Article rédigé par Thibaud Collin, le 12 décembre 2003
Au lendemain de la publication du rapport de la commission Stasi, qui ne craint pas de proposer de mettre la France en congé le jour de l'Aïd-el-Kébir, revenons sur l'origine, les termes et les enjeux du débat qui agite depuis quelques mois la société française sur la
laïcité.
Pourquoi soudain, cet emballement laïque, comme si la République était brusquement bousculée, envahie et pillée par un rezzous religieux massif et liberticide ?
On peut tout d'abord proposer une lecture événementielle : les tensions entre Israéliens et Palestiniens ont tendance à se répercuter au sein de la population française où se côtoient Juifs et Arabes. La politique musclée de Sharon, son alliance avec l'administration Bush très contestée dans sa politique irakienne, la recrudescence des attentats terroristes attribués à des membres de la cause islamiste sont autant d'éléments qui régulièrement sont objets de crispation et sont vécus comme catalyseurs d'identité par les uns et les autres. Certains se sentent plus juif parce que telle synagogue a été taguée ou incendiée en " représailles " d'une action anti-intifada dans les territoires palestiniens ; d'autres plus musulman parce que telle image télévisée montre un attentat revendiqué par les islamistes et attribué au caractère intrinsèquement violent du Coran.
Une deuxième série d'événements s'imbrique dans cette lourde actualité : le retour en force dans la conscience collective d'un problème lié au voile islamique. Parmi ses détonateurs, le discours de Nicolas Sarkozy le 19 avril devant l'UOIF au Bourget, où son rappel de l'obligation légale de poser tête nue sur les photos d'identité a été copieusement sifflé. Cela a eu certainement un effet d'électrochoc malgré le bénéfice médiatique évident que l'intéressé a pu en retirer. La médiatisation du cas des jeunes filles Lévy a renforcé le caractère inquiétant d'un phénomène qui semblait désormais se propager au-delà des seules populations d'origine arabe.
La commission Stasi installée en juillet par le chef de l'État, loin d'avoir eu l'effet soporifique attendu, a échauffé le sujet au point d'en faire un passage politico-médiatique obligé. Irrésistiblement, la commission est devenue un organe magique. Une forte attente s'est créée autour de ses conclusions et leur reprise éventuelle par le Président de la République. Les mauvaises langues penseront que ce débat tombait à point nommé pour occulter d'autres sujets plus sensibles, la mauvaise forme économique et sociale de notre pays ou bien l'enlisement de la politique européenne. Or on peut au contraire penser que ce débat sur la laïcité est une manière assez propre à la société française de " sublimer " le malaise qu'elle ressent et de poser selon un registre conceptuel connu la question de son identité et de son devenir. Ce débat serait ainsi un symptôme dont il faudrait savoir de quoi il est le signe et l'effet. Pour cela il faut à travers les événements tenter de saisir les termes et les enjeux du débat.
La toile de fond est incontestablement la manière dont la société française vit et ressent l'intégration des populations immigrées. Une grande majorité de celles-ci sont de cultures dont la colonne vertébrale est la religion musulmane. On a un donc ici une conjonction de facteurs dont la simple énumération dessine la figure du problème. En effet, toute immigration en tant que telle pose déjà une difficulté de type culturel. Certaines coutumes ou certains modes de vie sont appelés à être abandonnés ou aménagés, ce qui demande d'une part un réel effort de la part de ces populations, effort d'autant plus produit que leurs motivations d'intégration sont fortes, et d'autre part une vitalité certaine des coutumes propres aux pays accueillants même si évidemment celles-ci évoluent en partie en étant assumées par de nouveaux arrivants qui en font l'apprentissage.
Outre la dimension culturelle se joint également une difficulté socio-économique. Certes ce n'est pas le cas systématiquement (l'exil des cerveaux allemands dans les années 30 aux États-Unis), mais pour ce qui concerne l'immigration en France, la chose est bien connue. Cette question sociale a longtemps été soit minorée par les discours conservateurs qui pointaient plus l'aspect culturel et religieux, soit majorée par les discours progressistes qui voyaient en elle l'unique source des tensions entourant l'intégration des immigrés. On ne peut pas nier que le chômage, l'insalubrité urbaine, la crise de l'école etc., ont contribué massivement à l'échec de l'intégration des immigrés, échec que le débat actuel essaye de traiter tant bien que mal sous le thème de la laïcité.
