Article rédigé par Cédric d'Ajaccio, le 13 mai 2005
[L'auteur de cette étude, collaborateur régulier de Décryptage, nous a fait parvenir une analyse favorable au Traité établissant une Constitution pour l'Europe. Nous la publions bien volontiers.]
Au beau milieu d'une campagne pagailleuse, dominée par l'irrationnel, et au moment où l'engouement pour le non, porté par la vague des sondages, semble devenir une sorte de mode et recevoir des secours de la part de partisans traditionnels de la construction européenne, nous souhaitons affirmer qu'un vote, référendaire de surcroît, est d'abord un acte de raison et de discernement.
C'est pourquoi nous faisons ici part, de préférence à l'intention des milieux de droite libéraux et "souverainistes" (étrangement alliés dans ce refus) ou plus généralement conservateurs, des bonnes raisons de dire oui à ce nouveau palier de la construction européenne. Pour faire bonne mesure, nous invoquerons quelques mauvaises raisons de dire non.
LES BONNES RAISONS DE DIRE OUI
Ces " bonnes " raisons seront présentées par ordre de " flagrance " décroissante et d'importance croissante.
1/ L'équilibre géopolitique mondial passe par le renforcement de l'Union européenne et de son expression politique
La guerre d'Irak, postérieure aux événements du 11 septembre 2001 plus que consécutif à un risque accru en provenance d'Irak pour la sécurité américaine (comme cela est désormais définitivement établi par les Etats-Unis eux-mêmes) en est la démonstration la plus flagrante et doit à notre sens déciller les yeux les plus fermés à cette évidence. Cette guerre vient donner aux Européens les raisons perceptibles qui leur manquaient jusque-là de s'organiser pour se faire mieux entendre et promouvoir une vision du bien commun mondial qui ne soit pas exclusivement américaine, spécialement dans des moments de crise où il est apparu plus que nécessaire d'avoir les moyens de savoir faire entendre raison. Il est pour nous très paradoxal, et peu rassurant sur l'ambition politique des nations européennes qu'une opposition à l'Europe fasse florès après un tel épisode mondial qui a fait la démonstration d'un " immense besoin d'Europe " du monde, selon l'expression d'Alain Vernholes. Un monde équilibré et " raisonnable " a besoin d'une Europe politiquement plus forte et mieux structurée. Il serait vraiment regrettable que l'Europe se défasse au moment où des raisons profondes de faire l'Europe, qui ont longtemps manqué dans l'opinion publique, émergent véritablement dans la conscience des dirigeants et des peuples.
On ne peut sérieusement et durablement se plaindre, comme on le fait dans les milieux de la droite souverainiste ou plutôt para-souverainiste, de la superpuissance américaine dans le monde et continuer à lutter contre sa principale antidote concrète qui est le renforcement politique de l'Europe. Or ce renforcement de l'exécutif européen, par lequel l'Europe pourra mieux recueillir les fruits politiques de son union, est le principal objet et effet du Traité établissant une Constitution pour l'Europe, puisqu'il la dote d'un président du Conseil européen élu pour deux ans et demi et d'un ministre européen des Affaires étrangères qui va coordonner les services compétents de la Commission en tant que vice-président de la Commission tout en présidant le Conseil des affaires étrangères. Ce renforcement politique, couplé à un renforcement de la puissance militaire, est une condition de l'indépendance progressive de l'Europe, qui doit répondre à la vassalité de fait de l'Europe vis-à-vis des Etats-Unis.
Il est tout aussi surprenant de voir certains libéraux s'opposer à ce pas institutionnel européen décisif précisément parce qu'il serait inspiré par une volonté de contrepouvoir et d'équilibrage de la superpuissance américaine (pour se garder du terme d'hyperpuissance) au niveau mondial. Le contrepouvoir n'est-il pas la lingua franca des libéraux et le principe commun subsumant la vision institutionnelle libérale : de la laïcité du pouvoir politique, en passant par la séparation des pouvoirs et la démocratie représentative, jusqu'à la liberté du commerce et de l'industrie et la libre association sur la plan social ? Ce contrepouvoir principiel peut très bien s'inscrire dans le cadre de l'Alliance Atlantique où il s'inscrit d'ailleurs naturellement tout en étant porteur d'un rééquilibrage souhaitable, désormais possible sans risque majeur après la victoire américaine de la Guerre Froide. Ce principe de " contrepouvoir " devrait recevoir une adhésion de conviction de tous les libéraux, non pas parce que les Etats-Unis auraient systématiquement tort, ou l'Europe systématiquement raison, mais parce que les libéraux savent que la source principale des problèmes politiques au sens très large de la vie en société viennent de l'excès de pouvoir et que l'excès de pouvoir est inhérent au pouvoir en l'absence de contre-pouvoir, en présence d'un déséquilibre des pouvoirs. En ce sens d'ailleurs, le parti-pris systématiquement pro-américain de quelques libéraux nous choque tout autant (et dessert gravement la cause libérale en France et en Europe par son aspect idéologique et son excès partisan) que l'anti-américanisme systématique de certains milieux de gauche ou de droite. C'est parce que l'homme est faillible que la thèse libérale d'un pouvoir public et privé limité dans tous les champs est un principe institutionnel raisonnable de portée générale, dont nous ne devrions nous départir en aucune circonstance, fût-ce celles d'une guerre généralisée et souhaitable à mener contre le terrorisme. C'est pour cette raison que ce principe ne doit pas souffrir d'exception " opportuniste ", même en faveur des Etats-Unis, cet allié privilégié qui vient de se tromper lourdement, quelles que soient les justifications rétrospectives qu'il donne son action contre l'Irak.
