Agriculture : le leurre de la course à la productivité
Article rédigé par Roland Hureaux, le 19 mars 2010

La profession agricole a vu son revenu baisser de 34 % entre 2008 et 2009 — et 54 % dans le secteur laitier —, avec peu d'espoir de relèvement dans l'immédiat. Le Salon de l'agriculture, qui a fermé ses portes le 7 mars, est toujours l'occasion pour des hommes politiques, des haut-fonctionnaires, des journalistes, de donner des leçons. Pour sortir de la crise, les agriculteurs doivent, disent-ils, faire des efforts de productivité. Le président de la République a lui-même repris l'antienne dans un discours récent.

Le Salon, que pour la première fois depuis 1995 le chef de l'Etat n'a pas inauguré, est toujours une grande kermesse destinée à célébrer la productivité : machines agricoles toujours plus grosses (et plus chères !), vaches laitières plus productives, semences plus efficaces, etc. Il y a fort à craindre pourtant que cette course à la productivité ne soit pour la profession un leurre. Non point que la recherche de la productivité ne soit pas nécessaire dans une compétition mondiale très dure — nous ne prêchons pas le retour au moulin à eau ! — mais parce qu'elle ne saurait suffire par elle-même à relever le revenu agricole.
Des progrès de productivité inégalés
Parle-t- on de la productivité du travail ? Contrairement aux idées reçues, elle a augmenté au cours des soixante dernières années, dans l'agriculture, plus que dans n'importe quel secteur, y compris industriel. Un agriculteur nourrissait trois Français en 1950. Il en nourrit cinquante aujourd'hui. Les agriculteurs se comptaient par millions il y a cinquante ans, encore par centaine de milliers aujourd'hui, par dizaine de milliers bientôt, ce qui veut dire que la productivité du travail agricole va encore augmenter. À quoi rimera d'ailleurs de n'avoir plus que 50 000 agriculteurs dans un pays qui aura peut-être 5 millions de chômeurs ?
Parle-t-on de la productivité des autres facteurs ? Les rendements de la terre sont devenus si élevés qu'on dut un temps imposer des jachères. Le Salon de l'agriculture est le grand festival des super-performances : taureaux de plus d'1,5 tonne, vaches à plus de 10 000 litres de lait par an, brebis géantes etc. Or cette course à la performance — qui implique chez les meilleurs une conscience professionnelle extraordinaire et un grand amour du métier — n'a depuis quelque temps aucune incidence sur le revenu. On dira que ne vont au salon que les champions. Mais n'imaginons pas que ceux qui n'y vont pas soient très en dessous de ces performances. N'imaginons pas non plus que les champions gagnent beaucoup plus que les autres : malgré les flonflons et les médailles, certains sont très en difficulté.
Veut-on que l'agriculture française investisse encore ? Mais beaucoup des exploitations sont surendettées (c'est aussi le cas aux États-Unis souvent donnés en exemple). Depuis quarante ans, la politique officielle encourage les jeunes agriculteurs à investir le plus possible en recourant à l'emprunt : pas d'investissements, pas de dotation. L'escalade des normes environnementales et sanitaires — le ministre n'est plus d'abord celui de l'agriculture mais celui de l'alimentation ! — continue à exiger toujours plus d'investissements. Ce n'est que depuis une date récente qu'on se préoccupe aussi du caractère judicieux de ces investissements et du souci d'économiser les intrants (inputs) pour maximiser le bénéfice.
L'amertume des agriculteurs vient du sentiment que, au rebours des discours officiels, plus ils s'efforcent d'améliorer leurs rendements et leur productivité et plus ils investissent, plus leur revenu est laminé.
Beaucoup de fermes ne dégagent encore du revenu que par des artifices : ici un retraité de 75 ans tient lieu d'ouvrier agricole gratuit, là le salaire de l'épouse vient boucher le déficit de l'exploitation, presque partout les journées font plutôt 50 heures que 35. Pour la plupart d'entre elles, le revenu dégagé est bien inférieur à ce que l'on obtiendrait en ajoutant, comme il serait normal, un SMIC et un rendement de 5 % du capital investi , soit le rendement moyen d'un portefeuille boursier normalement géré.
