fraternité. D'où sans doute la recherche d'autres formules.
La seconde différence se mesure par rapport aux accords de Campos[2] conclus en janvier 2002. D'un côté Mgr Rangel et les prêtres qui l'accompagnaient ont signé une déclaration de reconnaissance de l'autorité du Pape, d'adhésion au concile Vatican II dans la lumière de la tradition de l'Église, et d'acceptation de la validité du nouvel Ordo ; de l'autre toutes les censures qui les touchaient ont été levées tandis que l'Union sacerdotale Saint Jean-Marie-Vianney qui les regroupe a été érigée en "administration apostolique" à caractère personnel, confiée précisément à Mgr Rangel, et dotée d'une pleine juridiction épiscopale et territoriale, parallèle à celle de l'évêque du lieu et avec son accord évidemment.
Comment est-on parvenu à cet accord ?
La situation présente n'a rien de comparable mais résulte d'abord d'une crise interne à la Fraternité Saint Pie X. L'abbé Laguérie en est une des figures les plus connues : après avoir été curé de Saint-Nicolas du Chardonnet entre 1984 et 1997, il a été envoyé à Bordeaux où, en 2001, il parvint à se faire attribuer illégalement [3] par la ville une église en déshérence, Saint-Eloi. Tant à Paris qu'à Bordeaux, il s'est fait remarquer par sa forte personnalité, par ses propos dénués d'aménité dans la défense et la promotion des idées et positions de la Fraternité, mais aussi par un puissant rayonnement pastoral. Cependant il a été de ceux qui ont accueilli avec intérêt et sympathie les accords de Campos, se rendant suspect aux yeux des siens ; puis en 2004 il est entré en conflit ouvert avec la Fraternité.
Le conflit portait sur la formation des séminaristes et les critères de discernement de la vocation religieuse ; il s'est rapidement doublé d'un autre portant sur l'exercice de l'autorité au sein de la Fraternité Saint-Pie X. Ayant rendu publique sa critique, il a été sanctionné par une mutation au Mexique à laquelle il n'a pas obtempéré. Bien au contraire, il a fait appel de cette sanction ; non pas auprès des instances de la Fraternité, mais à Rome. Paradoxe ? Pas tant que cela de la part d'un prêtre qui s'est toujours considéré comme membre de l'unique Église du Christ, quoiqu'en désaccord patent et virulent sur beaucoup de points avec ses pasteurs légitimes : pour lui comme pour ceux qui l'accompagnent aujourd'hui [4], l'autorité du pape demeure ultime et de droit divin. Ce faisant, il posait aussi un acte d'allégeance très fort dont nul ne pouvait ignorer la signification profonde, même si la portée finale n'en était pas décelable.
En conséquence de quoi, l'abbé Laguérie a été exclu de la Fraternité Saint-Pie X et s'est retrouvé ipso facto sans statut. D'où les premiers contacts, discrets, avec Mgr Ricard qui, ainsi que celui-ci l'a confirmé dans le récent entretien donné au journal La Croix [5], l'a de nouveau aiguillé vers Rome pour trouver une solution. Comme le fait observer à juste titre Mgr Ricard dans cet entretien, l'incardination directe et immédiate dans le diocèse de Bordeaux eût présenté plus de difficultés qu'elle n'eût apporté de solution : outre qu'elle eût concerné non un individu isolé mais un groupe, elle eût heurté le clergé local qui n'était pas prêt à accueillir des prêtres de la Fraternité Saint-Pie X alors que les rapports étaient toujours conflictuels et que les désaccords sur nombre de questions liturgiques, pastorales et théologiques demeuraient pendants.