Cette nécessité stratégique pour le monde et pour les nations européennes de constituer une puissance politique et militaire suffisante pour disposer d'un contrepouvoir vis-à-vis de l'Est comme de l'Ouest est la raison la plus flagrante d'une adhésion de raison à cette étape décisive de la construction européenne, une adhésion qui ne peut que s'inscrire dans une perspective stratégique de long terme. Ce n'est en effet que dans cette vision de longue portée que peuvent se comprendre la création de l'Agence européenne de défense (art I-43) et, de manière convergente avec le Traité, la coopération naissante des industries de défense des pays fondateurs de la Communauté européenne et du Royaume-Uni, simples jalons vers l'indépendance politique plénière future. La crise irakienne et l'incapacité à ramener à la raison un partenaire américain aveuglé ne font que rendre plus urgente la prise de conscience de la nécessité du renforcement de l'Union européenne et doivent raisonnablement nous amener à distinguer l'essentiel de l'accessoire au moment de répondre à la question posée par ce referendum.
2/ Le Traité constitutionnel renforce à point nommé la gouvernabilité de l'Europe après un élargissement qui risquerait de la paralyser
Cet argument de légitimation interne ne nécessite pas de longs développements, car il est relativement obvie que l'élargissement de l'Union européenne à dix nouveaux membres le 1er mai 2004, l'intégration attendue en 2007 de la Bulgarie et de la Roumanie, nécessitaient une mise à jour des règles de décision et la prise en compte du besoin d'approfondissement de la coopération intra-européenne. Suppression de la Communauté et simplification institutionnelle (art IV-438), personnalité juridique lui conférant la capacité de représenter les pays de l'Union dans les instances internationales (art I-7), renforcement de l'exécutif (art I-22, I-28), adoption de la règle de la majorité qualifiée comme règle de droit commun pour les décisions au sein du Conseil des ministre (art I-23), faculté de coopérations renforcées entre certains Etats (art I-44), définition des actes juridiques de l'Union et substitution de lois-cadres aux directives et des lois aux règlements (art I-33), limitation (à partir de 2014) du nombre de commissaires à 18 (contre 25), tout ceci concourt à une meilleure gouvernance en pratique de l'Europe au profit des citoyens de l'Union européenne et tend à remédier à son côté " machin ", même si les " fédéralistes " peuvent regretter que l'on ne soit pas aller assez loin dans cette voie-là (réduction des domaines non soumis à la décision à la majorité qualifiée, absence de fiscalité propre, pas de budget pour l'Agence européenne de défense).
Il n'est pas douteux, pour prendre l'exemple de compétence exclusive de l'Union qu'est la politique commerciale commune (art I-13), que lorsque les nations européennes parlent avec la seule voix de l'Union, leurs positions sont mieux défendus (même lorsqu'elles sont protectionnistes à leur détriment à la faveur de la complaisance à l'égard des lobbys agricoles influents dans les nations fondatrices). L'OMC singulièrement n'aurait pas vu le jour sans cette unité de représentation et on peut imaginer la position de l'aéronautique européenne, si l'Union européenne n'était pas partie aux débats sur la rivalité Boeing-Airbus. Et que penser de la place de la France dans le monde s'il n'y avait plus d'industrie aéronautique et spatiale européenne ? L'effet de " coalition " existe : il doit être reconnu de manière réaliste.
Force est de constater que cette meilleure gouvernabilité ne se fait pas au détriment de la démocratie interne, politique économique et sociale de l'Union. Rédaction d'une charte des droits fondamentaux (certes discutable et perfectible, voir partie II du Traité) ; rôle du Parlement européen renforcé dans son aspect législatif et comme électeur du président de la Commission (art. I-20) ; surveillance par les parlements nationaux de l'application des principes de subsidiarité et de proportionnalité dans l'application des compétences attribuées à l'Union (art I-11, protocoles 1 et 2 organisant le rôle de garde-fous des parlements nationaux et la coopération interparlementaire) ; droit d'initiative populaire ou de pétition envers la Commission (art. I-47 al 4), qui a au moins le mérite d'introduire au niveau européen un mécanisme de démocratie directe qui n'existe pas en France et qui devrait normalement satisfaire tous ceux qui, à droite en particulier, le réclament depuis longtemps sans en trouver la moindre trace au plan national ; reconnaissance du dialogue social au niveau européen (art I-48) ; mise en place inespérée d'un droit de sécession (et, preuve du sérieux de l'hypothèse, de réadhésion possible, art I-60 : " Le retrait volontaire de l'Union ") qui est un principe régulateur de l'Union dont l'absence nourrissait légitimement au cœur des débats maastrichtiens les pires soupçons de la part des partisans du non auxquels appartenait l'auteur de ces lignes ; présence d'une procédure de révision simplifiée (art IV-444) à côté de la procédure de révision normale (art IV-443) afin de faciliter les évolutions ultérieures consensuelles du texte constitutionnel.