Hors le cas particulier de grands crus viticoles ou de quelques niches , seules dégagent encore des bénéfices à peu près normaux, les fermes qui combinent l'efficacité technique maximum et les aides européenne les plus conséquentes, principalement dans le secteur céréalier.
Si on en est arrivé là, c'est que la compétitivité des exploitations dépend en réalité de bien d'autres facteurs que de la seule productivité technique. Elle dépend du taux de change : comme l'industrie, l'agriculture française est piégée par l'euro fort. Elle dépend des charges générales : quelle comparaison faire avec la Grande-Bretagne où il n'y a ni foncier non bâti, ni cotisations sociales lourdes (le National Health Service étatisé assure les soins de santé), ni chambres d'agriculture ? Elle dépend dans certains secteurs comme les fruits et légumes, des charges salariales : pendant longtemps le recours des ouvriers saisonniers sous-payés était toléré ; les inspecteurs du travail y ont mis bon ordre, mais comment résister à la concurrence de l'Allemagne où l'emploi de main d'œuvre venue de l'Est n'est pas soumis au SMIC ? À tout cela s'ajoute l'incertitude des cours mondiaux sur lesquels Bruxelles voudrait que, de plus en plus, l'agriculture européenne s'aligne.
Prendre en compte le rapport de force social
Mais la course à la productivité recouvre aussi l'illusion que c'est la profession agricole qui va profiter des gains de productivité. Les milieux dirigeants de l‘agriculture, FNSEA en tête, qui imaginent que la libéralisation des OGM sera pour eux le Pérou, sont en plein dans cette illusion.
En réalité, depuis soixante ans, le gain de productivité ne bénéficie que rarement à la profession concernée et est au contraire confisqué par le reste du corps social. Par quel mécanisme ? La hausse de la productivité en milieu concurrentiel se traduit par une hausse de la production et donc une baisse des prix relatifs qui lamine les marges. Cela vaut autant pour l'industrie (indépendamment des délocalisations, les gains de productivité ont abaissé les prix des appareils électriques) que pour l'agriculture. C'est ce qui explique ce phénomène que les agriculteurs ont tant de mal à comprendre : la baisse des prix relatifs de la plupart de leurs productions sur quarante ans. Pour s'exonérer de cette confiscation, une entreprise a besoin d'une protection, soit par un brevet, soit par une position de monopole ou de cartel : c'est ainsi qu'avant d'en faire bénéficier le consommateur, EDF a pu faire ses choux gras de la baisse du prix de revient de l'électricité induite par le nucléaire.
Savoir quelle part du gain de productivité sera en définitive retenu par une profession donnée ne relève pas de l'économie pure, mais du rapport de force social : les agriculteurs qui sont dispersés, en bout de chaîne et donc sans possibilité de répercuter leurs coûts , dans un marché de produits fongibles et aujourd'hui ouvert aux quatre vents de la mondialisation, se trouvent à cet égard dans une position de vulnérabilité toute particulière. C'est pourquoi, depuis de nombreuses années, leurs gains de productivité sont, par le jeu des prix, confisqués par d'autres : l'industrie agro-alimentaire, y compris les grandes coopératives qui ne sont plus que formellement leur propriété, les grandes surfaces mais aussi les consommateurs.
C'est dire le caractère trompeur d'un salon où la fête de la performance cache bien des misères. C'est dire l'inanité des discours qui ne présentent d'autre voie de salut aux agriculteurs que la course à la productivité.
Lors de son discours de Poligny du 26 octobre dernier, le président de la République a cru bon de servir au monde agricole, outre le copié-collé de vieux discours, quelques poncifs inspirés par un pétainisme grossier, plus représentatifs des préjugés du milieu bobo où il évolue que des véritables préoccupations des agriculteurs.
Le ministre de l'Agriculture Bruno Le Maire, qui a réuni le 10 décembre 22 ministres de l'Agriculture de l'Union européenne pour contrer les orientations ultralibérales de la commission de Bruxelles a, lui, bien mieux pris conscience des véritables enjeux. Il lui reste à trouver, pour sauver du désastre une profession sinistrée, à gagner la bataille intellectuelle contre des institutions , européennes mais aussi nationales, où les think tanks libéraux exercent plus que jamais une influence prépondérante et à convaincre une classe dirigeante qui croit encore que l'agriculture coûte trop cher et que le tout-marché est la panacée.
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