On a tout lieu de croire néanmoins qu'au moment où Benoît XVI faisait de la réconciliation une priorité de son pontificat, deux raisons ont incité tous les protagonistes à faire œuvre d'imagination, voire d'audace : 1/ d'un côté le souhait de retour dans la communion de l'Église manifesté par l'abbé Laguérie et ses amis, quoiqu'imparfait à première vue et en dépit de l'absence des préalables par lesquels étaient passés leurs prédécesseurs ; 2/ de l'autre la nécessité de trouver une solution canonique au moins transitoire pour des prêtres qui n'avaient pas l'intention de fonder une nouvelle secte. Cette audace en est une, et grande de la part du Saint-Père, de vouloir ainsi prouver la marche en marchant avant que ne soient formellement réunies toutes les conditions pour une réintégration dans l'Église en bonne et due forme. Mais les occasions qui passent sont à saisir en sachant que la pleine communion est d'abord le fruit de l'Esprit-Saint : Il a choisi de Lui faire confiance.
Sans se départir d'une certaine prudence puisque les statuts du nouvel Institut sont approuvés ad experimentum pour cinq ans seulement.
Devoir d'accueil et exercice de la charité
Il n'échappe à personne que le chemin à parcourir sera très ardu ; en raison de la personnalité de l'abbé Laguérie et de ses amis d'une part, du report à plus tard des actes objectifs exprimant la pleine communion d'autre part, mais aussi du contexte propre à la France.
On est en droit de penser que la décision prise à Rome ne l'a pas été sans une concertation minimale, d'abord parce que Rome n'agit jamais autrement même si cela reste confidentiel, également parce que sa mise en œuvre concrète, et donc sa réussite, dépendra en premier lieu de Mgr Ricard qui, on l'a dit, n'a pas été étranger à l'amorce du processus.
Les réactions enregistrées dans le diocèse de Bordeaux ont été pour le moins chahutées. Le conseil presbytéral a publié un communiqué, distinct de celui qui émanait directement de Mgr Ricard, où, tout en réaffirmant sa communion avec son archevêque, il prend nettement ses distances avec une décision prise "sans information ni concertation avec l'Église locale", et souligne les difficultés d'une réconciliation néanmoins souhaitée. Le vicaire général du diocèse, tout en "renouvelant sa confiance à [son] archevêque", s'est même autorisé à publier en son nom personnel des déclarations assez raides dans le journal Sud-Ouest [6], accusant le cardinal Castrillon Hoyos de désinformation à propos du travail paroissial qui se ferait à Saint-Éloi, et en disant de l'abbé Laguérie qu'"il a blessé mon Église et, s'il veut le pardon, il faut qu'il le demande" !
Il est vrai que, du sermon prononcé par l'intéressé au lendemain de la publication du décret, on pouvait aisément retenir les accents triomphants qui ont accueilli l'"avancée formidable" dans la reconnaissance de la liturgie tridentine, et les propos ambigus sur "l'interprétation authentique du Concile". Mais sa lecture précise et obvie révèle d'abord une action de grâce dont la sincérité ne fait pas de doute, envers Dieu évidemment, mais aussi envers les pasteurs qui l'ont reçu, ainsi qu'une volonté d'action pastorale et missionnaire dont nul ne saurait s'attrister. Mais point de parole blessante ou injurieuse comme d'aucuns voudraient le faire accroire.
Il y a peu encore, les protagonistes échangeaient des coups sévères et violents : on ne surmonte pas des années de vindicte en un instant et la psychologie humaine a quelques exigences. C'est à ce niveau d'abord, me semble-t-il, que Rome a pris un risque : les habitudes d'exclusion réciproque prises par les hommes, avec leurs faiblesses et leurs défauts, seront d'autant plus difficiles à corriger qu'elles sont anciennes et qu'elles ont été abondamment alimentées par les vexations, les injures et l'incompréhension ; de part et d'autre... Pour la génération qui a connu la crise post-conciliaire, les cicatrices ne sont pas fermées. C'est pourquoi les réactions locales exprimées à chaud sont excusables.
