Article rédigé par Pierre-Olivier Arduin*, le 07 mai 2010
Collaborer à la suppression délibérée d'un être humain innocent n'est pas une opportunité impensable aujourd'hui, particulièrement dans le champ de la médecine ou de la recherche scientifique. Ce cas de figure constitue indéniablement l'un des grands défis des hommes de conscience aujourd'hui. Professionnels de santé et parents... peuvent être conduits à refuser de coopérer à un acte qui porterait atteinte à l'intégrité et à la dignité de la vie humaine.
Jean-Paul II, en y mettant tout le poids de son autorité, a rappelé que le respect absolu de toute vie humaine innocente exige l'exercice de l'objection de conscience , faisant découler ce principe, non pas d'abord de la profession de foi catholique même si celle-ci le corrobore et le conforte, mais du serment d'Hippocrate et de la vocation éthique des professions de santé (Evangelium vitae, n. 89).
Nous avions déjà exploré les enjeux soulevés par cette problématique en nous intéressant à la responsabilité morale des pharmaciens (Objection de conscience, Benoît XVI aux côtés des pharmaciens, Décryptage, 23 octobre 2009) et à celle des professionnels de santé en général (Médecins, une clause de conscience très théorique, Décryptage, 13 novembre 2009), confrontés aux multiples pratiques abortives contemporaines, quel qu'en soit le moyen (IVG chirurgicale ou médicamenteuse, stérilet, contraception d'urgence,...).
En matière de défense de la vie dans le domaine de la santé, il existe un point où le discernement moral est singulièrement délicat à opérer. Il concerne le dépistage et le diagnostic anténatals. Nous voudrions ici proposer un début de réflexion qui ne se veut en aucun cas définitif et appelle d'autres développements dans ce champ complexe de la philosophie morale.
Du dépistage à l'éradication
Habituellement, le dépistage anténatal désigne l'étape qui vise à détecter de manière non invasive un risque accru de pathologie ou handicap du fœtus pendant la grossesse. Proposés de manière systématique à toutes les femmes enceintes de notre pays, les deux examens techniques de dépistage actuels sont l'échographie et le dosage sanguin des marqueurs prédictifs de la trisomie 21. En cas de suspicion d'anomalies, le dépistage conduit à recourir à des outils diagnostiques le plus souvent invasifs comme l'amniocentèse (prélèvement de liquide amniotique) ou la biopsie du trophoblaste (prélèvement des villosités choriales du futur placenta). Cette étape est celle du diagnostic anténatal proprement dit.
La problématique éthique résulte du lien quasi absolu qui existe entre, d'une part, les pratiques de dépistage et de diagnostic anténatals et, d'autre part, l'interruption médicale de grossesse qui s'en suit s'il existe une forte probabilité que l'enfant à naître soit atteint d'une affection d'une particulière gravité (art. L. 2213-1 du Code de la santé publique).
La séquence semble si impérative que l'ancien président du Comité consultatif national d'éthique, le professeur Didier Sicard, n'a pas hésité à conclure que la vérité centrale [...] de l'activité de dépistage prénatal vise à la suppression et non pas au traitement : ainsi ce dépistage renvoie à une perspective terrifiante : celle de l'éradication [1] .
Propos implicitement confirmés depuis par le Conseil d'État dans l'étude qu'il a rendue pour préparer le réexamen de la loi de bioéthique. La haute juridiction a pour la première fois reconnu que la sélection eugéniste des êtres humains peut être non seulement le fruit d'une politique délibérément menée par un Etat mais aussi le résultat collectif d'une somme de décisions individuelles convergentes prises par les futurs parents [2] . Pour les membres du groupe de travail, certaines statistiques rendent compte aujourd'hui en France de l'existence d' une pratique individuelle d'élimination presque systématique .
Un chiffre suffit à appuyer ce constat accablant : 96% des enfants trisomiques 21 dépistés sont avortés. Ce chiffre, la haute juridiction le mentionne noir sur blanc dans son étude : En France, 92 % des cas de trisomie sont détectés contre 70% en moyenne européenne et 96% des cas ainsi détectés donnent lieu à une interruption de grossesse.
En contraignant depuis 1997 les médecins à proposer systématiquement à toute femme enceinte le dépistage combiné de la trisomie 21, en les obligeant désormais à informer le plus précocement possible leurs patientes de la nécessité de recourir à des gestes invasifs pour corroborer une suspicion d'anomalie ("Trisomie 21, critiques médicales sur les nouvelles règles de dépistage", Décryptage, 19 mars 2010), les pouvoirs publics n'instrumentalisent-ils pas les médecins en les rendant complices de l'interruption médicale de la grossesse qui sera pratiquée dans la plupart des cas si le handicap est avéré ? Les textes réglementaires produits dans les cabinets ministériels depuis presque 15 ans ne réduisent-ils pas les praticiens à la fonction technocratique d' agent de police sanitaire [3] ? Les médecins ne devraient-ils pas alors bénéficier d'une clause de conscience relative à la prescription de ces examens de dépistage et de diagnostic, puisqu'en cas de mauvais résultat ils débouchent massivement sur l'élimination de la vie de l'enfant à naître dont on juge alors qu'elle ne vaut pas la peine d'être vécue ?
