Article rédigé par Guillaume de Lacoste Lareymondie*, le 28 mai 2004
Le débat sur la réforme de l’assurance maladie est allé d’emblée se fourvoyer dans la question de son financement. Dès l’origine des discussions, le rapport Chadelat sur la réforme de l’assurance maladie s’ouvrait sur le débat financier et ne traitait des questions de fond qu’en passant (1).
Pour résumer, les usagers et le corps médical en demandent plus, sans vouloir renoncer à rien de ce qu’ils ont déjà ; les payeurs — qui sont les mêmes — n’entendent pas signer un chèque en blanc pour ce qu’ils pressentent être un gouffre sans fond. Les arbitrages à venir seront des compromis, jamais des choix, et ne feront que des déçus.
Il est déraisonnable de disputer des moyens et des financements sans d’abord établir les objectifs et les priorités. Dire que la santé est une priorité ne signifie rien d’opératoire : la justice, la sécurité, l’éducation, les droits de l’homme, la solidarité, l’assainissement des finances publiques, la prospérité économique, le rayonnement culturel — que sais-je encore ? — sont des priorités aussi ; et ceci ne nous renseigne en rien sur ce qu’il faut faire ni dans quel ordre. Il importe d’être précis, concret et explicite.
Pour y contribuer, je propose de débusquer quelques-uns des non-dits qui sous-tendent ce débat et qui, tout en restant dans l’ombre, façonnent sa physionomie.
La santé et la santé publique
Pour être clair, j’appelle santé publique la part de la santé qui est prise en charge par la collectivité. De fait, la santé publique n’a jamais couvert la totalité de la santé. Une partie des actes médicaux et paramédicaux a toujours été aux frais des particuliers ou de leurs assurances privées.
La santé publique se fonde sur une nécessité. Une position ultralibérale, qui nierait la légitimité d’une santé publique, est intenable. La santé personnelle dépend de l’hygiène publique. En particulier, nul ne peut se soustraire aux grandes épidémies si celles-ci ne sont pas traitées au niveau général. La lutte contre les crises sanitaires constitue la santé publique a minima. Mais notre système d’assurance maladie s’est largement développé depuis des années pour garantir une large palette de soins.
Aujourd’hui, la limite qui départage la santé publique de la santé privée pose problème. Ses raisons sont conjoncturelles, obscures, oubliées. Au hasard de ses considérations financières, le rapport Chadelat signale ce point : " La répartition des interventions entre les assurances maladie obligatoires, les assurances maladies complémentaires et les ménages n’est pas le résultat de choix explicites et rationnels. Malgré les enjeux qu’elle recouvre, la répartition actuelle est le produit d’une succession de décisions techniques, parfois anciennes, plutôt que d’une approche d’ensemble (2). " Mais ces remarques ne sont pas retenues dans ses préconisations ni reprises dans sa conclusion.
Or le débat suppose justement de décider où s’arrête la santé publique et quelles pratiques en seront exclues.
Une dérive dans l’opinion
Une tendance de fond pousse à étendre la santé publique à l’ensemble de la santé. Catégorie par catégorie, toutes les professions médicales et paramédicales militent pour faire entrer leurs spécialités dans le domaine de l’assurance maladie et pour qu’elles soient prises en charge en totalité. Les laboratoires pharmaceutiques font pression dans le même sens. Les associations de patients ne sont pas en reste. La somme de ces tendances particulières mais convergentes forme un véritable mouvement collectif, qui assimile la santé publique à la santé. L’emploi répété par les autorités médicales et politiques de certaines expressions inadaptées, telles que " le libre accès aux soins de tous ", contribue à enraciner cette idée dans l’esprit du public.
Cette dérive de la santé publique — qui l’entraîne à englober toute la santé — est inflationniste à l’infini. Elle n’est donc pas tenable et doit être repoussée. Qu’on assimile la santé publique au bien-être général ou qu’on l’assimile au médical, cela revient au même : à transformer la santé publique en un ensemble démesuré dont la croissance n’aura pas de limite. D’une part, les désirs humains sont infinis. D’autre part, on pourra toujours multiplier les thérapies, les soins, les examens, et les progrès de la science n’auront de cesse d’alimenter la médecine en techniques nouvelles. Si tout cela doit être supporté par la collectivité, elle s’y ruinera.
Il reste donc à définir le crible par lequel toutes les possibilités de la médecine et toutes les attentes des usagers devront être passées pour entrer dans la santé publique.
Face à la mort
Borner la santé publique, c’est accepter la mort. Le moteur réel du débat sur l’assurance maladie est peut-être la peur de la mort et le désir secret de la conjurer. Mais la nature humaine est mortelle, et la médecine ne saurait, sauf à sombrer dans l’absurde, se donner pour objectif de procurer la vie perpétuelle. Vient toujours une heure, pour tous, où la mort est là et où il faut s’y résoudre. Vient donc un moment où la médecine n’a plus à guérir mais à accompagner. Le Code de déontologie médicale l’énonce clairement : " En toutes circonstances, le médecin doit s’efforcer de soulager les souffrances de son malade, l’assister moralement et éviter toute obstination déraisonnable dans les investigations ou la thérapeutique. Il doit accompagner le mourant jusqu’à ses derniers moments, assurer par des soins et mesures appropriés la qualité d’une vie qui prend fin, sauvegarder la dignité du malade et réconforter son entourage. Il n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort (3). " C’est le sens même des soins palliatifs.