Là aussi, on ne peut sérieusement et durablement critiquer l'inefficacité européenne, avoir critiqué à juste titre l'impasse à laquelle conduisaient les traités d'Amsterdam et de Nice, le manque de démocratie des institutions de l'Union et s'opposer à un traité qui, pour n'être pas une panacée, surmonte ces difficultés et apporte enfin un certain nombre de réponses concrètes à des attentes depuis longtemps latentes ou explicites, grâce à la méthode " conventionnelle " adoptée pour dépasser les blocages inhérents à l'approche diplomatique classique qui avait trouvé ses limites. Dire non à ce Traité, sous prétexte d'inévitables défauts, reviendrait à refuser de participer de manière constructive à un moment de progrès incontestable (qui vaut en fait autocritique relative du passé des institutions) de la construction européenne et à manquer l'opportunité de lui faire prendre la " tournure " que nous espérons tous plus ou moins. Notons d'ailleurs que très peu d'opposants ont le courage de suggérer un retour en arrière, qui, à ce stade, est pourtant devenue la seule alternative politique crédible au oui. Que les partisans du non disent plus clairement ce qu'ils veulent, par exemple en matière de relations futures avec les Etats-Unis, la Russie ou la Chine, sans parler de l'Allemagne !
3/ Au regard de la vaine recherche de la bonne formule politique des nations européennes depuis la Révolution Française, dire non à l'Union européenne reviendrait à passer à côté de l'aspect " chef d'œuvre d'équilibre " inaperçu de cette construction politique originale
L'Europe politique qui se construit est au fond la synthèse des principes d'ordre et de démocratie à laquelle se sont vainement essayés, en Europe continentale du moins, les divers régimes politiques, qui ont cherché, après la Révolution Française, à réhabiliter certaines vertus de l'Ancien Régime sans renoncer au bénéfice des conquêtes démocratiques qui avaient inspiré sa contestation. Excès démocratiques et aventures autoritaires représentent le processus empirique d'essais et erreurs par lequel les Européens ont vainement cherché tout au long du XIXe et du XXe siècle l'issue de secours, avant d'aboutir à la solution de la construction européenne dans la seconde partie du XXe siècle. Sous cet angle, l'Union européenne telle qu'elle s'est construite jusqu'alors devrait plutôt s'attirer les compliments politiques de la droite que ses lazzi.
Nous invitons ainsi à une lecture hégélienne de l'histoire politique moderne de l'Europe continentale, dans laquelle les révolutions nationales forment la thèse (le point de départ) face aux anciens régimes (royaume ou empire) et à leur crispation " antidémocratique " terminale. Les réactions autoritaires de nature techniquement " fascistes ", tentative pour rétablir l'ordre face aux dérives révolutionnaires (Espagne) ou à la faiblesse politique des démocraties notamment en période de crise (Italie, Allemagne, Vichy), forment l'antithèse de cette dialectique ternaire. L'Union européenne d'après-guerre en assure la synthèse (Aufhebung) qui conserve et concilie dans un mécanisme politique original à double étage le principe traditionnel d'ordre et le principe démocratique moderne.
En effet d'un côté les actes européens sont pourvus de la légitimité démocratique que leur confère soit le vote d'un Parlement européen élu au suffrage universel direct (renforcée par le projet de Constitution), soit la co-décision par des gouvernements représentatifs au sein du Conseil européen. En même temps ils sont dotés de la continuité stratégique quasi-capétienne qui fait souvent défaut aux Etats démocratiques trop dépendants de leur calendrier électoral grâce au pouvoir de proposition d'une Commission à l'abri de ce calendrier court-termiste, tandis que le gouvernements nationaux eux sont protégés de la pression directe de l'opinion publique grâce à l'échelon européen (alibi commode au quotidien face à des sociétés bloquées) qui revêt ces actes d'une inéluctabilité propice au découragement de la démagogie à bon marché (qui prend sa revanche à chaque élection). Et peut-être s'agit-il là de la formule politique indépassable pour éviter le Scylla de la démocratie illimitée sans tomber dans le Charybde de l'autoritarisme incontrôlable. Cette synthèse devrait en tout cas valoir à la construction européenne de vifs éloges à la fois des droites légitimiste et bonapartiste, soucieuses avant tout de préserver les prérogatives de la puissance publique, et même de la droite orléaniste symétriquement soucieuse de limiter l'arbitraire du Prince.
Cette invention d'une " démocratie contrôlée par le haut " fait ressortir le caractère paradoxal d'une critique de la construction européenne à front renversé par la partie droitière des partisans de " l'ordre ", qui prétend s'appuyer sur le caractère insuffisamment démocratique du fonctionnement de l'Union européenne pour s'y opposer, sans que les turpitudes séculaires des pouvoirs nationaux d'hier et d'aujourd'hui fassent bien entendu l'objet de la même vindicte et alors même que philosophiquement parlant elle se moque de la démocratie comme d'une guigne. Cette critique étonnante de l'Union européenne, alibi d'un nationalisme viscéral un peu honteux de lui-même, n'est donc pas très " sérieuse ", droitièrement parlant, d'autant plus que l'argument a, depuis qu'il est employé, perdu une part notable de sa consistance, et que le mixte d'ordre et de démocratie tend aujourd'hui à pencher justement en faveur de la démocratie.
