Article rédigé par Fr. Emmanuel Perrier op*, le 07 janvier 2005
Le temps de Noël, c'est un peu le temps de la famille. D'ailleurs, le lendemain de Noël, nous avons fêté la Sainte Famille. Parlons-en, donc. Parents, enfants, avez-vous déjà discuté entre vous de la sainteté dans votre famille ? De la facture de téléphone, des travaux dans la rue d'en face et de Nicolas Sarkozy, certainement, mais de la sainteté dans votre famille ?
Je conviens que ce n'est pas le genre de sujet qui s'impose naturellement après une journée de travail, entre les pâtes et le fromage, entre le journal de 20h00 et les devoirs.
" Bon, les enfants, et si on parlait de la sainteté dans notre famille ? " L'accueil unanime est garanti : un grand silence tombe autour de la table... Et Benjamin, 15 ans, se dit en lui-même : " Ils vieillissent grave les parents. "
Alors, comme l'Église est une bonne mère, comme elle sait bien qu'il est toujours plus facile de parler des autres, et même parfois en bien, voici qu'elle nous place sous les yeux une famille, celle de Jésus.
Et ne nous disons pas un peu vite que la sainte Famille ne serait pas une vraie famille, qu'elle aurait été exemptée de tout ce que nous connaissons d'une vie de famille : on mangeait tous les jours dans la sainte Famille, on faisait le ménage et la lessive, on travaillait pour vivre, on étudiait, on jouait, on s'amusait, on pleurait, on parlait, on priait. On connaissait aussi les épreuves : devoir tout quitter pour fuir en Égypte avec un nouveau-né, craindre d'avoir perdu son enfant dans la foule d'un pèlerinage à Jérusalem – trois jours d'angoisse –, laisser partir un fils chéri, voir mourir son père, son mari, son enfant... On en sait bien peu sur la sainte Famille mais s'il y a quelque chose de certain, c'est que les épreuves ne manquèrent pas.
La sainte Famille, ce n'était pas du tout-cuit
La sainte Famille, ce n'était pas du tout-cuit. Mais c'était encore moins du précuit, du pré-mâché.
Ne nous disons pas un peu vite que c'était facile d'être le père ou la mère de Jésus, parce que Jésus était un petit ange. Non, Jésus n'était pas un petit ange, mais un petit enfant qui avait à devenir un homme, et qui avait besoin de ses parents pour cela. Joseph et Marie n'ont pas été des parents à moitié, tout simplement parce que Jésus n'était pas enfant à moitié. Ne pensons pas non plus qu'il soit plus facile d'être parents quand on est saints comme Joseph et Marie. Non. Marie et Joseph n'ont pas été dispensés à cause de leur sainteté de connaître les difficultés, les doutes et les limites de toutes les parents. Ils ne connaissaient par les réponses à l'avance, ils ont découvert ce que c'est qu'être parents en le vivant.
Leur sainteté ne dispensa pas Marie et Joseph d'être parents comme sa sainteté ne dispensa pas Jésus d'être enfant. C'est exactement le contraire qui est vrai : la sainteté fut donnée à Marie et Joseph pour être les parents terrestres du Fils Unique du Père. Si Dieu a sanctifié Marie et Joseph, ce fut pour qu'ils soient capables d'accueillir Dieu en personne dans leur vie, d'accueillir Jésus petit enfant, de le guider, de l'éduquer afin que, devenu adulte, il sauve les hommes.
Être à la hauteur du mystère que l'on vit, voilà la raison de la sainteté de la sainte Famille. Pour ne pas en perdre une miette, pour ne pas passer à côté de Dieu qui est là, de Dieu qui sauve.
Être à la hauteur du mystère que l'on vit. Recevoir la grâce pour être parents de Jésus-Christ, recevoir la grâce en étant parents de Jésus-Christ. La sainte Famille ce fut une école de sanctification mutuelle. Une école toute simple, une école de l'ordinaire (tellement ordinaire que les évangélistes n'ont quasiment rien eu à en dire). Une école de l'ordinaire parce que la grâce ne remplace pas l'ordinaire, elle le transfigure, elle lui confère cette valeur d'éternité que le Seigneur appelle la béatitude. Les béatitudes, c'est l'ordinaire qui devient salutaire. Les béatitudes, ce sont les joies et les peines de la vie humaine gorgées de vie divine. Et la sainte Famille, c'était une école de vie divine sur la terre : Dieu fait chair se mettait à l'école de ses parents, et les parents se mettaient à l'école de Dieu. Voilà ce qu'est une famille : un lieu où chacun est appelé à grandir pour et par les autres.
Les uns par les autres, les uns pour les autres. Marie a grandi en sainteté dans ce contact permanent avec son mari et son fils. Et de même pour Joseph. Et de même pour Jésus, qui a grandi en humanité par l'attention constante de ses parents. Ensemble, ils ont appris à se mettre au service du plus grand dessein de Dieu, le salut du monde. Ensemble, ils se sont laissés transformer par le mystère de Dieu fait chair pour sanctifier tous les hommes. Chaque jour, il y avait de quoi grandir, chaque jour il y avait de quoi élargir son regard à la dimension des desseins de Dieu, chaque jour il y avait de quoi dilater son cœur à la mesure de l'amour de Dieu. La sainte Famille n'était pas un petit cocon replié sur lui-même, car tout ce qu'elle vivait appartenait à l'histoire du Salut, tout ce qu'elle vivait contribuait au Salut.