Mais non celle que l'on a pu lire dans un hebdomadaire qui se veut chrétien [7]. Présenter en page de garde une photo de l'abbé Laguérie assortie de ce titre imprécateur : "Pourquoi cet homme devait rester dehors" est une provocation anti-ecclésiale. L'accompagner d'un éditorial où se mêlent les amalgames politiques, le ressassement de toutes les querelles, l'accusation gratuite de "porter le masque d'une fausse communion", et un pharisaïsme fielleux ("il y a entre l'abbé Laguérie et nous une différence essentielle : nous savons depuis toujours qu'il ne faut pas rompre la communion") dépasse les limites de ce qui est acceptable entre frères dans la foi, et démontre une fermeture d'esprit qui contredit l'affirmation d'une réception soi-disant "filiale [8]" de la décision.
Le pire n'est cependant pas sûr.
Objectivement on décèle de part et d'autre une réelle volonté d'en finir avec une division qui n'a pas de sens ; en particulier chez nombre de fidèles de la Fraternité Saint-Pie X pour qui les différends théologiques sont seconds par rapport à l'attachement à la liturgie tridentine et à certaines formes pastorales qui leur conviennent. D'où le caractère raisonnable du pari posé par Benoît XVI. Pari dont les membres de la Fraternité Saint-Pierre devraient ne pas tirer d'amertume : leur fidélité, acquise dans la douleur et qui pourrait se sentir bousculée, demeure un exemple dont l'étape actuelle constitue un fruit.
Comme le fait observer Mgr Ricard dans l'entretien précité, le risque pris par Rome est partagé par les évêques qui vont accepter les prêtres de l'Institut du Bon-Pasteur dans leurs diocèses, à commencer par lui-même à Bordeaux. Il ajoute cette évidence dont le rappel s'avère utile, qu'il "faut que l'on apprenne à vivre ensemble (dans la même maison) même si on vit à des étages différents". Que le président de la Conférence épiscopale française se trouve en première ligne dans cette affaire n'est pas anodin : n'est-il pas le mieux placé, compte tenu de son autorité et de la confiance dont il jouit auprès du pape et qu'a illustrée son érection au cardinalat, pour explorer des voies nouvelles et pragmatiques de rapprochement et d'apaisement, en vue d'avancer concrètement vers l'unité ? Et pour les faire admettre par les évêques de France ? Malgré les embûches qui ne manqueront pas dans un diocèse où la cohabitation avec les nouveaux venus ne sera pas de tout repos, ses qualités de prudence et de fermeté trouveront à s'employer.
Voilà pourquoi nous n'hésitons pas à formuler une action de grâce pour ce premier pas, et un acte d'espérance pour les suivants : le Seigneur ne nous a-t-il pas promis de ne jamais nous abandonner et d'assister indéfectiblement les pasteurs de son Église ? Notre prière pour l'unité trouvera ici un objet immédiat : ce sera notre contribution à la charité ecclésiale envers le frère en Christ le plus proche.
[Article mis à jour le 1er octobre 2006]
Notes[1] La commission "Ecclesia Dei" a été créée à la suite de la promulgation de Motu proprio portant le même intitulé et placée sous l'autorité d'un cardinal de la Curie avec la charge d'en promouvoir et d'en suivre l'application.
[2] Du nom du diocèse brésilien où est implantée la communauté qui en a bénéficié. Depuis la mort de Mgr Rangel, le 16 décembre 2002, c'est Mgr Rifan qui est le supérieur l'Union St-Jean-Marie-Vianney.
[3] Décision qui a ensuite été annulé par les tribunaux à la demande l'archevêque.
[4] Ce sont notamment l'abbé Paul Aulagnier, ancien responsable de la Fraternité Saint Pie X pour la France qui devrait prendre la charge du séminaire que l'Institut du Bon Pasteur envisage d'ouvrir à Courtalain, dans le diocèse de Chartres, l'abbé Guillaume de Tanoüarn, ainsi que quelques séminaristes exclus d'Ecône.
[5] Edition du 11 septembre 2006.
[6] Edition du 15 septembre 2006.
[7] La Vie, n° 3185 du 14 septembre 2006.
[8] Les guillemets qui encadrent l'adjectif ne sont pas un ajout mais figurent dans le texte, et par deux fois...
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