Force est de constater de plus que, pour nous et pour d'autres, cette synthèse originale d'autocratie et de démocratie est une formule du succès dans des espaces politiques où le réformisme est devenu purement velléitaire. Elle est la seule recette qui ait permis jusque-là des réformes en France : création d'un véritable marché intérieur européen à 25 avec monnaie unique au sein de la zone euro à 12, remise en cause des nationalisations d'après-guerre et des années 80, des monopoles publics nationaux dans les télécommunications, l'énergie, les services postaux, les assurances sociales, des normes nationales protectionnistes au profit de normes européennes définies conjointement, aucune de ces réformes salutaires n'aurait pu être entreprise sans s'appuyer sur les directives européennes et être conduite par notre Gouvernement national en dehors du " parapluie européen ". On peut là aussi déplorer que ces réformes soient insuffisantes ou regretter leur excessive lenteur, cependant elles ont eu lieu, elles ont lieu et exercent leur pression bénéfique sous nos yeux. Au moyen de cette machine à réformer des espaces politiques impuissants, il n'est pas interdit de penser qu'un jour, " grâce à l'Europe ", la SNCF finira par être privatisée et que les Français cesseront d'être les otages de minorités agissantes votant les grèves dépôt par dépôt et à main levée, ou qu'un jour plus lointain encore le monopole dramatique de l'Education Nationale finira lui aussi de dicter ses consignes destructrices à des parents et des élèves impuissants ou manipulés.
Ne serait-ce qu'au titre de ses réalisations passées et présentes, la formule politique innovante mise en œuvre par l'Union européenne a bien mérité de la patrie. Car on a bien vu ce que sont devenues les rodomontades anti-mastrichtiennes des partisans d'une réforme de la France par elle-même. Les tenants " téméraires " de l'auto-réforme, solution théorique indéniablement préférable in abstracto, ne cachent plus désormais, en se joignant avec une regrettable délectation démagogique aux sirènes originellement gauchisantes de l'antilibéralisme, qu'ils sont en fait les partisans les plus acharnés du statu quo. Or cette volte-face des " para-souverainistes " (" para " puisqu'ils n'osent pas vraiment être franchement souverainistes et donc cohérents avec eux-mêmes) est au fond la meilleure preuve que la solution de l'auto-réforme est une voie impraticable et veule, une illusion qui nous conduit à tourner en rond, un simple créneau politique pour survivre et, en creux, le meilleur éloge imaginable de l'Europe qu'ils critiquent. La construction européenne est ainsi de bonne politique pour la France et pour bien d'autres pays, comme le montre d'ailleurs sa force d'attraction.
La politique européenne de la France, car c'est de cela au fond qu'il s'agit avec l'Europe, apparaîtra sans doute rétrospectivement comme une véritable politique de salut public national dont les sens interdits et les sens giratoires nous ont finalement permis d'avancer dans la direction souhaitable pour notre propre bien tout en participant à l'édification d'une oeuvre économique et politique qui dépasse largement nos frontières et représente donc bien ce genre de " grande querelle " nécessaire pour que nous donnions le meilleur de nous-même.
Il nous paraît donc essentiel de ne pas fermer la porte des réformes praticables, et de ne céder ni aux injonctions des défenseurs déclarés de l'immobilisme ni aux injonctions d'un maximalisme libéral qu'aucune réforme ne semble pouvoir satisfaire et dont l'effet politique est identique, puisqu'en se dispensant de se rendre acceptable et crédible, il ne parvient à susciter que le rejet ou le recul des solutions libérales raisonnables. Ceux qui se rappellent les discours économiques " dominants " de l'establishment français il y a seulement quinze ans, où l'expression " d'économie de marché " apparaissait comme une provocation idéologique intolérable (c'est la chute du mur de Berlin qui l'a dédouanée et c'est de ce moment là que le combat contre un libéralisme devenu incontournable s'est transformé en un rejet de " l'ultralibéralisme ", véritable pont aux ânes contemporain, sur lequel se précipite " la droite la plus bête du monde ") ne font pas la fine bouche devant un establishment, de gauche comme de droite, devenu grosso modo libéral et acquis à grand peine à la cause de la désétatisation et la régulation par le marché et la concurrence. Ce n'est pas rien que la direction de la prévision et la direction du trésor soient devenues doctrinalement libérales, et il n'est pas sûr qu'il faille regretter qu'elles ne soient pas devenues libertariennes.
Après tout il ne faut pas confondre les programmes politiques avec les utopies, qui n'ont d'intérêt que comme idéaux mobilisateurs pour avancer dans une direction souhaitable. Il faut aussi accepter de mesurer le progrès au chemin parcouru et non par rapport à la distance à parcourir, qui est une source de frustration indéfinie. Un " grand soir libéral " ne serait qu'une réverbération idéaliste dans un champ doctrinal qui lui est en principe constitutivement antinomique, si le libéralisme a bien ses racines philosophiques dans la tradition de l'empirisme. Le fait de retrouver dans cette constitution des traits d'un modèle d'économie sociale de marché et des caractéristiques d'un modèle de société à la française ne peut nous conduire à conclure que l'inspiration libérale à la base du Traité de Rome a cessé d'exercer ses effets. La directive Bolkestein vient à point nommé le prouver, pour cette partie restreinte au moins de l'échiquier politique national, puisque l'on sait qu'elle ne sera, heureusement pour la création d'emplois dans une économie devenue essentiellement tertiaire, pas abandonnée et qu'elle fera seulement l'objet d'un toilettage purement cosmétique pour passer sous les fourches caudines d'une gauche politique nationaliste qui sent à juste titre que les institutions européennes balayent petit à petit tous les bastions à partir desquels elle a pu exercer sa politique délétère depuis plus d'un demi-siècle.
