Article rédigé par Yves Meaudre*, le 25 juillet 2008
Directeur d'une ONG présente dans tout le Sud-Ouest asiatique, Yves Meaudre anime un réseau d'aide sociale à l'enfance encadré sur place par des jeunes de vingt ans : les bambous .
Ces volontaires administrent des programmes de développement sur des territoires parfois grands comme un département français. La réussite de l'expérience accuse par contraste l'échec de notre système éducatif, et son incapacité à se réformer.
C'ETAIT LE 24 DECEMBRE 2007 au soir. Je préparais le sapin du salon. La neige tombe sur la forêt. Coup de téléphone, un enfant me prévient : Il s'agit des "bambous" ! (les jeunes coopérants volontaires de l'ONG Enfants du Mékong). À une telle date, ce ne peut être qu'un drame. Je me précipite. Au bout du fil, un homme de quatre-vingts ans, ancien empereur de l'industrie, familier du gotha des grands patrons français. Il m'appelle des bords de la mer du Nord. Il m'a connu lorsque j'étais jeune. Yves, je veux t'appeler ce soir de veille de Noël pour te dire une chose : ma petite fille est chez toi. Elle est responsable de quinze villages tenus par des familles d'anciens soldats. Elle se découvre et nous bluffe. Ce que vous lui avez donné comme responsabilité est exceptionnel. La confiance que tu lui as faite l'a boostée extraordinairement. Soulagé, je l'écoute poursuivre : Autant je pense que les formations des grandes écoles et les institutions universitaires les plus brillantes sont inutiles et pour l'essentiel du pipeau , autant ce que vous leur faites faire est d'une incroyable fécondité. En deux ans, vous faites gagner dix ans de prétentions intellectuelles... vaines. Je pense que si j'avais eu une telle opportunité pour mes cadres et surtout pour mes cadres supérieurs je vous les aurais tous confiés. Je bois du petit lait. Car je suis convaincu de l'extraordinaire creuset humain de la formule mise au point par notre ONG. C'est peut-être d'une grande prétention, mais ce que nous proposons à nos jeunes est une formule unique, qui renoue avec le meilleur de notre tradition éducative : apprendre à se donner avec toute sa personne — le cœur d'abord, la volonté, le caractère, le sens de l'autre et la capacité de s'adapter aux gens et aux situations... puis l'aptitude à manier les abstractions.
Révéler au jeune le meilleur de lui-même
Le regard de nos formateurs est bienveillant. Être bienveillant réclame des enseignants une disposition particulière de l'âme, une amitié profonde et fidèle, et une exigence sans faille, par amour. On met les jeunes en face de responsabilités lourdes que la société civile n'ose pas leur confier, car nous avons la psychologie d'un peuple vieux. C'est à vingt ans qu'on crée les grandes œuvres, pas à quarante ! Il est pourtant merveilleux de constater combien le jeune , face à l'enjeu, développe des capacités extraordinaires, capacités qu'il ignorait posséder.
Notre système scolaire — l'enseignement catholique n'est pas épargné — est essentiellement fondé sur la seule capacité à maîtriser l'abstraction ; aucune place n'est laissée à la réalisation concrète du tempérament et le développement du caractère. Ce système est de plus en plus vaniteux et arrogant. Il y a beau temps que le corps professoral de l'enseignement libre ignore jusqu'à ce qui devrait être la pierre angulaire de leur engagement : la formation chrétienne. Le plan spirituel ? Autant dire que le corps enseignant dans sa grande majorité s'en moque comme de sa première chemise, mais la formation de tout l'être est tout autant méprisée. On se souvient du courageux cri d'alarme de Mgr Cattenoz.
Quant à la formation humaine, elle est inexistante. L'enfant est réduit à une machine à plus ou moins fort potentiel. L'objectif n'étant plus sa propre formation d'adulte ou de responsable, mais de sa seule capacité à faire monter les résultats globaux d'une école. Cet état d'esprit s'étend même à l'enseignement technique, dont la vocation est pourtant de donner une chance à ceux qui n'ont pas d'aptitudes purement intellectuelles mais qui ont une intelligence plus pratique.
Saisis par un prurit de cotation, les directeurs et les professeurs éjectent les enfants qui ne promettent pas assez et qui risquent, par l'éventualité d'un échec, de faire baisser le pourcentage de réussite de leur établissement. La formation humaine ? Ils s'en moquent aussi, absolument. Pourtant, les entreprises ont besoin non pas de cerveaux sur patte, surtout aux échelons intermédiaires, mais de caractère et de responsables aptes à juger hommes et situations.