Un seul objectif raisonnable : la guérison
Le magistère de l'Église nous offre une fois de plus de nombreux éléments pour éclairer ces difficiles questions.
D'abord, il convient de rappeler que le diagnostic prénatal est une noble composante de l'art médical qui s'applique à l'enfant à naître en tant que patient. L'Instruction doctrinale Donum vitae rédigée, sous la houlette du cardinal Joseph Ratzinger, rappelle ainsi que le diagnostic prénatal peut faire connaître les conditions de l'embryon et du fœtus quand il est encore dans le sein de sa mère : il permet ou laisse prévoir certaines interventions thérapeutiques, médicales ou chirurgicales, d'une manière plus précoce et plus efficace . Il est donc parfaitement justifié s'il est pratiqué dans le respect de la vie et de l'intégrité de l'embryon et du fœtus humain, et s'il est orienté à sa sauvegarde ou à sa guérison individuelle .
L'instruction précise en effet que comme pour toute intervention médicale sur des patients, on doit considérer comme licites les interventions sur l'embryon humain, à condition qu'elles respectent la vie de l'embryon et qu'elles ne comportent pas pour lui de risques disproportionnés, mais visent à sa guérison ou à l'amélioration de ses conditions de santé (Donum vitae, I, 3). Donnons un exemple : diagnostiquer une malformation cardiaque avant la naissance constitue un indéniable progrès médical lorsque peut être planifiée sereinement une opération chirurgicale susceptible de sauver la vie du nouveau-né.
Le problème est que l'annonce d'une mauvaise nouvelle pendant la grossesse conduit bien souvent à supprimer la vie de l'enfant atteint en raison de l'absence de propositions thérapeutiques satisfaisantes. La moindre anomalie non curable qui manifesterait une quelconque diminution de la qualité de la vie – concept utilitariste qui a détrôné celui de droit à la vie –, la seule éventualité que les capacités intellectuelles ou physiques puissent ne pas correspondre aux canons en vigueur, suffisent à rendre préférable la mort pour lui.
Cette mort miséricordieuse est vécue comme un moindre mal comparé au mal absolu de notre époque : ne pas rentrer dans les critères de performance acceptés tacitement dans la société. Jean-Paul II a sévèrement pointé du doigt cette dérive :
Les techniques de diagnostic prénatal sont moralement licites [...] lorsqu'elles sont ordonnées à rendre possible une thérapie précoce ou encore à favoriser une acceptation sereine et consciente de l'enfant à naître. Cependant, du fait que les possibilités de soins avant la naissance sont aujourd'hui réduites, il arrive fréquemment que ces techniques soient mises au service d'une mentalité eugénique, qui accepte l'avortement sélectif pour empêcher la naissance d'enfants affectés de différents types d'anomalies. Une pareille mentalité est ignominieuse et toujours répréhensible, parce qu'elle prétend mesurer la valeur d'une vie humaine seulement selon des paramètres de normalité et de bien-être physique (Evangelium vitae, n. 63).
Dans le contexte actuel, le diagnostic prénatal ne change-t-il pas radicalement de nature ?
Donum vitae nous met fermement en garde :
Le diagnostic prénatal est gravement en opposition avec la loi morale quand il prévoit, en fonction des résultats, l'éventualité de provoquer un avortement : un diagnostic attestant l'existence d'une malformation ou d'une maladie héréditaire ne doit pas être l'équivalent d'une sentence de mort. Aussi, la femme qui demanderait ce diagnostic avec l'intention bien arrêtée de procéder à l'avortement au cas où le résultat confirmerait l'existence d'une malformation ou d'une anomalie, commettrait-elle une action gravement illicite. De même agiraient contrairement à la morale le conjoint, les parents ou toute autre personne, s'ils conseillaient ou imposaient le diagnostic à la femme enceinte dans la même intention d'en venir éventuellement à l'avortement. Ainsi également serait responsable d'une collaboration illicite le spécialiste qui, dans sa manière de poser le diagnostic et d'en communiquer les résultats, contribuerait volontairement à établir ou à favoriser le lien entre diagnostic prénatal et avortement (Donum vitae, I, 2).
Il ressort de cette analyse que la femme, ou le couple, qui procède aux examens anténatals avec l'intention d'opter pour l'avortement dans le cas d'une réponse défavorable commet un acte répréhensible sur le plan moral. La réflexion éthique englobe également ceux qui sont susceptibles de s'associer à cette décision.
La coopération au mal
Se pose alors au médecin la question épineuse de la coopération à une action mauvaise. Car s'il est illicite d'accomplir une action intrinsèquement mauvaise, l'est également le fait d'y coopérer. Pour nous aider à y voir plus clair, la philosophie morale distingue deux types de coopération, formelle ou matérielle [4].
