Article rédigé par François de Lacoste Lareymondie, le 04 mars 2011
Les révoltes populaires du monde arabe ne sont pas terminées et il serait imprudent d'en tirer dès à présent des conclusions définitives : l'Histoire, avec un grand H, commence seulement à s'ébranler. Risquons cependant plusieurs observations provisoires : ces révoltes, arabes et non musulmanes, dirigées contre des systèmes despotiques, expriment le réveil d'une frustration. Qu'en sortira-t-il ?
Des révoltes arabes et non musulmanes
De l'Atlantique au Golfe persique, cette identité commune saute aux yeux. Que ce soit en Tunisie ou en Libye pour citer les deux points les plus chauds, les mouvements islamiques ont été complètement absents, aussi bien dans le déclenchement que dans le déroulement des soulèvements populaires. Même en Égypte, les Frères musulmans ont adopté un profil bas qui semble refléter davantage une certaine marginalisation politique qu'une tactique délibérée. Certes les foules égyptiennes se rassemblaient le vendredi et commençaient leurs grandes manifestations à l'issue de la prière ; mais cela n'en fait pas un soulèvement à caractère religieux.
En Algérie, cet aspect est inexistant. Il est vrai que les mouvements gravitant autour du GIA ont été décapités au cours de la guerre civile des années quatre-vingt-dix, au propre et au figuré. Comme il est inexistant au Yémen, en Jordanie, ou dans le sultanat d'Oman. Quant au Maroc où le roi bénéfice d'une profonde légitimité en tant que Commandeur des croyants, la contestation ne peut être que politique.
Et l'Iran qui n'appartient pas au monde arabe ? Le refus de la réélection du président Mahmoud Ahmadinejad s'y poursuit depuis 2009 malgré une répression féroce ; assorti d'une nuance qui, précisément, montre les limites de l'emprise que peut avoir l'islamisme politique sur une société évoluée. Le contraste avec les pays musulmans d'Asie centrale ou d'Afrique subsaharienne n'en est que plus frappant : là, les foules ne bougent pas, en revanche le terrorisme islamiste y sévit.
À la lumière de ces faits, les mises en garde récemment entendues contre Al Qaida dont les mouvements populaires feraient le lit n'en sont que plus révélatrices. Révélatrices, non de la réalité d'un danger qui est illusoire aujourd'hui dans les pays du Maghreb et du Machrek, mais de la façon dont les dirigeants de ces pays ont instrumentalisé la peur de l'islamisme, en particulier vis-à-vis des pays occidentaux. Ils ont su jouer de nos phobies pour nous aveugler, et nous n'avons rien vu venir.
Des révoltes dirigées contre un système de gouvernement
Second point commun : l'embrasement est populaire, non prémédité, informel, sans leader ; il s'est propagé de proche en proche par contagion autour d'un même slogan partout répété, adressé au despote : F... le camp !
Partout la légitimité de ce despote est douteuse car, contrairement à ce que ses conseillers ont fait dire à Nicolas Sarkozy dimanche soir, il n'incarne pas le régime qui fut l'instrument de la décolonisation ou de l'émancipation, mais il en est le récupérateur arrivé au pouvoir par coup d'État ou révolution de palais. Partout il s'est maintenu grâce à un système policier. Partout il a vidé les institutions politiques de leur substance. Partout il s'est entouré d'un clan qui, avec lui, a confisqué le pouvoir en se coupant du peuple. Partout est mis en cause un régime d'accaparement des profits qui se noie dans la corruption.
Bien sûr, dans chaque pays se superposent des facteurs internes qui colorent la situation de différentes nuances : le durcissement des conditions de vie, le chômage des jeunes diplômés et l'émergence d'une classe moyenne en attente de participation à la vie politique, un peu partout à des degrés divers ; la césure entre des régions éloignées ou hostiles entre elles (Tripolitaine/Cyrénaïque en Libye ; nord et sud au sein d'un Yémen récemment réuni) ; la domination d'une minorité sur une majorité socialement, religieusement ou politiquement opposée (bédouins contre Palestiniens en Jordanie, sunnites contre chiites à Bahreïn). Il n'en reste pas moins que le mouvement s'est partout cristallisé sur le rejet du dirigeant en place.