Lorsque j'étais assistant à Lyon III, j'ai fait l'expérience de la complicité possible entre enseignants et étudiants. Ma femme se souvient des week-ends où une cinquantaine d'entre eux s'installaient chez nous à côté de Beaune, pour visiter en bicyclette cette superbe région et passer des soirées où toutes les questions reposaient sur les finalités de la vie. Avec leur maître de conférences, nous nous étonnions de l'extraordinaire facilité avec laquelle nous pouvions éveiller leur ouverture de cœur et obtenir leur confiance. Les résultats suivaient immédiatement. L'un d'entre eux, fils d'un instituteur communiste de Villeurbanne nous confia : Vous nous aimez et cela se voit ! Même si nous sommes les derniers nous savons que nous avons autant d'importance à vos yeux que les premiers. Vous ne nous lâcherez pas.
Je mets cela en relation avec l'aveu d'une enseignante, professeur de BTS dans une école catholique parisienne : Cette classe ne vaut rien, me disait-elle, et ces jeunes sont inintéressants ! (sic). Elle détestait globalement la classe dont elle était responsable. Bilan : sur trente-cinq élèves, seize d'entre eux furent mis à la porte de l'établissement. Mais après ce vigoureux passage au tamis, les résultats de l'école étaient excellents ! Quant on arrive à un tel constat d'échec, je pense que tout le corps professoral devrait se remettre sérieusement en question sur sa capacité pédagogique, ou... tout simplement quitter l'enseignement.
Quant on regarde ses élèves comme des ennemis, qu'on les attend au coin de la copie pour les briser, avec cette inaptitude à rechercher le point d'appui qui peut les faire rebondir et les mettre dans une logique de succès, il faut quitter l'enseignement. Il n'y a pas de mauvais élèves mais de mauvais pédagogues. L'enseignement est un sacerdoce, il est incompatible avec un emploi du temps d'employé de bureau, il exige un engagement radical. C'est pour cela que la société devrait mieux reconnaître et honorer le métier d'enseignant, et que les hommes devraient s'y engager beaucoup plus massivement. Pour la formation du caractère, la référence masculine contribue à structurer l'adolescent. Si les femmes sont plus intuitives dans leurs appréciations, la distance des hommes permet des décisions moins affectives.
Oser la confiance, et l'humilité
Confronté aux remarquables succès de l'enseignement anglo-saxon dont je constate les résultats sur les pays où nous intervenons, je me pose des questions sur notre autosatisfaction intellectuelle. Notre prétention est assez criminelle lorsque le système de sélection de nos dirigeants élit dix crânes d'œufs pour délaisser avec un souverain mépris les cent autres dont les qualités humaines et de caractère pourraient révéler les grands leaders dont notre pays a tant besoin. Dans nos équipes à EDM, il y a de tout. Des diplômés des grandes écoles et des jeunes titulaires d'un BTS. Sur le terrain, la capacité au commandement et à l'initiative est sans relation avec leurs peaux d'âne. École d'humilité m'a confié un brillant élève d'HEC. Ce qui les unit, c'est l'aptitude au raisonnement sain, au courage moral et physique, à la capacité d'autonomie et, vexation suprême pour l'élite de l'enseignement catholique et les maîtres des sciences de l'éducation , être doué d'un gros bon sens, bien solide, bien de chez nous.
Les diplomates reçus sur le terrain, dans les pays où nous sommes présents (Vietnam, Thaïlande, Cambodge, Philippines...) nous ont dit : Mais comment cela se fait-il que ça marche ? Ce sont des gamins, les niveaux ne sont pas homogènes, vous leur collez des responsabilités humaines d'autorité incroyable sur des populations fragiles et des charges financière qu'on ne donnerait pas à des énarques de quarante ans et pourtant... ça fonctionne !
Tout est là. Notre métier consiste à nous confronter dans de nombreux pays du monde aux autres cultures de travail. Je peux affirmer que la pédagogie anglo-saxonne, notamment américaine, est en train de devenir l'unique référence dans tous ces pays émergeants. Et ce n'est pas un hasard. Leur pragmatisme et la capacité des enseignants à trouver la pépite d'or que chaque enfant possède sont les raisons de leur succès. Dieu merci, nos entreprises l'ont compris, mais en revanche, l'Éducation nationale est encore engluée dans des rigidités d'un autre âge, de même que l'enseignement catholique, qui ne cherche pas vraiment à proposer une véritable pédagogie alternative.
Si je crois devoir m'exprimer de la sorte, c'est parce que de nombreux enseignants à l'esprit rebelle partagent complètement ce point de vue. Cela explique le succès de la Fondation pour l'école d'Anne Coffinier, qui considère notre système scolaire, public et privé, structurellement irréformable. Le génie éducatif français n'est peut-être pas mort : Anne Coffinier a créé avec une vitalité extraordinaire un tissu d'écoles entièrement libres au rythme de quarante nouveaux établissements par an.
Pour en savoir plus :■ Le site d'Enfants du Mékong
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