Article rédigé par Le Temps.ch, le 10 janvier 2003
Le Seigneur des Anneaux, une oeuvre chrétienne? Si elle est une évidence dans le monde anglo-saxon, une telle affirmation paraît incongrue pour un public francophone. En effet, on classe généralement l'ouvrage de John Ronald Reuel Tolkien dans la catégorie ésotérique sans autre forme de procès.
On croit y déceler un attrait pour le pouvoir, la guerre et la mort. Un essai vient d'être publié qui alimente cette hypothèse selon laquelle Tolkien était fasciné par les ténèbres, et que son œuvre met l'homme "en situation de rechercher le mal pour le mal ". Or les lettres du grand écrivain britannique, qui ne sont pas encore publiées en français, révèlent que Tolkien considérait Le Seigneur des Anneaux comme une œuvre "religieuse et catholique". Deux nouveaux essais réhabilitent la dimension chrétienne de ce livre. Les auteurs de l'un d'entre eux (Tolkien. Faërie et christianisme) ont puisé dans la correspondance de Tolkien pour faire leur démonstration. Entretien avec Didier Rance, directeur de la section française de l'Aide à l'Eglise en détresse et auteur de plusieurs livres.
Le Temps: A la sortie du premier volet de la trilogie cinématographique du Seigneur des Anneaux, une rumeur s'est répandue selon laquelle l'œuvre de Tolkien avait un caractère ésotérique marqué avec des accents New Age. Mais vous affirmez le contraire, preuves à l'appui. Comment expliquer ce malentendu?
Didier Rance: D'une part, Tolkien est le créateur d'un genre littéraire, la fantaisie héroïque, qui s'est beaucoup développé ces dernières années. La fantaisie héroïque a échappé à son créateur, et elle est à l'origine de nombreux jeux de rôle et de jeux vidéo à caractère ésotérique, des produits qui peuvent paraître inquiétants pour certains lecteurs. D'autre part, la sortie sur les écrans du Seigneur des Anneaux a été précédée en France de la publication de livres et d'articles déformant ou trahissant le véritable Tolkien. Par exemple, Vincent Ferré, dans son étude Tolkien, sur les rivages de la Terre du Milieu parue aux Editions Bourgois, ne consacre que quelques paragraphes à la dimension religieuse de l'œuvre et occulte totalement le projet chrétien de l'auteur. Dans le monde francophone, on ignore généralement que Tolkien était un catholique fervent, qui allait tous les matins à la messe. Dans une de ses lettres, Tolkien explique clairement que Le Seigneur des Anneaux est "une œuvre fondamentalement religieuse et catholique; elle l'était inconsciemment au début, mais consciemment dans sa révision". Avec notre livre, nous avons voulu rendre justice à la mémoire de Tolkien.
Pourtant, il n'y a dans Le Seigneur des Anneaux aucune référence à Dieu ni au Christ, ni même à une quelconque transcendance...
Effectivement, mais cette absence de référence est volontaire et assumée par Tolkien. De façon paradoxale, à partir du moment où il a compris qu'il était en train d'écrire une œuvre profondément chrétienne, il a consciemment enlevé toutes les allusions religieuses tout en prenant garde de ne rien écrire qui soit hérétique par rapport aux dogmes de la foi. Cependant, Le Seigneur des Anneaux traite de questions religieuses intéressant toute l'humanité, comme la création, la chute, la mort, l'éternité et le destin de l'homme.
Une bien curieuse manière de procéder!
Tolkien a lui-même donné plusieurs raisons pour justifier sa démarche. Tout d'abord, il a voulu éviter de tomber dans l'anachronisme, puisque l'histoire est située dans un temps très antérieur à la venue du Christ. Le monde qu'il a créé est païen, ce qui n'empêche pas la présence de certaines formes religieuses, comme la piété, la prière, la crainte révérencielle face à l'inconnu, le sens du sacré. S'il est juste de voir dans Le Seigneur des Anneaux un livre non chrétien dans son contenu, il est faux de le qualifier de non religieux. Ensuite, dans une lettre, Tolkien précise qu'il ne veut traiter "que de la nature humaine", à la fois bonne et déchue. Enfin, il craignait que des allusions religieuses directes empêchent le lecteur d'entrer dans son livre. Pour lui, le caractère chrétien du livre résidait dans la structure et la dynamique de l'histoire, dans le ressort même de la littérature, pas dans le contenu. Il a donc traité les thèmes chrétiens en creux et déposé dans Le Seigneur des Anneaux des pierres d'attente de la révélation du Christ et de sa "grande joie".
Quelles sont ces pierres d'attente?
Il y a par exemple la nostalgie des origines, du premier paradis. Pour Tolkien, la création, même blessée, conserve sa bonté première et sa beauté. Il y a aussi la place donnée au choix. Les héros de Tolkien doivent sans cesse choisir entre le bien et le mal, entre la vérité et le mensonge. Le rôle du choix est primordial, puisque son enjeu est le destin de la Terre du Milieu. Il y a le sacrifice. Pour sauver le monde en péril, les personnages doivent consentir au sacrifice d'eux-mêmes, et perdre ainsi un bien pour en gagner un autre. Tolkien évoque ici les paroles de Jésus selon lesquelles celui qui veut sauver sa vie la perdra, et celui qui la perdra à cause de Lui la sauvera. Enfin, ses héros vivent une véritable Passion pour le salut de la Terre du Milieu.
Selon vous, l'objectif de Tolkien n'était pas seulement religieux, mais également missionnaire...
Oui, il a voulu préparer le lecteur à la foi chrétienne. Il a créé dans Le Seigneur des Anneaux un monde secondaire régi par ses lois propres afin de susciter, au moyen d'une fin heureuse, une joie qui soit l'écho de la "grande joie de la révélation". Il a ainsi contribué à préévangéliser les esprits.
Propos recueillis par Patricia Briel
A lire : Stratford Caldecott, Didier Rance, Grégory Solari, Tolkien. Faërie et Christianisme, Editions Ad Solem, 2002 ; Irène Fernandez, Et si on parlait du Seigneur des Anneaux, Presses de la Renaissance.
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