Délocalisations : le véritable impact
Article rédigé par Roland Hureaux, le 09 novembre 2007

Dès qu'il s'agit des délocalisations industrielles, principal problème de la France d'aujourd'hui, la désinformation économique bat son plein. Les rapports tendant à minimiser le problème sont légion : il n'y aurait selon l'INSEE qu'environ 13 500 emplois délocalisés de France par an, soit 95 000 de 1995 à 2001 [1].

Par rapport à une population active de 27,5 millions de personnes [2], c'est évidemment bien peu. C'est peu aussi par rapport à 4,2 millions d'emplois industriels.

Ceux-ci diminuent il est vrai à grande vitesse mais pour d'autres raisons, disent les experts, que les délocalisations : rationalisation, évolution de la demande, etc.

Ces chiffres ne prennent en compte qu'une petite partie de la réalité. Car tout emploi productif perdu entraîne avec lui un certain nombre d'autres emplois dits induits, en nombre variable, ce que les économistes appellent le multiplicateur .

Prenons un exemple : une petite ville de 10 000 habitants (5000 emplois) — que pour la commodité de l'exposé on supposera en autarcie —, sous la réserve que 500 salariés (soit 10 % de la population active) y travaillent pour l'exportation et font entrer dans la ville 1000 € (profits et frais de structure exclus, le siège de l'entreprise et ses actionnaires se trouvant à l'extérieur de la ville). Dans l'exemple choisi, il ne s'agit que d'exportation hors de la ville mais comme c'est la vie de tout un pays que l'on veut figurer, on doit penser en fait exportations hors du pays.

Ces salariés dépensent leurs 1000 € mais ils ne consacrent que 100 € à acheter des produits importés par la ville — au prix de gros puisque la marge du détaillant reste dans la ville. Le reste du salaire sera dépensé de la manière suivante : 100 € pour le commerce local : marge des détaillants, transport, etc.

100 € pour les médecins, l'hôpital, la maison de retraite des parents âgés (on suppose que les cotisations sociales correspondantes restent sur place) ;

200 € pour les services locaux : coiffeur, salle de gymnastique, cinéma, café, restaurant (matière première importée en moins), avocat etc. ; on peut y inclure les services municipaux même si leur financement se fait par l'impôt et non par un paiement direct ;

200 € pour financer l'enseignement (là aussi en oubliant le détour par l'État) ;

200 € de construction (d'une maison par exemple dont le paiement est étalé sur plusieurs années), travaux publics, services d'artisans : plombier, électricien, etc.

100 € de loyers versés aux propriétaires, habitant la ville, et services divers.Avec les produits importés, le total fait 1000 (on suppose qu'il n'y a pas d'épargne, sauf le paiement étalé des maisons).

Est-ce tout ? Non car les commerçants, les enseignants, les médecins, les ouvriers du bâtiment et autres, qui perçoivent 90 % du revenu extérieur , à leur tour le dépensent et en importent le dixième, soit 9 % et redistribuent le reste à leurs concitoyens. On recommence donc pour les 90 % des 90 % des gains ainsi générés, etc.

On arrive au bout du raisonnement à ce que : au total, la ville importe 1000, soit ce qu'elle a exporté même si les salariés de l'usine eux-mêmes n'ont importé que 100 ;

la production totale de la ville, services locaux compris, est de 10 000 et non pas de 1000 ;

les 500 emplois de départ en ont généré 4500, soit 5000 au total.Effet multiplicateur

Comme l' importation de certains biens est une nécessité absolue, que l'homme ne peut pas vivre seulement de services locaux (coiffeur, médecins, etc.), on conçoit que si l'usine ferme, c'est toute l'économie locale qui va dépérir. Sans doute, dans les cas concrets de délocalisation, des revenus de substitution (subventions, préretraites, allocations de chômage) permettent de tempérer l'effondrement. Mais on observe aussi que dans toutes les petites villes où des usines ferment, la population diminue au cours des années qui suivent. Et on imagine ce qui arriverait si tout le pays était frappé.

Il est donc absurde de réduire l'impact des délocalisations aux seuls emplois délocalisés. Il faut leur affecter un multiplicateur variable, qui dans notre exemple est de 10, pour mesurer l'emploi total. Si l'on se réfère aux chiffres de l'INSEE, ce ne sont donc pas 90 000 emplois qui ont été perdus de 1995 à 2001 mais 900 000. Et sans doute autant plus depuis. Il est extraordinaire que des rapports officiels sur les délocalisations ne mentionnent même pas le phénomène du multiplicateur !

Ce phénomène explique l'extrême sensibilité de l'ensemble de l'économie à la variable du taux de change extérieur, laquelle détermine largement la capacité d'exportation.

Le multiplicateur est-il de 10 ? Il est peut-être que de 5 ou de 15 ; tout dépend de la structure de consommation des Français, mais il tend à s'élever : dans une économie de services (dont notre exemple montre cependant quelle ne peut pas être que de services) les produits proprement dits, surtout si on les évalue au prix de gros, pèsent de moins en moins dans le budget des ménages.

On ajoutera pour être complet que l'argent extérieur à la ville, dont on a vu qu'il était nécessaire au circuit économique, peut s'obtenir autrement que par la production manufacturière. Il peut être apporté par exemple par les touristes. Dans le cas des États-Unis, en raison du privilège du dollar, monnaie mondiale, la possibilité de pouvoir émettre de l'argent sans contrepartie productive et donc de vivre en déficit chronique, suffit à amorcer la pompe d'une économie de services intérieurs prospère : les Américains étant de grands procéduriers, il suffit qu'ils dépensent de plus en plus pour payer leurs avocats pour que le produit intérieur augmente, sans accroissement des exportations.

Un pays comme la France n'a pas ce privilège [3]. Il ne saurait non plus se résigner à n'être qu'un parc à touristes (même si le tourisme contribue beaucoup à notre balance des paiements). Il est donc impératif qu'il défende son appareil productif.

[1] On se référera par exemple au chapitre Délocalisations et réductions d'effectifs dans l'industrie française du rapport INSEE 2005 ou encore à la note de Laurence Bloch Impact et mesure des délocalisations (rapport CPCI – 2005) .

[2] Mais la population active ayant effectivement un emploi n'est que de 25 millions.

[3] Cependant l'économie de certaines collectivités d'outre-mer, dont les exportations sont faibles, ne fonctionne pas différemment de celle des Etats-Unis. Grâce aux transferts de la métropole et au multiplicateur, le PIB / habitant de la Polynésie française est ainsi supérieur à celui de la Nouvelle-Zélande mais on mesure combien cette situation est artificielle.

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