4/ Les arguments avancés par les partisans du oui ne sont pas négligeables
En conclusion de cette première partie et sans songer à donner une importance particulière à cet argument, nous voulons cependant souligner la rationalité des arguments généralement avancés en faveur du oui.
Il n'est pas contestable que la position politique de la France serait plus favorable qu'elle ne l'est à l'heure actuelle au sein du Conseil européen si le traité constitutionnel était adopté : Josep Borrell, socialiste espagnol président du Parlement européen, rappelle dans Le Monde du 10 avril 2005 que la France disposerait de 12 % des voix au sein du Conseil européen, alors qu'au titre du traité de Nice elle n'en dispose que de huit. Comment comprendre que les Français puissent rationnellement préférer le statu quo sinon par une sorte de regrettable indifférence aux réalités vérifiables ? Or le vote " non " est bien un vote en faveur du statu quo, non un opting out en direction d'un no man's land juridique. " Une France qui s'isole dans une Europe qui s'enlise ", la formule, pour être de Lionel Jospin, n'en est pas moins frappée au coin du réalisme politique. Elle est meilleure que d'autres...
D'une manière générale, si l'on ne mélange pas tous les sujets il est difficile de dire ce que la France comme telle pourrait perdre à l'adoption de ce Traité, alors qu'il n'est facile de voir que son leadership en Europe (un leadership qu'elle ne peut et ne pourra heureusement à notre sens exercer que dans le compromis et en prenant en compte les positions souvent plus raisonnables de ces partenaires, notamment sur le plan économique et social) serait affecté par le rejet du traité. Le sport national qui se développe en ce moment contre ce traité est en effet incompréhensible de l'extérieur compte tenu de la nature historique de notre engagement national en faveur de la construction européenne auquel le général de Gaulle n'avait pas ménagé son appui après réflexion. Le non ne signifierait sans doute pas forcément le chaos en Europe, mais indéniablement le KO politique pour la France dans l'Union européenne après refus d'une constitution préparée par une convention européenne sous présidence française. Une logique est à poursuivre, comme chacun peut le sentir, que le non interromprait ou perturberait gravement, à notre détriment. L'avancée dans la voie d'une Europe puissance, principal gain international et pour l'ensemble des nations européennes de ce Traité, d'une Europe que sa croissance oblige à mieux se gouverner, serait compromise.
À ce stade, le seul vrai vote rationnel en faveur du non serait un non qui rejette totalement la construction européenne, celui que presque personne n'ose justement proposer, sinon l'ineffable Front national qui, au lendemain du fameux 21 avril, n'avait rien trouvé mieux pour se donner de la crédibilité que de proposer l'abandon de l'euro (au grand dam de ceux qui voulaient en faire un " parti de gouvernement "). Il faut rendre aussi cet hommage de cohérence à quelques autres vrais " souverainistes " qui proposent ouvertement cette solution, comme Pierre Leconte dans son ouvrage sur Le Grand Échec européen " (F.-X. de Guibert en avril 2005) et ses préfaciers Paul-Marie Coûteaux (député européen) et Jean Foyer (à une astuce dialectique près pour ce dernier). Il ne restera plus à Pierre Leconte qu'à mettre en cohérence sa position en faveur de l'euro-or et son rejet complet de l'Union européenne.
LES MAUVAISES RAISONS DE DIRE NON
S'il y a de bonnes raisons, en partie inédites, de dire oui, il y a aussi, pour la droite libérale ou " para-souverainiste " et conservatrice en particulier, de mauvaises raisons pour justifier un non. Nous présenterons à nouveau d'abord les mauvaises raisons qui nous paraissent les plus flagrantes de dire non, en n'abordant les plus importantes qu'après. Nous évoquerons dans l'ordre : la Turquie, l'irritation compréhensible face au snobisme des tenants du oui, l'aspect touffu et verbeux de la constitution, le risque d'une constitution porte ouverte à la dérive morale et manquant d'idéal ou de référence explicite aux racines chrétiennes de l'Europe.
1/ L'adhésion de la Turquie
Comme la droite française ne réfléchit pas comme la gauche avec son affect, il n'est vraiment pas sérieux qu'elle veuille faire de la Turquie la tête de turc de ce Traité constitutionnel. En effet ce processus d'intégration de la Turquie en Europe à un horizon indéfini qui se rapproche désormais très vite de nous a été malencontreusement engagé dès 1963 par le général de Gaulle, lui qui avait pourtant rejeté la proposition d'Algérie française proposée alors par Jean-Marie Le Pen et une bonne partie de ses propres partisans pour des raisons de prévoyance démographique, étant donné que la démographie algérienne aurait mathématiquement conduit la France à l'élection d'un président algérien. On ne saurait donc raisonnablement imputer cette redoutable hypothèque qui pèse sur le devenir de l'Europe au Traité constitutionnel préparé par la Convention européenne placée sous la présidence d'un homme qui a dit très clairement ce qu'il pensait de cette hypothèse (en prenant ainsi une stature nouvelle). Constitution ou pas l'hypothèse turque pèse sur le devenir de l'Union européenne. Sans vouloir trop nous appesantir sur cet alibi inadéquat, nous aurions tendance à ne pas être trop pessimistes sur cette question, non seulement parce que nous aurons à nous prononcer par referendum sur cette question, mais aussi parce que nous devons " faire confiance " à la capacité des Turcs à démonter leur " euro-compatibilité ". Les Turcs eux-mêmes sont au fond notre meilleure carte pour une orientation in fine vers le statut de partenaire privilégié opportunément offert par la Constitution (art I-57). Comptons sur eux !