Le Salut a commencé dans la sainte Famille par un admirable échange où les parents croissaient en sainteté à mesure que Jésus croissait en humanité. Chacun donnait ce qu'il était, chacun recevait ce qu'il n'était pas encore.
La famille idolâtre
Voilà de quoi méditer sur ce que nous vivons dans nos familles. On n'y trouve rien d'autre que dans le quotidien de la sainte Famille. On n'y trouve rien de plus ordinaire que dans le quotidien de la sainte Famille. Dieu n'a pas moins la volonté de venir nous sanctifier que dans la sainte Famille. Et cependant, nous connaissons bien les pauvretés, les misères qui se cachent dans la vie de nos familles. Nous les portons chaque jour et, parfois, elles nous écrasent. Misère humaine, pauvreté humaine : manque d'écoute, manque de présence, manque d'attention, manque de pardon, manque de pureté, manque de patience, manque de respect, manque de joie ou manque de paix, violence psychologique, violence verbale ou même violence physique, séparations, déchirures, frustrations, jalousie, que sais-je encore ? Ah oui : la douleur pour des parents de voir leurs enfants ne pas suivre une vie droite, ou ne pas réussir socialement ou ne plus pratiquer la foi de leur baptême, douleur qui conduit à la culpabilité. Et la peine pour les enfants de ne plus comprendre leurs parents, d'éprouver à leur égard du ressentiment, de leur reprocher ce qu'ils ont fait ou n'ont pas fait.
Comme la sainte Famille paraît loin en considération de tant de pauvretés, comme elle semble un idéal inatteignable, envié, désespérément envié...
Et l'on se prend alors à réclamer à Dieu une famille idéale, et puis, comme elle ne vient pas, lassé, on finit par abandonner cet idéal toujours déçu. " La sainte Famille, se dit-on, ce n'est pas pour nous. C'est du rêve pour les enfants. " Or c'est exactement ce chemin qu'a suivi notre société depuis 200 ans : tout le XIXe siècle a été obsédé par l'édification ou la reconstruction d'un idéal de " famille normale ".
Ah ! la belle escroquerie que voilà : en fait de " famille normale ", ce ne fut jamais qu'une " façade de famille normale " qu'on imposa. De la façade, du toc, du moulage en plâtre. Une sainte Famille tout en sucre, voilà ce qu'on avait en tête. Et alors vinrent les désillusions : quand le corset armé en baleines de morale républicaine eut étouffé quelques millions de personnes, on s'en dégoûta, on en vint à haïr l'idole.
Le résultat, nous ne le connaissons que trop aujourd'hui : on ne veut plus entendre parler de famille, on détruit ou on néglige systématiquement tous les mécanismes sociaux qui soutiennent les familles. Plus encore, on casse l'idole autrefois adorée pour la recoller façon art conceptuel : la famille est recomposée, décomposée, reconstituée, comme un steak haché surgelé.
C'est Dieu qui sanctifie
Il nous faut absolument abandonner l'idole moderne de la famille si nous voulons comprendre la sainte Famille. Une véritable conversion de notre regard sur la famille est nécessaire pour retrouver la proximité que Dieu a instituée entre nos familles et la sainte Famille.
En quoi cette conversion du regard consiste-t-elle ?
En ceci : tout ce qui semblait nous éloigner de la sainte Famille est en réalité ce qui nous en rapproche. Toutes ces misères qui pèsent dans nos familles, elles ne sont pas des échecs de la famille, elles sont des cris lancés à Dieu pour qu'il les transfigure en lumière. Toutes ces misères empêchent nos familles de se refermer comme des cocons bien chauds imperméables à la grâce. Si Dieu permet tant de pauvretés, c'est parce qu'elles nous obligent à élargir notre horizon aux dimensions du Salut : " Tout cela, même cela, Seigneur, tu veux le sauver. "
La sainte Famille, ce n'était qu'une famille où chacun accueillait comme dans un pauvre et frêle vase d'argile les trésors de Dieu pour les donner aux autres. La sainte Famille, ce n'était qu'une famille sanctifiée par la présence de Dieu.
Nous ne sommes ni Marie, ni Joseph. Mais par le baptême nous n'en avons pas moins été unis au Christ.
Nos familles ne sont pas la sainte Famille, mais elles n'en sont pas moins appelées à être sanctifiées par la présence de Dieu. Nos familles, comme la sainte Famille, sont des écoles de vie divine, des écoles de béatitudes. Quittons la façade. Entrons dans l'Évangile.
Emmanuel Perrier est dominicain de la province de Toulouse. Homélie donnée à Toulouse au couvent Saint-Thomas-d'Aquin, le 26 décembre 2004.
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