Divine surprise à Cancun : l'échec de l'OMC fait éclater au grand jour "l'égoïsme solidaire" des pays riches
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 19 septembre 2003

" La conférence ministérielle de l'OMC à Cancun s'est soldée par une rupture des négociations après cinq jours de tractations. À l'origine de cette rupture : le refus des pays africains de discuter des autres sujets dits de Singapour (investissement, concurrence, marchés publics et formalités douanières) face au refus des pays riches, notamment l'Union européenne, de s'engager sur un calendrier précis de réduction des subventions agricoles " selon La Tribune du 15 septembre 2003.

Un échec qui mérite d'être décrypté " finement " parce qu'il cerne enfin l'un des vrais problèmes de la mondialisation et donne par conséquent l'espoir que les vraies solutions ne puissent plus être longtemps esquivées par les pays riches placés de la sorte par les pays pauvres devant leurs responsabilités.

 

Tant que les délégués de l'anti-mondialisme et du protectionnisme jouent aux Saint-Martin et réussissent à faire croire que leur but est la défense des déshérités de la terre, ils ont la partie belle pour obtenir ou garder les protections et les subventions au profit des intérêts corporatistes privés dont ils sont les porte-paroles. La main sur le cœur, on dirait que leur anti-capitalisme vaut brevet de philanthropie, même si l'on peut s'étonner parfois que l'on parle " si haut " dans l'intérêt des autres.

Après " l'échec " de Cancun, ce sommet historique où les " pays pauvres " ont refusé de se laisser acheter, bercer ou lanterner une fois de plus par les pays riches, le roi est nu et la pose de l'anti-mondialisme " généreux " intenable. Devant le refus des " pays riches ", de l'Europe en particulier, de s'engager dans un calendrier précis de réduction des subventions (il n'était pas question de " suppression ", soit dit en passant, pour prévenir les dérapages passionnels entourant la sacro-sainte défense d'intérêts privés minoritaires, qui masque généralement les autres intérêts privés qu'elle lèse, majoritaires mais moins bien organisés) à leur agriculture, les " pays pauvres ", dont les paysans forment encore souvent la plus grande part de la population active, du PIB et des exportations, ont à leur tour refusé de parler des questions qui intéressent au premier chef les pays riches : l'investissement, la défense de la propriété industrielle, le respect insuffisant du droit de la concurrence au sein des PVD, l'élargissement de l'accès aux marchés publics de ces pays, la diminution des formalités douanières (agenda dit de Singapour).

Et ils ont bien fait...de mettre ainsi au pied du mur ceux qui disent les écouter mais refusent de les entendre, en particulier ceux-là qui, à l'intérieur des pays riches, agitant l'épouvantail de l'anti-libéralisme, la chose la mieux partagée de ce monde " après-communiste ", refusent d'entendre les " vrais " pauvres au nom même de la défense de la veuve et de l'orphelin. Car les vrais pauvres sont bien ceux-ci qui survivent à peine ou peinent pour survivre sans aucune subvention, ceux qui n'ont pas la force, le temps et les moyens de la jet set syndicale des pays riches pour parcourir le globe et clamer sur tous les tréteaux du monde son anti-mondialisme. Le comble veut que ces nouveaux Tartuffe ne soient pas seulement les néo-gauchistes de tout poil avides, selon la logique invincible du matérialisme dialectique, d'épouser à chaque " moment de l'histoire " le combat révolutionnaire le plus propice au projet maintenu de " grand soir ", mais aussi – " hélas, hélas, hélas " - tous ces chrétiens sociaux (de gauche ou de droite) qui préfèrent penser avec leur cœur plutôt qu'avec leur tête et ratent la bonne cible, en cédant en fait le plus souvent, sous couvert de doctrine sociale de l'Église (mal étudiée en général, plus mal appliquée encore) à la plus grande pente des sentiers battus du socialisme et du tiers-mondisme militants.

Voici que la liberté, la liberté de vivre, d'échanger, de produire, de travailler pour gagner sa vie et faire mieux vivre ses enfants, en bref toutes les " recettes " et les sources réelles du développement occidental, la seule solution non " illusoire " et, quoi qu'on veuille faire accroire, non " idéologique ", devient la revendication principale des pays pauvres. Voici que le " libéralisme ", horresco referens, se tiendrait du côté des pauvres en pratique et que les pauvres, malgré toutes les " distractions " et " séductions " (source de la corruption interne qui y règne) dont ils ont été l'objet, ont fini par le comprendre. De ce décillement tardif et prometteur, ceux qui ont un peu de mémoire ne s'étonneront guère en revanche que la liberté économique et politique aillent de pair (n'est-ce pas cet objectif respectable que nos jacobins ont noyé dans le sang et rétrospectivement entaché de leurs crimes ?) et qu'elles réalisent dans la paix civile et la continuité pacifique cette redistribution progressive des cartes, que d'autres caressent impatiemment dans la chimère violente d'une révolution permanente.

Et voici, parallèlement, que le protectionnisme, quel que soit son ramage, apparaît pour ce qu'il est : non pas, ce serait inutilement polémique et inexact d'ailleurs, le " syndicat des nantis ", mais la " coalition des pourvus " dans laquelle " petits et gros " se retrouvent, sans se chamailler on le remarquera, malgré l'extrême disparité des situations, tellement l'intérêt commun est fort : maintenir la contribution des concitoyens au revenu agricole (environ 50 % de ce revenu sont composés de revenus de transfert). Cette coalition des pourvus joue des coudes et rivalise d'ingéniosité pour ne pas laisser les nouveaux venus prendre la part qui leur revient au " festin de la nature ", auquel tous tendent néanmoins avec autant de légitimité, qu'ils soient les ouvriers de la première heure ou de la onzième. Là aussi ne seront surpris de cette alliance des " relativement riches " contre les " absolument pauvres " que ceux qui, refusant de distinguer soigneusement " libéralisme " et " capitalisme ", ont oublié l'avertissement d'Adam Smith au sujet de la coalition invincible des entrepreneurs face aux consommateurs, qui s'applique ici, mutatis mutandis, au combat des pays riches contre les pays pauvres.