D'autres arguments, comme celui de la directive Bolkestein (sans parler de mauvais jeux de mots auto-disqualificatoires) ou des délocalisations sont également trop en dessous de la ceinture ou hors sujet pour entrer dans un débat de bonne foi sur la question posée à nos concitoyens. Quand on songe aux difficultés spécifiques dans lesquelles la loi franco-française des 35 heures, par exemple, a plongé proprio motu notre économie et affecté durablement sa compétitivité et sa création d'emplois, il paraît vraiment malvenu et léger d'aller chercher à l'étranger de bien mauvaises raisons à nos propres maux.
2/ L'irritation devant la disqualification des tenants du non
Autant le débat politique référendaire doit permettre des échanges vifs entre partisans du oui et du non selon une tradition nationale bien établie, autant on peut comprendre et même éprouver l'irritation des partisans du non ou mêmes de personnes penchant pour le oui devant un forcing ou un mépris un peu hautain à l'égard des tenants du non. Poser une question sous forme référendaire met à égalité de dignité, sinon de raisons, les tenants du oui et du non. Si l'on refuse le débat, si l'on disqualifie l'adversaire ou si on le snobe, il fallait se dispenser de la procédure référendaire, position que le déséquilibre assez fort entre les raisons du oui et du non à ce stade de la construction européenne, aurait pu conduire à préférer (le risque étant de consolider une indifférence à l'égard d'une construction lointaine et de se priver d'une appropriation urgente au plan national des données européennes).
Aussi comprenons-nous l'irritation fortement exprimée par Chantal Delsol dans son article " Pour l'honneur des imbéciles " (le Figaro du 31 mars), sans en partager la conclusion, parce que certaines attitudes des partisans du oui ne doivent pas nous conduire à adopter la politique du pire, à tomber dans l'irrationalité ou à céder à la provocation. Même lorsque Jacques Delors indique, en pleine campagne pour le oui, que si le non l'emportait, il ne resterait pas d'autre voie que de reposer la même question dans un second referendum, il faut encore distinguer l'essentiel et l'accessoire. Ne pas voter contre notre intérêt individuel et collectif pour le plaisir de dire non à ceux qui par leurs arguments d'autorité prétendent retirer la faculté de choix à l'électeur. Mettre en balance les mines imaginairement déconfites de ceux qui connaîtraient l'échec au soir du 29 mai, avec les mines réjouies (et quelle collection) de ceux qui s'approprieraient aussitôt, et à tort, cette " victoire " à la Pyrrhus.
Relevons cependant le caractère quelque peu injuste de la critique par Chantal Delsol de l'application européenne du principe de subsidiarité, par rapport au texte constitutionnel qui donne pour la première fois aux parlements nationaux les moyens de s'opposer à son non respect par les instances politiques européennes (protocole 1 " sur le rôle des parlements nationaux dans l'Union européenne ", art. 3, protocole 2 " sur l'application des principes de subsidiarité et de proportionnalité " posés dans l'article I-11 du traité, art. 5 à 9 à lire in extenso) et institutionnalise enfin une coopération interparlementaire " efficace et régulière au sein de l'Union " (protocole 1 titre II). En outre, on peut se demander pourquoi nous devrions réserver à l'Europe nos critiques sur des pratiques, même abusives, qui sont assez généralement répandues. Lorsqu'il y a conflit de compétences entre un échelon inférieur et supérieur de pouvoir politique, l'arbitrage en revient le plus souvent à l'échelon supérieur, parfois sans contestation et parfois malgré elle, en France bien sûr, mais aussi ailleurs (c'est au fond ce dont les Etats sécessionnistes américains du Sud ont fait l'expérience en cherchant à faire jouer en 1860 auprès du Président de l'Union Jack Lincoln le droit de sécession prévu par la Constitution américaine de 1787).
3/ Une constitution verbeuse et trop touffue
Le Traité établissant une constitution pour l'Europe a le mérite de réunir en un texte unique et accessible l'ensemble des principales règles de droit européen ayant été adoptées et ratifiées par les nations européennes depuis le premier Traité de Rome en 1957 jusqu'au dernier Traité constitutionnel signé par les chefs d'État et de gouvernement des 25 pays de l'Union le 29 octobre 2004 à Rome. Cette transparence démocratique a un prix : un texte " constitutionnel " disparate, plus long et touffu qu'un texte constitutionnel en principe. On peut très bien imaginer le reproche d'opacité qui pourrait être fait par les tenants du non si un choix différent avait été adopté.