La médecine des champs de bataille et des grandes catastrophes a un mot cru mais clair pour désigner le premier traitement des victimes, le triage. Le médecin qui y est préposé réceptionne les blessés, souvent en surnombre par rapport aux moyens médicaux, évalue leur état, décide de faire soigner les uns, de faire attendre les autres, et de laisser à leur sort ceux qui sont trop grièvement atteints. L’Association médicale mondiale précise que, dans le cas des " urgences dépassées ", le médecin " ne peut s’acharner sans espoir ni gaspiller des ressources nécessaires ailleurs, mais il doit à ses patients compassion et aide et respect de la vie privée, notamment par l’isolement et l’octroi des calmants et des sédatifs appropriés " (4). La méthode semble cruelle, mais elle seule est humaine.
Les circonstances qui l’entourent et l’obligent donnent au triage un caractère dramatique. Mais qu’on prenne du recul, et le triage apparaîtra dans toutes les situations médicales, imposé par notre nature finie, même s’il reste inavoué. Les uns sont curables : on les soigne selon les moyens disponibles ; les autres ne le sont pas : on les accompagne à la mort en tâchant d’adoucir leurs derniers moments. La frontière entre l’incurable et le curable bouge ; elle n’est pas inexistante ni évanescente pour autant. Il faut compter qu’elle existera toujours et la rendre publique. La médecine n’exorcisera pas la mort. En a-t-on conscience ?
À propos de l’hôpital
Contrairement à une opinion répandue, la définition de la santé, et en particulier de la santé publique, n’est pas d’ordre médical mais politique ; elle revient donc aux citoyens. Leurs connaissances et leur pratique font des médecins des référents indispensables pour discuter de ces questions, mais ils ne sauraient les trancher seuls : ce serait confondre l’ordre des moyens et celui des fins. Or les médecins ont tendance à faire de la santé un monde clos et à se l’approprier. Certaines pratiques renforcent cette propension, dont une, assez étonnante si on la considère d’un œil neuf.
L’hôpital présente une singularité qui a peu été remarquée. Toutes les professions, même les plus techniques, même les plus exigeantes, ont développé des procédés de progression professionnelle. La prise en compte de l’expérience accumulée, des systèmes de formation à temps partiel, des diplômes et des titres pour sanctionner ces promotions, permettent à des personnes entrées au plus bas niveau de l’échelle, de s’y élever, théoriquement jusqu’aux derniers échelons. L’armée, toutes les spécialités de l’ingénierie, la fonction publique proposent couramment de tels cursus.
Seul l’hôpital perpétue un système de castes fermées. Un infirmier qui veut progresser ne peut que viser un poste de cadre ou bien prendre une voie de biais, comme l’enseignement ou la direction d’un centre social. Pour devenir médecin, il devra tout arrêter, renoncer à tout revenu, et s’engager, en repartant du début, dans le long cursus universitaire qui y conduit (5).
Le problème a partiellement été soulevé. Le rapport " Hôpital 2007 " évoque la possibilité d’une évolution des infirmiers vers une " expertise ", et le développement d’" infirmiers cliniciens " (6). Dans la même ligne, le rapport Berland suggère un " transfert des compétences ", qui a suscité une réaction très hostile. Le président de l’Ordre national des médecins a invoqué le risque de " désacraliser l’acte médical ", et le Conseil national a finalement adopté un rapport qui précise que " le transfert de compétence se résume pour le médecin à une délégation de tâches (7)". Qu’ajouter à cela ?
Il n’est bien sûr pas possible d’évaluer l’impact de ce système cloisonné sur le fonctionnement de l’hôpital — mais il ne peut être que négatif. À tout le moins, ces castes perpétuent le mépris où les médecins tiennent les autres corps médicaux, et un état d’esprit détestable. Quand il ne s’agirait de supprimer que cela, ce serait déjà beaucoup. Plus encore, dans tous les autres domaines, la création de passerelles de mobilité professionnelle a non seulement donné de la fluidité aux relations humaines, mais a aussi permis un meilleur emploi des qualités personnelles. Ce point mérite qu’on y réfléchisse.
Le cadre du débat
Certaines positions bloquent le débat sur la santé publique. Qu’on lui attribue de procurer le bien-être à tous, ou qu’on la confonde avec l’exercice des activités médicales, ou encore qu’on lui confie de conjurer la mort, ces choix sont intenables et signifient la ruine de toute assurance maladie.
Il faut se résoudre à limiter la santé publique ; il faut se résoudre à en exclure certains souhaits des patients et certaines possibilités de la médecine. Un triage existe déjà : il est pour partie arbitraire ; il appelle une refondation à partir d’un choix collectif délibéré. Ce choix posé, le financement de l’assurance maladie redeviendra une question simplement technique, qu’un groupe d’experts saura régler sans peine.
Notes
(1). Rapport du Groupe de travail de la Commission des comptes de la Sécurité sociale au ministre de la Santé, présidé par Jean-François Chadelat, La répartition des interventions entre les assurances maladie obligatoires et complémentaires en matière de dépense de santé, avril 2003 : le rapport en pdf
(2). Loc. cit., page 13.
(3). Articles 37 et 38.
(4). Déclaration de l’Association médicale mondiale sur l’éthique médicale dans les situations de catastrophes, 1994 ( www.wma.net).
(5). L’Ordre national des médecins compte au minimum neuf années de formation, et en moyenne dix.
(6). Rapport de la Mission sur la modernisation des statuts de l’hôpital public et de sa gestion sociale, au Ministre de la santé, avril 2003.
(7). Voir le compte-rendu du vingtième jeudi de l’Ordre, " Médecins et autres métiers de santé : quelle collaboration, quelle cohabitation ? ", 4 décembre 2003, et le rapport " Délégation et transfert de compétences " par le Dr Jean Brouchet, adopté lors de la cession du Conseil national de l’Ordre des médecins des 29 et 30 janvier 2004.
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