Le discours des commissaires européens chargés des négociations commerciales pour l'Union européenne à Cancun, qui reflète bien cette coalition d'intérêts dans le jeu complexe des négociations multilatérales à " quatre coins " dont parle l'article de Pascal Lamy et Franz Fischler dans Le Figaro du 8 septembre 2003 (avant les négociations), est pris à contrepied : " Avec les pays à faible revenu, nous partageons le souci de ne pas ouvrir l'agriculture aux grands vents du libéralisme. " Question devenue explicite des pays pauvres : " Mais la dépression des cours mondiaux de matières premières et des produits de base (ou même transformés) et des produits vivriers n'a-t-elle pas un rapport direct avec les subventions massives des pays riches à leur propre agriculture sélectivement protégée, facteur de surproductions et de surplus locaux, et avec les déversements aussi massifs sur le marché mondial ou celui des pays tiers auxquels ces excédents conduisent immanquablement et que, comble de la tartuferie, on ose appeler aide au développement et l'on comptabilise comme tels dans les budgets nationaux des pays riches et dans les rapports des organisations publiques internationales ? " Et suggestion conséquente : au lieu de nous aider aussi généreusement que vous le faites, laissez-nous nous aider nous-mêmes – timemus Danaos haec dona ferentes - réduisez progressivement cette " manne budgétaire " qui alourdit vos budgets déficitaires au demeurant afin de nous laisser travailler et vivre au pays, ce qui éviter à une partie d'entre nous de risquer leur vie pour essayer de survivre.

D'ailleurs dans leur article informatif pesé au trébuchet des intérêts de l'Europe, les " commissaires " (est-ce le meilleur des noms pour faire aimer l'Europe en construction) se gardent bien d'évoquer trop longuement cette question du soutien budgétaire européen à l'agriculture, qui exerce de manière atténuée le même effet sur le marché intérieur européen que sur les marchés tiers. Si on y apprend que le budget européen consacré à l'agriculture s'élève à 40 Mds € (environ 260 Mds de francs), le chiffre se réduit aussitôt à 0,6 % de la richesse européenne, ce qui ne change rien à l'énormité de son montant et de ses effets économiques négatifs latéraux (à côté des effets positifs pour ceux qui bénéficient de cette manne dans les Alpes ou dans les Pyrénées, mais aussi dans la Beauce et la Brie). Si l'on apprend avec une réelle satisfaction que les propositions européennes dès janvier dernier à l'OMC étaient de réduire de 36 % les tarifs douaniers (en moyenne arithmétique), de 45 % les subventions à l'exportation, et de 55 % les subventions internes ayant un impact sur le commerce, le calendrier de ces réductions, point sur lequel les négociations ont précisément achoppé, n'est coïncidence fortuite sans doute pas évoquée.

Enfin, s'il est justement rappelé que " le soutien par agriculteur américain est trois fois supérieur au soutien européen ", et que " le budget agricole américain s'envole : le Farm Bill, décidé l'année dernière, (ayant) augmenté de 70 % les aides agricoles d'ici 2007 ", ce qui est effectivement contradictoire avec l'affichage libéral d'une politique américaine en réalité souvent mercantiliste, toute référence au montant total de l'aide budgétaire américaine est soigneusement omise. On en déduira qu'il est sans doute inférieur au montant de l'aide européenne.

Loin de soutenir la thèse selon laquelle toute protection ou toute subvention agricoles seraient illégitimes en soi, ou que la politique européenne visant à la reconnaissance internationale des appellations d'origine (des " marques " agricoles) ne serait pas justement motivée, force est de constater que les pays pour lesquels la question agricole est vitale et qui n'ont pas les moyens budgétaires de résister aux conséquences des politiques agricoles des pays développés, n'ont pas jugé la balance des avantages et des concessions, à quoi se ramène une négociation finalement, suffisante pour faire le pas de plus dans le désarmement de leur propre protection. Ils forcent les pays riches avançant un agenda très " asymétriquement libéral " et donc en réalité non-libéral ( qu'est-ce qu'un libéral qui ménage les libertés qui l'arrangent et " déménage " les libertés qui le dérangent ?) à " balayer devant leur propre porte " et à regarder " la poutre qui est dans leurs yeux " en plaçant le monde développé devant sa conscience, quitte à payer pour un temps par un statu quo peu favorable à leurs intérêts et à prendre le risque d'avoir à négocier plus durement encore en bilatéral avec les États-Unis et l'Union européenne. Il y a des moments où il est préférable de perdre pour des principes, pour obtenir justice et efficacité à long terme.

Si le Saint-Siège déplore par la voix de Mgr Dehaene, sous-secrétaire du Conseil Justice et Paix qu'" on n'ait pas enregistré de progrès satisfaisants en matière de commerce pour les pays les plus pauvres " et qu'" une action forte et volontaire, qui induise des implications positives en matière de développement, ne soit pas manifestée ", il a donc bien raison. Cependant l'espérance nous incline à penser que ce n'est que partie remise pour un avancement de la juste cause des pays les plus pauvres en particulier, car la raison humaine a du mal à contourner les problèmes dès lors qu'ils sont mis en pleine lumière et que les diversions ne sont plus tolérées par les victimes de la duplicité. C'est sans doute pour cela que l'égoïsme sacré a besoin de l'ombre des demi-vérités.

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