Article rédigé par La Fondation de service politique, le 14 novembre 2002
La Convention sur l'avenir de l'Europe entre dans le vif de son sujet : l'avant-projet présenté par son président, Valéry Giscard d'Estaing, permet d'ouvrir le débat de fond. C'est son premier mérite ; ce n'est pas le seul.
Au premier abord, on est également frappé par la similitude de son approche avec celle qu'a adoptée Robert Badinter dans sa contribution récente au débat (Une Constitution européenne, Fayard). Faut-il y voir l'effet d'une prédisposition particulière de l'esprit français pour les rédactions constitutionnelles ? Sans doute, dans la mesure où il excelle à traiter les questions sous l'angle institutionnel. Mais aussi un éclairage utile quant aux perspectives ouvertes.
N'en surestimons pas la portée : nous ne sommes qu'au début d'un long parcours. Une chose est néanmoins certaine : le projet imprimera une direction aux débats. Même si les propositions qu'il contient ne sont pas toutes adoptées, il obligera les conventionnels, et donc les gouvernements européens, à prendre position sur les aspects symboliques qu'il contient. Ce moment du débat de fond, il convient de ne pas le laisser passer : c'est quand la pâte est encore molle qu'il faut la travailler. Soyons également conscients qu'aucune contribution n'est a priori inutile : beaucoup l'ont compris qui ont adressé leurs propositions au praesidium de la Convention. C'est donc à juste titre que Georges Berthu vient de faire part de ses premières réactions par l'intermédiaire de Décryptage, avec toute la compétence qu'on lui connaît en cette matière (cf. analyse du 7 novembre 2002).
Avant de revenir à une autre occasion sur quelques unes des questions de fond qu'il soulève, je voudrais ici m'arrêter seulement sur le cadre juridique dans lequel on nous propose d'entrer. Un éminent juriste a récemment qualifié de " monstre juridique " le projet de " traité constitutionnel " qui est en préparation (2), faisant observer que les termes employés procédaient d'une confusion entre " le traité qui est un acte qui relève de l'ordre international, et la constitution qui relève de l'ordre interne " : le premier est " intermédié " par les États qui accordent leurs volontés diverses par le moyen d'une négociation, le second trouve immédiatement sa source dans le corps social dont il exprime unilatéralement la volonté. Dont acte ; mais n'est-ce pas une conception trop rigide des choses ? Ou plutôt trop didactique : la réalité est parfois moins tranchée. Sans remonter aux régimes de l'Antiquité, et notamment à l'organisation de l'empire romain, ne trouve-t-on pas dans l'histoire récente des précédents à cheval sur les deux ordres juridiques comme le furent les protectorats ?
L'organisation de l'Europe est, à l'évidence, une construction suffisamment originale pour que l'on sorte des sentiers battus et qu'il faille lui donner un cadre spécifique. Les termes adoptés, dans leur antinomie apparente, rendent finalement assez bien compte de la nature des choses. En outre cette organisation est devenue illisible pour qui n'en est pas un expert. Qui sait aujourd'hui faire la différence entre la " Communauté européenne " qui porte les politiques communautaires à dimension supranationale et constitue le domaine d'action privilégié du Conseil des ministres et de la Commission d'une part, et d'autre part l'" Union européenne " qui est fondée sur le concert des États, notamment dans le domaine de la diplomatie, au moyen de coopérations intergouvernementales placées sous l'égide du Conseil européen (2) ?
Pour s'en convaincre, il n'est que d'interroger les gens sur le nom qu'ils donnent à l'organisation de l'Europe : ils emploient les deux sans distinction. Fondés sur des traités différents mais associant les mêmes États, sauf le cas particulier des stipulations instituant la monnaie unique, ces deux cadres tendent à se confondre, d'abord dans l'esprit des acteurs, puis dans la pratique, notamment celle des fameux " sommets " où sont abordées les questions relevant de l'un et l'autre. On peut le déplorer, et regretter avec Georges Berthu que la coopération intergouvernementale n'ait pas été utilisée plus tôt et à plus grande échelle, pour associer politiquement les pays d'Europe de l'Est dès qu'ils ont souhaité rejoindre leurs voisins de l'Ouest. Mais le fait est là et impose à présent de regrouper l'ensemble dans un cadre unique.