Il comporte d'une part des éléments relevant d'un texte constitutionnel classique (partie I), des éléments relevant normalement d'un préambule mais que les " conventionnels européens " ont préféré intégré dans une partie propre (partie II) afin d'éviter toute discussion sur le degré d'applicabilité de cette charte, enfin des éléments retraçant l'état du droit européen sur les politiques en vigueur à ce jour compte tenu de la somme des traités antérieurs ayant amendé et mis à jour le droit européen (partie III portant sur les politiques et l'action extérieure de l'Union, à l'exception du titre VI portant sur le fonctionnement de l'Union européenne). De ce fait, il n'est pas étonnant, même si cela n'est pas idéal et si cela implique une opacité du texte peu propice à une confiance enthousiaste, que la " Constitution Européenne " comprenne beaucoup plus d'articles (448) que n'en comporte par exemple la Constitution Française, qui n'est pas la plus courte (et qu'elle n'abroge, au passage, aucunement). Cependant il serait malhonnête intellectuellement de soutenir que l'homme de la rue se déplace avec aisance dans son texte constitutionnel national, alors que la Constitution Européenne, à la différence, lui échapperait : seules des médiations, des explications médiatiques, des simplifications et des débats permettent à chacun de se faire une idée la plus synthétique et claire possible des principaux enjeux d'un tel texte. À la faveur d'une opacité indéniable du texte constitutionnel et de ses méandres, ne nous mettons pas à rêver la démocratie française et à surestimer le savoir constitutionnel de nos concitoyens ou le nôtre. La démocratie est un " forfait de confiance " disait le doyen Haurioux. Elle le restera aussi à l'échelon européen, qui va cependant devenir plus proche et familier à l'occasion de nos salutaires débats et à l'occasion de la création de la citoyenneté européenne concurremment avec la citoyenneté nationale (art I-10).
4/ La reconnaissance insuffisamment explicite des racines chrétiennes de l'Europe
Partisan de cette reconnaissance, par obéissance filiale au pape sur cette question et compte tenu de ses éventuelles lumières particulières sur le sujet, nous nous sentons de ce fait bien placés pour dire qu'il faut savoir "finir un mouvement", en l'occurrence le mouvement de pétition des chrétiens d'Europe pour cette reconnaissance, même s'il n'a pas abouti au résultat escompté et ne pas voter non à ce texte par simple dépit à ce sujet et comme par vengeance. En effet, d'une part, il ne faut pas oublier les amendements favorables du texte définitif obtenus chemin faisant par ces fructueuses pressions, lesquels permettent d'y adhérer raisonnablement in fine et, d'autre part, il ne serait pas sérieux de penser et de soutenir que cette inclusion aurait suffi à garantir quoi que ce soit de décisif et de définitif per se. Enfin, il ne serait pas loyal de vouloir instrumentaliser Jean Paul II en faveur du non.
Le préambule de la Constitution et la charte des droits fondamentaux, qui en forme la deuxième partie ne peuvent être tenus pour quantité négligeable d'un point de vue chrétien, même en l'absence d'une référence explicite aux racines chrétiennes de l'Europe, fait indéniable dont la portée normative au sein d'un texte constitutionnel ne va pas de soi pour autant.
Les États de l'Union s'inspirant "des héritages culturels religieux et humanistes de l'Europe, à partir desquels se sont développées les valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humain", ont retenu au titre de la partie I (titre VI, La vie démocratique de l'Union) de ce Traité constitutionnel, la non intervention de l'Union dans le statut national des Églises et des organisations non confessionnelles. L'Union cependant reconnaît "leur identité et leur contribution spécifique" et elle "maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec ces églises et organisations" (art I-52). Au titre de la partie 2 (Charte des droits), l'article II-70 stipule que "Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites". La Constitution de la Ve République n'en prévoit pas tant.
Pour être formulées erga omnes, ces garanties, incorporées directement dans le texte constitutionnel, sont loin d'être négligeables et elles ne sont pas en contradiction avec la vision " déconstantinisée " que l'Église catholique a donné d'elle-même lors du concile Vatican II.
Les chrétiens de France sont par ailleurs particulièrement bien placés pour savoir que la proclamation de principes n'est pas en soi une garantie contre les persécutions, puisque la plus grande persécution religieuse de notre histoire fait directement suite à l'affirmation, dans la Déclaration des droits de l'homme, que "nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi ". De la même façon que l'incorporation d'une référence explicite aux racines chrétiennes de l'Europe ne nous aurait pas apporté de garantie absolue contre l'intolérance religieuse en France (l'idée de Jean-Pierre Raffarin, ce stratège politique à la Karl Rove, de choisir le lundi de Pentecôte comme journée de solidarité ne doit par exemple rien à Jean-Claude Junker) de la même façon le refus par la France en particulier (faute de consensus, l'Église de France ne l'ayant pas demandé et les protestants ainsi que les orthodoxes ne le souhaitant pas, sans parler d'autres organisations non-confessionnelles) de voir explicitement intégrer dans le préambule les racines chrétiennes ne nous dispense pas d'exercer l'influence que les catholiques peuvent vouloir exercer ès-qualité en tant que citoyens pourvu d'une capacité d'influence qui dépend avant tout d'eux-mêmes.
