Article rédigé par Jacques Bichot*, le 19 mai 2006
L'article 3 de la Constitution dispose : "La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum." L'article 11, dont le champ d'application a été élargi en 1995, permet de recourir au référendum pour des projets de loi.
Précisément, "le président de la République, sur proposition du gouvernement pendant la durée des sessions ou sur proposition conjointe des deux assemblées, publiées au Journal officiel, peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics, [et depuis 1995], sur les réformes relatives à la politique économique ou sociale de la nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d'un traité... ".
La procédure référendaire a été utilisée pour le traité relatif à la Constitution de l'Europe. Le Parlement aurait certainement adopté le projet de loi autorisant la ratification de ce traité ; le peuple souverain n'a pas été de cet avis. D'aucuns le regrettent, mais n'est-il pas sain que la démocratie directe, dans des circonstances importantes ou difficiles, prenne le pas sur la démocratie représentative ?
Le projet de CPE n'était pas spécialement important sur le fond, mais la vigueur des manifestations de rue en fit une affaire difficile. Maintenant que les évènements sont derrière nous, il est possible de réfléchir sereinement à la façon dont le gouvernement, la Présidence et les deux Assemblées menèrent la barque de la France sur ces flots quelque peu tumultueux.
Dans un premier temps, résistance : la République ne cède pas aux défilés et occupations d'universités. Dans un second temps, capitulation autoritairement organisée par le président de la République : le Parlement est sommé de voter une nouvelle loi annulant les dispositions litigieuses de la première. Philosophie de l'opération : le Président est au dessus du législateur, et la rue est au dessus du Président. Résultat : un Président personnellement déconsidéré à un point tel que la fonction présidentielle en souffre dans l'esprit des Français ; un Parlement ridiculisé ; une France qui, la désaffection envers ses gouvernants s'étendant aux institutions, devient de moins en moins gouvernable.
Qu'aurait-il fallu faire ? Face à l'agitation de la rue, une solution démocratique consiste à en référer au peuple souverain. C'est ce que fit Charles de Gaulle en 1968 : en dissolvant l'Assemblée nationale, il provoqua des élections législatives, ce qui était la seule solution disponible, à l'époque, pour remettre le suffrage universel au dessus des manifestations. En 2006, la Constitution ayant évolué, il existe une autre solution " gaullienne ", mieux adaptée à la crise du CPE, et parfaitement conforme aux institutions de la Ve République : organiser un référendum sur le projet de loi controversé.
La rue ne doit pas être méprisée. Sans elle, l'Ukraine, par exemple, ne serait-elle pas encore une dictature ? Dans une démocratie libérale, elle constitue un signe dont il faut tenir compte ; cela n'en fait nullement une force à laquelle il faudrait se soumettre si l'on ne parvient pas à la briser. Mettre les manifestations à leur juste place, c'est considérer qu'elles posent une question : en l'occurrence, le gouvernement n'aurait-il pas eu tort en élaborant le projet de CPE et en demandant au Parlement de le voter ?
En France, le pouvoir exécutif est le principal législateur de fait ; on peut le regretter mais c'est ainsi. Les Assemblées, à quelques amendements près, jouent un rôle de chambre d'enregistrement de ses projets de loi. C'est d'ailleurs ce que le président de la République a clairement montré en leur dictant leur conduite : défaire ce qu'elles venaient de faire. Dans ces conditions, la rue sert d'avertisseur : il se pourrait que le pouvoir, à la fois exécutif et législatif, puisque Montesquieu est (hélas !) mort et enterré, ne soit plus en phase avec le peuple souverain. Et dans ce cas, l'article 11 de la Constitution balise clairement sa route : quand, sur un point particulier, les représentants élus du peuple sont accusés, par des personnes nombreuses et déterminées, d'agir en contradiction avec la volonté de ce peuple, il faut directement poser la question à celui-ci. C'est-à-dire soumettre à référendum le projet de loi qui fait l'objet d'une vive contestation.
J'ignore ce que le corps électoral aurait décidé, et là n'est pas la question : le CPE était l'une de ces mesurettes qu'un pouvoir dénué de capacité innovatrice tente de faire passer pour des réformes ; son adoption n'aurait pas changé grand chose. L'important est qu'en en référant au peuple, le président de la République aurait montré que nos institutions permettent de régler calmement des problèmes délicats, de sortir de conflits stériles sans jouer à se faire peur, ni sombrer dans le ridicule. La rue n'aurait été ni méprisée, comme elle le fut initialement, ni propulsée au rang de décideur, comme elle le fut finalement : le pouvoir lui aurait reconnu le rôle qui doit être le sien en démocratie, celui de signe avertisseur, ni plus, ni moins.
*Jacques Bichot est économiste, professeur à l'université Jean-Moulin (Lyon 3)
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