À l'analyse, et ce sera mon premier désaccord avec Georges Berthu, du moins celui sur lequel je m'étendrai pour l'instant, il me semble que le centre de gravité de l'avant-projet, malgré la terminologie employée sur le thème de la citoyenneté ou les ambiguïtés, manifestes, relevées sur l'exercice de la souveraineté, demeure néanmoins du côté du traité international ; et ce, pour trois raisons.
En premier lieu, sa procédure de négociation reste celle d'un traité ; tout le monde s'accorde sur ce constat, surtout ceux qui, comme Robert Badinter, s'efforcent de la détourner. En effet, la Convention n'est ni une assemblée constituante ni une conférence intergouvernementale dont on attendrait la rédaction d'un document définitif qu'il ne resterait plus qu'à faire ratifier : composée de personnalités d'origines très diverses et de statuts disparates, y compris des représentant des pays candidats à l'adhésion, elle n'est qu'un aréopage d'experts dont le rôle est d'élaborer une plate-forme de discussion d'ici la fin de l'année 2003 ; cette plate-forme fera ensuite l'objet d'une négociation formelle entre les États au sein d'une conférence intergouvernementale qui sera convoquée à cette fin et seule aura pouvoir d'élaborer un texte formel soumis à l'approbation des gouvernements en 2004, puis à ratification dans les différents États.
En deuxième lieu, le canevas présenté en avant-projet le confirme en prévoyant que le futur traité sera révisé selon une procédure qui restera également intergouvernementale. De plus, il abrogera vraisemblablement les traités antérieurs auxquels il se substituera, en assurant la continuité juridique sans pouvoir la transmuter.
Enfin il est proposé d'y inclure une disposition tout à fait essentielle, celle qui permettrait à un État-membre de s'en retirer volontairement : j'y vois, en ce qui me concerne, un progrès par rapport aux précédent traités, notamment celui de Maastricht qui se présentait comme définitif. À l'inverse, nul citoyen ni corps constitué ni collectivité régionale ne peut se retirer d'une constitution sans faire sécession, c'est-à-dire sans ouvrir une guerre civile. Qu'un tel retrait se heurte vraisemblablement à des difficultés pratiques, et à des obstacles procéduraux, considérables n'enlève rien au principe : les " souverainistes " devraient donc y être particulièrement attentifs. Le maintien ou la suppression de cette faculté sera d'ailleurs un test des intentions profondes des négociateurs.
Les arguments contraires tirés des abandons de souveraineté consentis par les États européens au profit des instances communautaires n'invalident pas cette conclusion. Non qu'ils soient négligeables ou circonscrits : au contraire ils sont massifs et croissants. Mais de tels abandons ou limitations s'inscrivent dans la nature même des traités internationaux : les parties contractantes acceptent de se lier les mains, parfois sur des questions qui touchent au cœur même de leur souveraineté : c'était par exemple le cas du traité fondant l'Alliance Atlantique et son organisation opérationnelle intégrée qu'est l'Otan. L'objection n'est donc pas dirimante. Pas plus que ne l'est celle tirée de la personnalité juridique unique conférée à l'entité qui regrouperait la Communauté européenne et l'Union européenne : j'y vois davantage un facteur de clarification et de simplification qui, au demeurant, ne ferait qu'aligner l'organisation européenne sur d'autres instances comme l'ONU, du moins sur ce plan précis.
À ce stade donc, la Convention ne nous ferait pas franchir le saut qualitatif tant redouté vers une fédération européenne. Mais rien n'est encore joué et le fait de clarifier cet aspect des choses peut inciter certains à forcer la main des négociateurs. Pour ma part, je doute que les États y consentent, notamment les petits États européens qui, plus encore que les grandes nations disposant d'une visibilité internationale incontestable, courraient le risque d'être complètement avalés par structure de ce type. La suite des débats nous le dira.
Notes
(1) Dominique Rousseau, " Traité constitutionnel, un monstre juridique ", Le Monde, 22 octobre 2002.
(2) La Communauté européenne trouve son fondement originel dans le traité de Rome (1957) complété notamment par l'Acte Unique européen de 1987. L'Union européenne a été créée par le traité de Maastricht (1992) ; cependant celui-ci modifie également les précédents afin d'articuler les deux dispositifs. Enfin, les uns et les autres ont été successivement amendés et complétés par le traité d'Amsterdam (1997) puis par celui de Nice (2001), d'où l'extrême complexité de leurs rédactions.
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