Les arguments de Christine Boutin et du Forum des républicains sociaux sur le risque de dérive institutionnelle sont partiellement fondés notamment en ce qui concerne l'impact possible du principe de non-discrimination fondé sur l'orientation sexuelle ; mais reconnaissons que le mal vient autant des lobbies au sein même des nations européennes et des lois nationales en cette matière que de la Constitution de l'Europe, comme on le peut le voir aux Pays-Bas, en Belgique et maintenant en Espagne et que, de toute façon l'étape obligée pour l'instauration de la dérive passe par une loi nationale, comme nous le savons bien. Certes l'article II-63 "n'empêche pas le législateur d'autoriser, en toute légalité, le clonage thérapeutique". Mais qu'est-ce qui l'empêchait avant, là où il a été adopté ? La paille dans l'œil des institutions européennes ne doit pas nous détourner de la poutre qui se trouve dans les institutions nationales et dans notre capacité à les faire évoluer dans le sens d'une culture de vie.
Il serait de toute façon choquant de soutenir que le refus opposé à une demande instante du pape Jean Paul II doit se traduire par un vote négatif lors de ce referendum et d'instrumenter ainsi Jean Paul II. Comme si le kaléidoscope du vote non allait pouvoir être interprété par le gouvernement français comme un signe sans d'ambiguïté d'avoir à renégocier le préambule du traité en ce sens. Comme si l'on pouvait tirer du côté du non l'artisan du oui polonais à l'Union européenne, conséquence heureuse de l'effondrement de l'Empire soviétique auquel il a tant contribué, l'invité à deux reprises du Parlement Européen devant lequel il déclarait en 1988 : "Depuis la fin de la dernière guerre mondiale, le Saint Siège n'a pas cessé d'encourager la construction de l'Europe. " Il est tout aussi impensable que Benoît XVI, qui a choisi comme patronyme celui du saint patron de l'Europe, contemporain d'une époque où le programme de christianisation de l'Europe était au moins aussi ambitieux qu'il l'est aujourd'hui, tire argument de l'absence d'écho favorable à la relance de son appel en faveur de la reconnaissance des racines chrétiennes de cette Europe pour rejeter la construction européenne ou inviter à la rejeter.
En matière de symbole chrétien au sein de l'Union, on ne comptera pas pour rien le fait que le drapeau européen, confirmé par la Constitution (art I-8) reflète les 12 étoiles d'or de la couronne de Marie selon l'apocalypse de Saint Jean. Il se compare avantageusement de ce point de vue aussi à notre " bleu blanc rouge ".
En conclusion
La constitution de l'Union européenne, à laquelle nous trouvons plus de bonnes raisons de dire oui que de dire non et plus de mauvaises raisons de dire non que oui, ne nous renvoie certes pas à l'Europe de nos rêves, mais à la seule Europe réelle qui puisse se construire. L'Europe qui résulte de la coopération volontaire des gouvernements représentatifs des Etats nations qui la constituent librement, à laquelle elle ne s'oppose pas puisqu'elle en est le projet le plus ambitieux et sans doute le plus salutaire. Dire non parce qu'on en voudrait une autre revient à ne pas regarder la réalité en face. Il faut vouloir cette Europe pour la faire bouger et non commencer par la refuser. Le non nationaliste du refus de l'Europe, celui du PCF ou du FN, ou du gaullisme de stricte observance inventé par quelques héritiers en mal de patronage, est en réalité la seule alternative cohérente au oui.
Et ce n'est sans doute pas le meilleur service à lui rendre que de comparer l'Union européenne à l'Europe " idéale " de ses rêves personnels, car cette comparaison nous décourage de participer à cette ambitieuse construction dont la forme finale n'est pas arrêtée à l'avance. Cette oeuvre en progrès, par des petites touches qui pourraient nous lasser, de Traité en Traité, procède d'un " empirisme organisateur " et non de l'ambition " constructiviste " qu'on lui prête parfois et que ses virages, son avancée par un processus d'essais et erreurs, démentent complètement. De ce fait le projet européen est ouvert, avec des risques, mais aussi de grandes opportunités, et son sort dépend en large partie de nous et de la manière dont nous l'envisageons, ainsi que de notre confiance en nous-même ou de nos peurs.
Il faut dire oui au progrès de l'Union européenne, avant tout raisonnablement, mais aussi avec espérance face à cette grande aventure politique contemporaine, comme nous disons oui à la France qui n'est pas celle de nos rêves et que nous ne renonçons pas pour autant à voir progresser, que nous ne désespérons pas de voir se reprendre, avec les Français tels qu'ils sont, qui ont tout uniment aimé La Passion selon Mel Gibson et les Choristes selon Gérard Jugnot, le messager de la charité et son message informulé.
Il est utile aujourd'hui d'apprendre à regarder l'Europe avec l'ambition bâtisseuse des premiers capétiens (lorsque la France se résumait à " l'Ile de France ") et d'admettre que ce qui a pris dans le passé des siècles à se construire puisse prendre de nos jours quelques dizaines d'années ou un peu plus à se mettre d'équerre et que la bâtisse laissera toujours quelque chose à désirer dans l'avenir.
5 mai 2005
Note
(1) Robert Toulemon, dans un article sur la Constitution européenne, observe justement que cette partie aurait pu bénéficier avec plus de temps, "d'une réécriture simplificatrice et faire l'objet d'une annexe" plutôt que d'être incorporé dans le texte même (Futuribles, avril 2005, p. 24). Le texte même en eût été allégé de 200
articles.
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