Article rédigé par Jean Flouriot, le 25 juillet 2003
L'Afrique n'a pas le monopole des guerres et de la pauvreté : l'Amérique latine ne se porte pas non plus très bien et une revue de détail asiatique fait apparaître aussi bien des zones troubles et à risque.
La paix et la prospérité sont finalement des denrées rares sur la planète.
Bon nombre de dirigeants politiques africains sont arrivés au pouvoir par la force et leur mode de gouvernement s'apparente plus à la prédation qu'à la promotion du bien commun. Mais cette situation a de profondes racines culturelles qui font de leurs peuples des partisans objectifs de ce mode de gouvernement. Toute personne qui parvient au pouvoir est immédiatement sollicitée d'en faire retomber les avantages sur le maximum de ses "frères". Et ceux qui sont aujourd'hui rejetés espèrent bien prendre leur revanche un jour. L'exaspération qui résulte de la situation d'exclusion infligée ainsi de façon quasi systématique à toute une partie de la population d'un pays explique bien des violences et des révoltes. On peut comprendre aussi pourquoi l'alternance politique est si difficile : l'homme au pouvoir est poussé à se maintenir par tous ceux qui profitent de sa présence. Mais on comprend aussi pourquoi les changements politiques sont si souvent décevants : il y a simplement changement de profiteurs. Dans un tel contexte, une alternance politique paisible est déjà un grand pas en avant : on a pu l'observer ces dernières années au Bénin, au Sénégal, au Ghana, au Mali, au Kenya, en Zambie...
Il faudra longtemps pour que le vote et le gouvernement deviennent réellement politiques. Certains pensent que c'est même impossible et montrent à l'appui de leur raisonnement les heurts et malheurs des sociétés européennes toujours fortement marquées par les solidarités claniques : Balkans, Corse, Pays basque... Les mentalités changent pourtant et il existe de petits noyaux sociaux, discrets, où l'on envisage autrement l'exercice du pouvoir. C'est le cas dans le monde des entreprises où se développent peu à peu des pratiques de bonne gestion. C'est le cas dans les Églises où les responsabilités doivent être assumées dans un esprit de service. Mais c'est encore trop peu de monde pour que la société en soit marquée. Le changement apparaîtra lorsque ces groupes seront devenus assez nombreux pour peser efficacement sur la gestion de la chose publique, peut-être d'abord à l'échelon local.
Les changements de mentalité sont longs à réaliser, d'autant plus en Afrique où la tradition n'apporte pas beaucoup de moyens pour faire face au monde moderne. La tradition est essentiellement rurale et villageoise alors que la population urbaine est de plus en plus nombreuse et que le cadre économique et politique est celui de pays parfois très vastes, peuplés de millions d'habitants et, d'une façon ou d'une autre, participant à la mondialisation.
Il ne faut pas idéaliser la tradition : le pouvoir des anciens, la sorcellerie, la soumission aux impératifs du groupe sont de terribles entraves à l'épanouissement personnel et au développement. Lorsqu'en 1970, Mobutu, affronté aux vrais problèmes du développement après avoir ramené la paix au Congo, a voulu développer une idéologie de "l'authenticité", fondée (en théorie...) sur la "sagesse" traditionnelle, la réponse est venue immédiatement du cardinal Malula, archevêque de Kinshasa : les modes de pensée et de gouvernement traditionnels sont à la racine du sous-développement et se sont révélés totalement inefficaces face à la colonisation. Le développement est à construire et ce n'est pas le passé qui en apporte les moyens.
Divers observateurs des sociétés africaines, impressionnés par le poids des solidarités ethniques ont envisagé une "démocratie ethnique" où les groupes seraient les acteurs du pouvoir. C'est en fait le mode de fonctionnement actuel de la plupart des États : la composition du gouvernement reflète une recherche d'équilibre entre les groupes et les régions et assure une certaine redistribution des avantages du pouvoir. Le gouvernement actuel de la Côte d'Ivoire en est un exemple retentissant. Quel sens du bien commun attendre de ministres chargés de défendre et si possible d'étendre la part de pouvoir reconnue au groupe qu'ils représentent ? La situation, si elle permet une vie quotidienne pacifique, est meilleure que la guerre ; autre chose est d'envisager ainsi le développement...
Bernard Lugan, grand connaisseur et grand admirateur des monarchies tutsies d'Afrique centrale (God bless Africa, Carnot, 2003) , propose plus radicalement d'accepter la domination d'une partie de la société par une autre, jugée apte à gouverner (par qui, sinon par elle-même...). C'est aujourd'hui, sous étiquette républicaine, la situation du Rwanda et du Burundi. Le Burundi ne sort pas de sa guerre civile et la plus grande partie de la population rwandaise est marginalisée, maintenue dans un état de dépendance.
Il n'y a certainement pas de recette miracle et la situation politique de bien des pays d'Afrique restera longtemps précaire, obligeant les citoyens à déployer une énergie considérable pour faire face aux simples nécessités de la vie quotidienne. Comment dans ces conditions envisager les changements profonds ouvrant la route au développement ?
Il faut laisser le temps au temps et préserver la paix. À cet égard, l'intervention française en Côte d'Ivoire est exemplaire. Et l'on constate qu'éviter la guerre nécessite déjà des efforts considérables. Construire le développement suivra au rythme des changements de génération, au rythme du développement de la société nouvelle qui se construit à tâtons, essentiellement en milieu urbain. C'est pourquoi les investissements rendant les villes plus humaines, plus viables, paraissent essentiels : investissements éducatifs et de santé, considérés comme primordiaux par la population, comprenant la distribution d'eau propre et la collecte des déchets, infrastructures primaires, permettant à la ville de "respirer", réseau routier national assurant la cohésion des régions et contribuant à la conscience du bien commun.
La France peut jouer un rôle important : les plus importantes sociétés de services urbains sont françaises et interviennent depuis plusieurs décennies en Afrique. La Lyonnaise des Eaux-Casablanca (Lydec), regroupant autour de Ondéo (Suez), EDF et l'espagnol Endesa, assure la distribution de l'eau et de l'électricité et l'assainissement de cette agglomération de plus de 4 millions d'habitants. Au Gabon, la SEEG dépend du groupe Vivendi Environnement et assure l'eau potable à Libreville. Le groupe Bolloré intervient dans les transports (chemins de fer camerounais et ivoirien). Ce sont des entreprises qui se développent, qui assurent le service demandé, et gagnent l'argent de nouveaux investissements. Il est évidemment plus difficile de mettre en place des services non marchands comme la collecte des ordures ménagères, par exemple. Il faudrait inventer des modes de financement garantissant le revenu des opérateurs et donc la continuité des services, impliquant les donneurs internationaux et les états ou collectivités (quand elles ont des ressources ...).
Depuis deux ans, on parle beaucoup du NEPAD, une initiative de chefs d'état africains, présentée au sommet du G 8, souhaitant allier "bonne gouvernance" et investissements. Sur le terrain, elle n'a encore donné aucun résultat, ni pour l'un, ni pour l'autre de ses deux objectifs.
Alors, que faire ? Maintenir et développer les relations et la connaissance des personnes et des sociétés ; toujours préserver la paix sans laquelle aucune évolution des mentalités n'est possible. La route est longue, mais l'histoire se fait au long des siècles.
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