C'est ici qu'il faut examiner attentivement le rôle des moyens modernes de communication, au premier rang desquels l'Internet. Il fut double : d'une part, fenêtre ouverte sur le monde extérieur, qui a favorisé la prise de conscience de ce qu'était la réalité locale ; d'autre part, et cela a été immédiatement souligné, instrument puissant et rapide de mobilisation.
Les régimes qui ont pris la mesure des choses jettent du lest aussi vite qu'ils le peuvent. Le souverain jordanien l'a fait en limogeant immédiatement son gouvernement et en acceptant de mettre bon ordre dans le comportement de sa famille ; de même que le roi du Maroc, avec une série de concessions politiques ; mais aussi, dans une certaine mesure, le gouvernement algérien en levant l'état d'urgence pour tenter de désamorcer un mécontentement qu'il sait être profond.
Ceux qui s'y refusent, comme le libyen ou le yéménite, s'enfoncent dans la répression ou la guerre civile.
La sortie d'une longue frustration arabe
Regardant sur plusieurs décennies en arrière, il est frappant de constater que le monde arabe n'a finalement jamais été maître de lui-même mais a toujours été instrumentalisé.
Le pétrole a évidement pesé très lourd : d'abord parce que, pour les pays consommateurs, le statu quo stratégique, politique et institutionnel a compté plus que tout ; ensuite parce que la manne pétrolière a été doublement détournée, d'une part en subventions aux économies locales au détriment d'un développement durable, d'autre part du fait de la captation de revenus colossaux par les dirigeants.
Le conflit avec Israël n'a-t-il pas aussi fonctionné de la même façon ? Le nationalisme arabe entretenu des décennies durant n'a-t-il pas servi d'exutoire, d'abcès de fixation ? En vain d'ailleurs, puisque Israël est toujours là, qu'il demeure le plus fort sur le plan militaire, que les Palestiniens se sont divisés sans trouver d'issue à une situation qui n'en comporte peut-être pas, et que rien ni personne n'a fait bougé les protagonistes de leurs positions intransigeantes qui se neutralisent. En instrumentalisant ce conflit, les dirigeants arabes se sont rendus incapables, non seulement de tourner la page et de construire un avenir pour leurs pays, mais aussi de percevoir les évolutions profondes de leurs propres sociétés.
La frustration arabe se réveille aujourd'hui et se retourne contre eux. Ce n'est pas forcément une bonne nouvelle pour Israël qui va devoir repenser la donne stratégique, et qui le craint. J'interprète ainsi les pressions que son gouvernement a exercées sur les États-Unis pour prévenir un soutien trop appuyé aux révoltes populaires.
Ne pas préjuger de l'avenir
Un bloc n'a pas encore bougé, celui des monarchies pétrolières du Golfe : en dépit (ou à cause ?) de leur immense richesse, on sait que beaucoup sont très fragiles, à commencer par la monarchie saoudienne avec un roi très âgé et malade, une maison royale qui est un nid de vipères corrompues, et une société où les fractures sont en train de s'ouvrir, entre bédouins sunnites, riches et détenteurs du pouvoir d'une part, d'autre part des minorités chiites instables et sensibles à ce qui se passe en Irak, enfin des masses de travailleurs immigrés soumis à un quasi esclavage. Là, l'enjeu géostratégique sera d'une toute autre importance. Vaudra-t-il mieux accompagner le mouvement plutôt que de se cramponner à un statu quo problématique ? Et comment le faire sans être débordé ? Je laisse ouvertes ces questions très complexes.
Les dictatures les plus féroces finiront peut-être par reprendre le contrôle de la situation au prix d'un bain de sang ; mais pour combien de temps ? Là où l'armée est puissante et proche du pouvoir, après avoir senti le vent, elle récupérera vraisemblablement le mouvement, comme en Égypte ou peut-être en Algérie. D'autres pays, moins structurés, pourraient sombrer dans l'anarchie ; ce sont eux qui pourraient être victimes de l'islamisme politique si les imams s'avéraient seuls capables d'y mettre fin ; ils appellent la plus grande attention de notre part. Mais il n'est pas interdit de penser que l'on assiste aussi à l'émergence d'une société civile autonome et décidée à accéder à la sphère politique, nous invitant à revoir nos analyses traditionnelles.
Quoi qu'il en soit, il semble que nous assistons au basculement d'une époque vers une autre. Une référence historique vient à l'esprit, en dépit de différences considérables de contexte et de contenu : les révolutions de 1848 en Europe.
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