La première existe quand il y a participation non seulement au niveau des faits mais aussi au niveau des intentions. Si le médecin qui prescrit les examens de dépistage et de diagnostic partage l'intention de la femme de recourir à une interruption médicale de grossesse, nous sommes dans le cas d'une collaboration formelle. L'action est illicite et illicitement accomplie par les deux. Partager l'intention morale de l'agent principal, c'est lui accorder une coopération formelle : si cette intention implique un objectif intrinsèquement malicieux – ici la suppression de la vie d'un être humain innocent – le choix d'y collaborer est lui aussi intrinsèquement pernicieux.
Lorsque la participation se limite aux faits mais exclut l'intention, on parle de collaboration matérielle. Celle-ci est directe quand il ne peut y avoir de doute sur l'intention affichée par l'acteur principal. Dans ce cas, il existe une connexion dans les faits, même si le coopérateur ne recherche pas l'objectif mauvais de l'agent principal. La coopération matérielle est qualifiée d'indirecte si le collaborateur ne peut déterminer avec certitude la décision que prendra l'agent principal. Que dit la tradition morale sur les situations de coopération matérielle ?
Dans le cas d'une coopération matérielle directe, le médecin apporte sa collaboration à une action réalisée en vue d'un objectif gravement immoral même s'il ne partage lui-même l'intention intrinsèquement mauvaise de la femme ou du couple. En prescrivant les différents examens de dépistage et de diagnostic anténatals dont il serait certain à l'avance que les mauvais résultats conduiraient inévitablement à un avortement, le praticien apporte son aide au processus et commet une action illicite. Dès lors, il rend effective sa participation au mal perpétré. Sa coopération matérielle peut être en outre perçue par l'agent principal comme une approbation tacite de son comportement et un encouragement à persister dans son choix. Elle peut être également motif de scandale, entraînant d'autres personnes (un jeune interne, un collègue médecin,...) à collaborer alors qu'un refus de coopérer aurait pu les aider elles-mêmes à rejeter ce comportement (Pr. Gormally, op.cit., p. 95).
Dans l'éventualité où le médecin ne peut établir avec certitude quelle sera l'intention de la femme parce que celle-ci n'a pas arrêté fermement sa décision, ni dans un sens, ni dans un autre – un cas dont on peut malheureusement penser qu'il sera à l'avenir de plus en plus rare – il est ardu d'apporter une réponse toute faite. Certains préconisent la plus grande prudence, voire conseillent au médecin de s'abstenir de prescrire les examens.
Quoi qu'il en soit, au moment de rendre les résultats, le professionnel de santé devra toujours témoigner en faveur du respect de la vie de l'enfant à naître. Si les parents optent finalement pour l'avortement après avoir reçu toute la vérité sur la gravité morale de la suppression de la vie d'un être humain innocent et avoir été informée des possibilités d'accueil de son enfant, l'ancien président de l'Académie pontificale pour la Vie, Mgr Elio Sgreccia, considère que le choix négatif retomberait intégralement sur la femme [les parents] .
Une clause de conscience
De ce rapide exposé, on peut donc conclure que toute collaboration formelle, parce qu'elle requiert un partage de l'intention – ici celle de procéder à un avortement qui sanctionnerait un dépistage et un diagnostic anténatals défavorables – est intrinsèquement mauvaise. Dans le cas où le médecin ne partage pas cette intention abortive, il commettrait cependant un acte illicite en prescrivant ces examens s'il était certain que sa prestation se transforme en un acte préparatoire à l'interruption médicale de grossesse. Dans cette éventualité, il devrait impérativement bénéficier de la liberté de ne point prescrire des examens qui n'auraient d'autre but que de faciliter l'élimination d'enfants malades ou handicapés. Dans la situation d'une coopération matérielle indirecte où le médecin ne connaîtrait pas le choix de sa patiente, il devrait tout faire pour témoigner en faveur de la vie de l'enfant. Sa vocation de gardien de la vie en fait un avocat éloquent et crédible susceptible d'éclairer le jugement des parents.
Il nous apparaît donc légitime de recommander aux autorités politiques d'inscrire dans le Code de la santé publique ou de prévoir par un texte réglementaire une clause de conscience spécifique au dépistage et au diagnostic anténatals pour les professionnels de santé désireux de ne pas coopérer à des actes que leur conscience réprouve. Reconnaître cette liberté de conscience aux spécialistes de la vie intra-utérine est le minimum éthique que l'on est en doit d'attendre de la puissance publique.
[1] Le Monde, La France au risque de l'eugénisme , Grand entretien du Pr Sicard avec Jean-Yves Nau, 5 février 2007.
[2] Conseil d'État, La révision des lois de bioéthique, La documentation française, 2009, p. 40.
[3] P. Leblanc, Peut-on encore refuser le dépistage de la trisomie 21 ? , Abstract Gynécologie n. 341, février 2010, p. 12-14.
[4] Pour approfondir cette question, nous conseillons au lecteur la lecture de Elio Sgreccia, Manuel de bioéthique, Mame-Edifa, 2004, pp 370-377 et Académie pontificale pour la Vie, La conscience chrétienne au service du droit à la vie, Actes de la 13e Assemblée générale, 23-25 février 2007, Mame-Edifa, 2008, particulièrement l'intervention du professeur Gormally, Le problème de la coopération au mal , p. 91-109.
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