Article rédigé par François de Lacoste Lareymondie, le 29 mars 2005
La directive Bolkestein n'est pas née d'un coup de tonnerre dans un ciel clair. Son principe a été formellement décidé lors du Conseil européen de Lisbonne en mars 2000. Qui y représentait la France ? Jacques Chirac et Lionel Jospin.
Le Conseil y a approuvé un programme de réformes économiques (dit "stratégie de Lisbonne") destiné à faire de l'Union européenne, à l'horizon 2010, l'économie la plus compétitive et la plus dynamique du monde. Considérant que là se trouvent les plus gros gisements d'emplois et de productivité dans une économie post-industrielle, et par conséquent le principal réservoir de croissance, il prévoyait expressément la libéralisation des services, et invitait la Commission à lui faire des propositions.
L'objectif de libéralisation des services a été maintes fois réaffirmé par le Conseil, année après année, au fur et à mesure des rapports intérimaires de la Commission. C'est dans ce contexte et sur la base de ces rapports que le projet de directive dite "Bolkestein", du nom du commissaire alors chargé du marché intérieur (photo), a été adopté par la Commission Prodi en janvier 2004, à l'unanimité, y compris donc par les commissaires français Pascal Lamy et Michel Barnier, actuel ministre des Affaires étrangères.
Le texte pose un principe nouveau. Partant du constat que l'harmonisation sectorielle est à la fois trop lente, trop complexe et inefficace, en raison, d'une part de la foultitude de secteurs à traiter, d'autre part du risque de sur-réglementation qui en résulterait, assorti de tentations récurrentes de réintroduire partout des exceptions, et compte tenu de la similitude des problèmes à traiter, il a été décidé de procéder globalement ; la démarche sera transversale à tous les secteurs sur la base de six principes :
1/ Suppression ou allègement des régimes d'autorisation portant sur l'exercice ou l'établissement, régimes rendus non-discriminatoires et transparents (suppression notamment des restrictions fondées sur des appréciations d'utilité économique, et des restrictions à portée locale) ;
2/ Application du principe du pays d'origine selon lequel un prestataire sera uniquement soumis à la loi du pays dans lequel il est établi, les seules dérogations concernant les qualifications professionnelles (à harmoniser si nécessaire), le détachement des travailleurs soumis à la législation du travail applicable dans l'État où s'exerce l'activité et, en théorie, les contrats avec les consommateurs ;
3/ Harmonisation "ciblée" et minimale des informations à fournir aux consommateurs, des assurances relatives à la responsabilité civile professionnelle, et du traitement des litiges ;
4/ Auto-discipline des professions sur la base de codes de conduite, de certification volontaire et de chartes de qualité, sous la seule réserve de la protection de la santé ;
5/ Renforcement des droits des utilisateurs par l'interdiction de toute discrimination entre les fournisseurs sur la base de la nationalité, et reconnaissance du droit des patients d'obtenir le remboursement des soins dispensés dans les autres États sur la base de critères communautaires ;
6/ Simplification administrative (guichet unique pour accomplir les formalités), obligation d'assistance mutuelle entre les Etats et répartition des tâches de contrôle entre eux.
La directive s'applique à tous les secteurs marchands : services aux entreprises (conseil juridique ou fiscal, comptabilité, recrutement, publicité), services aux particuliers (services à domicile, services liés à la santé, audiovisuel, voyages et loisirs), commerce et distribution, activités de sécurité, services liés à l'immobilier, etc. Rien n'y échappe sauf les services dit " non-économiques " (éducation) et ceux déjà harmonisés (transports et services financiers), ces derniers l'ayant d'ailleurs été avec les mêmes principes.
L'enjeu est considérable. Ce sont des pans entiers de réglementation, de contingentement, de procédures, qui sont appelés à disparaître, ou du moins à s'alléger très largement : que ce soient les notaires et la plupart des professions juridiques, la plupart des professions de santé, y compris les pharmacies dont par exemple l'implantation ne pourrait plus faire l'objet d'un encadrement, bien sûr les grandes surfaces commerciales qui verraient disparaître les restrictions d'implantation, les ordres professionnels (médecins, avocats, architectes, notaires, etc.) tant pour l'obligation de s'y affilier que pour leurs fonctions régulatrices et disciplinaires, sans parler des agences de voyages ou des agences immobilières, toutes ces professions se verront ainsi largement déréglementées, et leurs activités largement ouvertes.
Non qu'il faille à tout prix défendre l'arsenal réglementaire et procédural qui enserre la plupart de ces professions en France : dans bien des cas, celui-ci a perdu toute finalité, ne subsiste que par vitesse acquise ou par corporatisme, quand il ne donne pas lieu à des détournements, à des pots-de-vin ou autres pratiques répréhensibles dont l'actualité a été assez fournie au cours des dernières années.
