Article rédigé par Jacques Bichot*, le 15 octobre 2010
Les files d'attentes s'allongent devant les pompes à essence, et l'approvisionnement de certaines stations service laisse à désirer. Le blocage de huit raffineries sur douze et de quatre grands dépôts d'essence par des syndicalistes CGT qui, en sus de l'usage du droit de grève, s'octroient celui d'empêcher les autres d'accéder à leur lieu de travail, sans que les pouvoirs publics interviennent pour faire respecter la loi, crée inévitablement la panique.
Dans ces conditions, l'antagonisme entre intérêt individuel et intérêt général est inévitable : l'automobiliste ou le camionneur qui, par civisme, prendrait le risque de laisser son réservoir à moitié vide risquerait de se voir dans l'incapacité de le remplir lorsqu'il n'y restera plus grand chose, si bien que la plupart se précipitent vers une station-service pour faire le plein bien avant d'en avoir un besoin immédiat. Résultat : en une semaine, indique Le Figaro du 15 octobre, les achats de carburant ont augmenté de moitié. Ce qui rend l'approvisionnement des pompes d'autant plus difficile à réaliser, et pourrait bien provoquer des pénuries qui ne se produiraient pas si chacun se comportait comme à l'ordinaire.
Un phénomène classique
De telles situations sont classiques. Chacun a présent à l'esprit les pénuries de sucre qui se produisent de temps à autre dans les magasins suite à une peur panique de manquer qui pousse chacun à constituer des stocks extraordinaires. Mais l'exemple le plus instructif pour aider les décideurs à gérer la situation présente sans faire appel aux force de l'ordre pour rétablir la liberté du travail est celui des paniques bancaires de la seconde moitié du XIXe siècle en Grande-Bretagne.
Le billet de banque était à cette époque et dans ce pays remboursable en or – pièces ou lingots. La Bank of England émettait des billets en contrepartie de son stock de métal précieux, et aussi en contrepartie de ses crédits – principalement le réescompte d'effets de commerce, à la demande des banques commerciales qui les avaient initialement escomptés, et cherchaient à se refinancer. À partir de 1833, les billets de la Banque d'Angleterre furent legal tender, c'est-à-dire un moyen de paiement que nul créancier ne pouvait refuser, au même titre que les pièces d'or. En 1844, une loi fut votée à l'initiative du Premier ministre Robert Peel pour limiter l'émission de ces billets : la Bank of England n'eut le droit d'en mettre en circulation qu'une quantité minime au delà de la valeur de son stock d'or.
Les crises de confiance dans le système bancaire qui se produisirent tous les sept à dix ans durant la seconde moitié du siècle prenaient une forme très semblable à la ruée actuelle sur les pompes à essence : certains déposants se précipitaient aux guichets pour obtenir de l'or ou des billets en remboursement de leurs créances, et les banques n'avaient pas assez de réserves pour satisfaire cette demande inhabituelle. Voyant cela, les autres déposants s'inquiétaient, et se dirigeaient à leur tour vers les guichets, devant lesquels les queues s'allongeaient. Les banques fermaient certaines agences, dont les coffres n'étaient plus approvisionnés, et contingentaient les retraits. La panique grandissait.
Suspendre la loi
Comment résolvait-on le problème ? Réuni en urgence, le Parlement prenait sa décision quasiment sur le champ : il suspendait la loi de Peel. Dès lors la Bank of England répondait sans limite aux demandes des banques commerciales qui venaient lui apporter des effets aux réescomptes pour s'approvisionner en billets. Réapprovisionnés, les guichets se mettaient à rembourser tout ce qu'on leur demandait. Voyant cela, les Anglais acceptaient à nouveau volontiers les paiements par chèques ; le besoin de détenir des billets, lié à la peur de voir les banques commerciales devenir insolvables, et à la difficulté de payer en monnaie scripturale, disparaissait. Les queues aux guichets se raccourcissaient, et on y trouvait de plus en plus de personnes venant rapporter les billets que la peur leur avait fait retirer quelques jours plus tôt. La panique était terminée, les banques commerciales retournaient des quantités de billets à la Bank of England pour honorer à l'échéance les effets réescomptés, et les affaires reprenaient as usual. Enfin, le Parlement remettait en application la loi de Peel.
En autorisant à leur demande les compagnies pétrolières à utiliser leurs stocks de réserve (Les Echos du 15 octobre), et en élargissant les règles de circulation des gros camions-citernes, le secrétaire d'État aux transports a utilisé une méthode assez analogue à la suspension de la loi de Peel. La différence est que, pour l'instant, seule la partie des réserves excédant les stocks dits stratégiques , soit un dixième environ, est concernée [1]. Le gouvernement aurait mieux fait de ne pas poser cette limite, car une opération de ce type est d'autant plus efficace que l'approvisionnement est rétabli sans aucune limite, mais du moins a-t-il fait une partie de ce qu'il pouvait faire. Espérons qu'une bouteille à moitié pleine sera suffisante pour stopper la panique.
*Jacques Bichot est économiste, professeur émérite à l'Université Lyon 3. Il interviendra au congrès de Lyon de la Fondation de Service politique, des 30-31 octobre 2010.
[1] On retrouve ici la politique des petits pas , devenue bien à tort synonyme de sagesse pour nos gouvernants.
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