Ce qui semble légitimer un tel traitement, c'est que la troisième dimension du fait de l'immigration est effectivement religieuse. La majorité de ces populations est de confession musulmane. C'est bien sûr d'abord les différentes manières dont la société française perçoit l'islam qui se joue symboliquement dans le débat sur le voile. Question considérable que l'on ne peut aborder correctement en quelques lignes tant elle mobilise l'histoire et la culture de notre pays. Ce que l'on peut néanmoins identifier, ce sont certaines évolutions du comportement concernant l'islam.
Dans les années 80, le thème de l'anti-racisme promu par Mitterrand comme substitut de l'anticléricalisme et de l'anti-fascisme avait pour effet, outre la neutralisation de la droite de gouvernement, de faire naître l'espérance d'une réelle intégration sociale et économique des populations immigrées. Une gauche en deuil d'un marxisme-léninisme récemment défunt, et endolorie par le choc des réalités gouvernementales (1983) pouvait retrouver une certaine fraîcheur idéologique grâce à la thématique des droits de l'homme. Ceux-ci servaient de caution à la promotion d'une société multi-culturelle fondée sur la tolérance. Cette posture morale donnait un vernis sublime à une certaine impuissance politique face au malaise social et économique. Celui-ci, loin de s'estomper, est allé en s'accentuant au long des années 90 qui manifestèrent le relatif échec de l'intégration économique des immigrés.
Un autre facteur s'est alors ajouté : le retournement du discours des droits de l'homme qui loin d'annoncer la pacifique société multi-culturelle a de plus en plus servi pour affirmer sa particularité identitaire et l'exigence adressée à tous de la reconnaître sous peine d'accuser tel ou tel de racisme, décliné désormais en phobies elles-mêmes multiples (homophobie, judéophobie, islamophobie, handiphobie, etc.). Bref, la démultiplication des droits a abouti à de nombreux conflits de droits. D'où la détérioration du climat au sein de la société civile : le rêve multi-culturaliste a accouché de la phobie communautaire et du communautarisme, deux faces d'une même réalité, que certains ne se privent pas d'utiliser soit à leur avantage, soit au détriment des autres.
Le point s'est accentué ces dernières années sous l'influence des événements au Moyen-Orient et du terrorisme. De nombreux intellectuels juifs ont vécu comme une trahison leur stigmatisation par ceux-là même qu'ils avaient accompagnés sur le terrain de l'antiracisme dans les années 80. Le retournement contre l'Israël de Sharon (coupables d'être soutenu par l'administration Bush) est le signe d'une alliance objective entre une certaine ultragauche (antiaméricaine et altermondialiste, l'anticapitalisme étant un bon moyen-terme entre les deux) et les musulmans qui trouvent par là, comme nous l'avons dit plus haut, une manière d'extérioriser simultanément leur malaise social et leur identité comme thérapie. Il y a donc là la manifestation d'une scission au sein même de la gauche, ce qui peut expliquer l'adhésion du Parti socialiste à une loi sur l'application du principe de laïcité ou le retournement du féminisme de gauche qui découvre que les femmes voilées ne le sont pas souvent volontairement. Voici pourquoi sans doute la plupart des media sont devenus plus distants à l'égard de l'islam.
Tous ces facteurs convergent vers la solution, si proprement républicaine, d'une laïcité chargée d'exorciser ces tensions identifiées comme autant d'effets de replis communautaristes.
De fait, la laïcité a toujours prospéré face à l'ennemi dont il fallait s'émanciper par le haut : l'obscurantisme, le cléricalisme, etc. La perte d'influence du catholicisme dans la société française au fur et à mesure du XXe siècle avait fini par relâché la tension, l'ascèse vigilante qu'est la laïcité. L'essor de l'islam mondial, l'investissement identitaire dont il est le support pour de nombreuses couches de populations d'origine immigrée permettent à la laïcité de reprendre du service.
Les membres de la commission Stasi savent bien qu'une loi ne résout pas toutes les difficultés de la vie sociale, mais l'idée d'une loi sur l'application de la laïcité apparaît à beaucoup comme un symbole de résolution politique pour affronter les tensions actuelles. On peut cependant s'interroger : le fait musulman a-t-il les mêmes aptitudes que le fait chrétien à s'acclimater au principe laïque — et à le digérer ? La société n'a plus la même vitalité qu'au tournant des années 1900. La France de 2003 est en panne d'humanité. Il lui manque toujours une synthèse politique et sociale enracinée dans une véritable vision de l'homme et de la nation.
Thibaud Collin a dirigé le dernier dossier de la revue Liberté politique, qui vient de paraître : " Laïcité, la démocratie sans l'homme ", avec des articles de Joël-Benoît d'Onorio, Roland Hureaux, Dom Philippe Jobert osb, Pierre-Patrick Kaltenbach, Xavier Walter (n° 24, hiver 2003).
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