Article rédigé par Jérôme Stevenson, le 19 février 2010
Un horrible hélicoptère fonçait droit sur lui. Il pouvait distinguer les lance-roquettes des mitrailleuses. Il avait déjà tiré un Stinger qui s'était perdu dans les rayons du soleil. Le pilote du Hind (un hélicoptère Mi-24) l'avait vu et fonçait droit sur lui. Cette fois, c'était lui ou le russe. Ghaffar visa, appuya sur la détente et le Stinger se dirigea vers les échappements du Hind, comme aspiré par leur chaleur.
Ce 26 septembre 1986 à 15h, à vue de l'aéroport militaire de Jalalabad (Afghanistan), trois Hind explosèrent en vol et avec eux la supériorité aérienne russe dans leur guerre contre les freedom fighters ; Ghaffar hurla Allahu Akbar .
Cet après-midi même, l'information remonta de Ghaffar vers Islamabad (Pakistan) et un satellite de la CIA prit des photos des Hinds abattus au bout de la piste de décollage de Jalalabad. Quelques minutes plus tard, Charlie Wilson apprit la nouvelle à Washington. Cela faisait sept ans qu'il s'était lancé dans cette histoire obsédante : combattre les Russes en Afghanistan et... les défaire. Ce soir-là Charlie savait ; il avait gagné.
Charlie Wilson était un officier de marine, homme à femme, un alcoolique mondain qui ne rechignait pas sur un rail de coke quand il lui était offert délicatement. Il quitta la marine et devint représentant démocrate du Texas au Congrès de 1973 à 1997, réélu dix fois ! Son système politique s'appuyait sur trois piliers : libéral en tout sauf en matières militaires. Il votait systématiquement toutes les dépenses militaires proposées, sans se préoccuper de leur utilité. Enfin il s'occupait de ses électeurs — et de ses électrices — avec grand soin.
Mais surtout Charlie était un Texan, un vrai, avec santiags, chapeau texan, cigare et bagouzes. Son capitaine dans la marine avait écrit de lui dans un rapport : Charlie Wilson mon meilleur officier en mer, mon pire au port.
Carambouillages
Entre autres carambouillages, Charlie Wilson reprogramma en huit jours 300 millions de dollars de dépenses non affectées du Pentagone vers l'opération Cyclone de la CIA, la plus grande guerre secrète jamais menée par l'Agence et dont le champ de bataille fut l'Afghanistan. À un militaire qui tentait de bloquer l'opération, il brandit son poste de membre du sous-comité Defense Appropriations du Sénat états-uniens et lui lança : Si vous ne voulez pas nous reprogrammer ces 300 millions de dollars, comment apprécieriez-vous si nous coupions votre budget de 3 milliards de dollars l'an prochain ? [1] Il transforma ces 300 millions en 600 millions en se rappelant aux bons offices des princes saoudiens qui s'étaient engagés à donner autant que les États-Unis, dollar pour dollar, pour la cause des moudjahidines afghans.
En passant au-dessus, au dessous, à côté et à travers toutes les règles de la bureaucratie et des systèmes de contrôle et de gestion du Sénat américain, du Pentagone et de la CIA, il parvint à fournir aux Afghans la logistique, les armes et la formation nécessaires aux combats contre les Soviétiques. Pour faire parvenir ces milliers de tonnes d'équipements, de nourriture et d'armes en Afghanistan, il mit à profit les heures d'entraînement des pilotes des avions de transport (les fameux C5) de l'US Air Force qui se posaient et repartaient de nuit à Islamabad, sous la protection de l'ISI, les services de renseignement pakistanais.
Après une trêve d'un an, Gorbatchev dut retirer les troupes soviétiques le 15 février 1989. Et le 9 novembre suivant, ce sera la chute du mur de la honte , dont une des causes a été la guerre et la défaite afghane.
Attelages surprenants
Certes, l'engagement américain auprès des musulmans afghans suscite aujourd'hui bien des interrogations : n'a-t-il pas péché par naïveté ? Les Russes auraient échoué de toute façon, et on n'aurait peut-être pas le bourbier actuel sur les bras. Mais l'erreur est sans doute ailleurs : une fois de plus, il faut savoir gérer ses victoires... et maîtriser ses alliances. Si les Américains avaient mieux contrôlé la situation, les Afghans n'aurait pas accueilli Ben Laden.
Reste la défaite soviétique. Interrogé sur la débâcle russe, le président pakistanais Zia ul-Haq répondit à la télévision américaine : Charlie dit it , c'est Charlie qui l‘a fait .
L'histoire est ainsi faite d'attelages surprenants. L'effondrement de l'Empire soviétique est en premier lieu le fait d'une anthropologie erronée. Mais trois hommes ont eu un rôle majeur. Ronald Reagan et sa Guerre des étoiles , magnifique coup de bluff d'un acteur joueur de poker, Jean Paul II et son n'ayez pas peur prophétique et Charlie Wilson avec ses bouteilles de Bourbon, ses jurons texans et ses maîtresses. Des trois, l'histoire ne retiendra probablement que les deux premiers.
Alors au moins une fois, souvenons-nous de Charlie Wilson — et prions pour lui — parce que Charlie did it . Roger that SIR !
Charlie Wilson est mort le 10 février 2010, à l'âge de 76 ans.
[1] George Crile, Charlie Wilson's War, Grove press books, p. 410.
Ce livre donna lieu au film de Mike Nichols, La Guerre selon Charlie Wilson, avec Tom Hanks et Julia Roberts (2007).
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