Faut-il pour autant jeter le bébé avec l'eau du bain devenu trop sale ? Sans doute pas : mais il y a un tri à faire.
On a peine à croire que le gouvernement n'ait rien vu ni anticipé pendant les quatre années préparatoires, qu'il n'ait pas mesuré l'ampleur de la révolution annoncée, qu'il n'ait amorcé aucune réflexion de fond... Bien que ce soit extravagant, les apparences le suggèrent néanmoins. Le Conseil d'État a dû tirer un premier signal d'alarme en soulignant, dans un avis émis par son Assemblée générale au mois de novembre et rendu public il y a quelques jours, la multiplicité et l'énormité des problèmes.
Pour les résumer en deux phrases, autant que faire se peut, on dira :
1/ d'une part que le droit, de territorial qu'il était jusqu'à présent partout en Europe selon un principe fondamental acquis depuis plusieurs siècles, allait devenir personnel, chacun emportant sa loi avec lui dans ses activités où qu'il les exerce, clients et juges d'un pays devant appliquer selon le cas la législation des vingt-quatre autres (beau désordre en perspective, à tout le moins) ;
2/ d'autre part qu'une même activité concurrentielle exercée au même endroit, par des prestataires d'origine différente allait être de fait soumise à des règles et à niveaux d'exigence différents, sauf à ce qu'ils finissent par s'aligner sur le "moins-disant", avec ce que cela implique d'incertitude sur les règles applicables et les droits de chacun, d'inégalité devant la loi et devant le juge, et bien entendu de distorsion de concurrence. Mais tout cela était bien compliqué et le référendum sur le projet de traité constitutionnel bien éloigné...
A-t-on assisté à un sursaut salutaire ? Pas même ! À question mal posée, mauvaise réponse.
Paris, sous influence intellectuelle de la gauche syndicale, n'y a vu que l'hydre de la "mondialisation" contre laquelle le chef de l'État était allé faire des moulinets de bras avec le Président brésilien. Comme d'habitude, on a brassé des erreurs, mélangé les dossiers, confondu les problèmes à partir d'exemples erronés et crié haro sur le baudet du "dumping social".
On a obtenu le picotin mérité : les conclusions de la Présidence, rendues publiques à l'issue du conseil de Bruxelles, disent expressément que "le modèle social européen doit être préservé". Dont acte : mais le projet de directive résolvait déjà en partie le problème qui n'avait pas échappé à ses auteurs, au moyen d'une exception en faveur des travailleurs détachés ; et je ne doute pas qu'on trouvera aisément un complément d'habillage par un dispositif qui préservera, par exemple, les droits syndicaux et les prélèvements sociaux propres à chaque pays, et qui permettra au gouvernement français d'afficher sa satisfaction de façade. Quant à savoir ce qu'est le "modèle social européen"... Vu de Paris ou de Londres, de Lisbonne ou de Varsovie, il n'a pas du tout le même contenu.
Pour le reste, c'est-à-dire pour l'essentiel, on continue sur la base de la proposition de la Commission. Comme l'a souligné le président luxembourgeois du Conseil européen, M. Junker : le Conseil poursuivra ses travaux "dans le cadre de la procédure législative en cours pour dégager un large consensus qui respectera l'ensemble des objectifs : ouverture du marché des services, respect du modèle social européen... La directive ne sera pas retirée. C'est seule la Commission qui pourrait le faire. Le Conseil européen n'a pas le droit de donner des injonctions de ce type à la Commission. Si la directive était retirée, nous donnerions l'impression que l'ouverture des services aurait disparu de l'agenda européen"... On ne peut être plus clair.
De cet épisode, je tire deux réflexions.
La première concerne la méthode gouvernementale française d'aborder les questions européennes, faite d'amateurisme, de courte vue et de préoccupations politiciennes, et qui n'a pas fini de nous décrédibiliser : nous sommes les premiers artisans de nos malheurs.
La seconde porte sur le mode de fonctionnement des instances européennes dont on voit trop bien, une fois de plus, la dérive technocratique au travers de cette vision doctrinaire de l'unification qui broie systématiquement tout dans la moulinette communautaire, au prétexte que tout est économique et que le marché commande tout, ainsi que des prérogatives exorbitantes de la Commission qui empêchent le Conseil, donc les États pourtant détenteurs de la légitimité politique, de corriger les erreurs de trajectoire.
Quand on dit qu'il faut refonder l'Union européenne sur d'autres bases, ce n'est pas pour rien !
Pour en savoir plus : le texte de la Directive
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