Article rédigé par Jacques Bichot*, le 02 septembre 2008
Pendant plus de trente ans, jusqu'en 1991 inclusivement, la Constitution de 1958 a connu une grande stabilité : cinq modifications. Puis la loi constitutionnelle du 25 juin 1992 a ouvert un cycle de changements fréquents : 19 lois constitutionnelles en 17 ans, y compris la dernière en date, celle du 23 juillet 2008.
Pourquoi cela ?
Répondre à cette question requiert de s'interroger sur la conception que la classe politique a de la Constitution : comment a-t-elle évolué en un demi-siècle ?
Un texte qui descend de plus en plus dans le détail
En schématisant, une constitution édicte les principes sur lesquels est fondée la République et définit dans leurs grandes lignes les institutions chargées de mettre en œuvre ces principes. Mais comment conçoit-on la notion de principe ? et jusqu'où la Constitution doit-elle préciser les institutions ? Sur ces deux points, les mentalités ont évolué.
La sobriété initiale s'observe encore s'agissant de l'élection des parlementaires : l'article 24 se borne toujours à disposer que les députés sont élus au suffrage direct, et les sénateurs au suffrage indirect. Il est donc possible d'effectuer des changements importants, comme remplacer pour l'Assemblée nationale un scrutin uninominal à deux tours par un scrutin de liste à un tour, sans avoir à modifier la Constitution.
La réécriture de l'article 65 relatif au Conseil supérieur de la magistrature montre à quel point les choses ont changé. La réforme constitutionnelle de juillet 2008 ne s'est pas bornée à préciser que cette institution comprendra deux formations , l'une compétente à l'égard des magistrats du siège, l'autre à l'égard de ceux du parquet ; elle détaille la composition de chacune de ces formations ; elle ne laisse même pas à une loi le soin de disposer que, lorsque la seconde formation donne son avis sur des sanctions disciplinaires, elle comprend alors, outre les membres visés au troisième alinéa, le magistrat du parquet appartenant à la formation compétente à l'égard des magistrats du siège [1]. Et, pour faire bon poids, la composition du Conseil en formation plénière est spécifiée, en ne retenant que trois des cinq magistrats du siège mentionnés au deuxième alinéa, trois des cinq magistrats du parquet mentionnés au troisième alinéa , etc.
L'avalanche des textes est telle que le législateur en arrive, y compris pour la Constitution, à ne plus très bien savoir où il en est. Ainsi l'article 25, relatif au Parlement, dispose-t-il depuis la réforme de juillet 2008 qu'une commission se prononce par un avis public sur les projets de texte et propositions de loi délimitant les circonscriptions pour l'élection des députés ou modifiant la répartition des sièges de députés ou de sénateurs . Fort bien, mais où est-il écrit qu'il existe des circonscriptions pour l'élection des députés ? Dans une loi, pas dans la Constitution. Celle-ci prend ainsi des dispositions relatives à des modalités électorales dont le principe ne figure que dans un texte situé plus bas dans la hiérarchie des normes ! En forçant légèrement le trait, on pourrait dire que la Constitution est utilisée comme décret d'application de la loi électorale ...
Pourquoi une Constitution de plus en plus détaillée ?
Cela tient pour une part au désir de solenniser certaines dispositions. Veut-on braquer le projecteur sur la volonté du président de la République et du gouvernement d'assurer l'indépendance de la magistrature ? On introduit dans la Constitution les dispositions visant ce but, même si elles n'y ont pas leur place. Veut-on montrer que l'on a les motivations les plus pures concernant le redécoupage des circonscriptions électorales ? On fait figurer dans la loi suprême les précautions qui seront désormais prises à ce sujet. Peu importe que, ce faisant, la hiérarchie des normes et la logique soient bafouées : l'important est de communiquer. La Constitution étant, en quelque sorte, le panneau publicitaire le plus en vue, on y affiche les mesures que l'on tient le plus à faire connaître.
L'introduction d'un titre XI bis consacré au défenseur des droits relève des mêmes motivations. Veiller au respect des droits et libertés par les administrations de l'État, les collectivités territoriales , etc., est à l'évidence une fonction importante de la justice, et plus précisément, en France, des juridictions administratives [2]. Pour que celles-ci soient à même de remplir de mieux en mieux leur mission, des mesures devraient certainement être prises. Pourquoi, au lieu de s'attaquer à ce problème bien réel, ajouter un titre à la Constitution (et une nouvelle institution, le défenseur des droits , en remplacement, semble-t-il, du médiateur de la République ) ? Afin de donner l'impression que le problème du respect des administrés a été reconnu et traité comme une priorité, sans pour autant faire les efforts d'analyse et d'organisation qui seraient nécessaires [3]. À l'instar des lois ordinaires, la loi suprême risque d'être phagocytée par la politique-spectacle.
1958 : bon diagnostic, mauvaise solution
Les débats relatifs à la réforme constitutionnelle de juillet 2008 ont porté préférentiellement sur les changements apportés au titre IV, Des rapports entre le gouvernement et le Parlement . C'est dans ce titre qu'est défini (à l'article 34) le domaine de la loi. Le père de la Constitution de 1958, Michel Debré, avait souligné l'importance des clarifications à apporter en la matière. Dans son discours du 27 août 1958 devant le Conseil d'État [4], une partie précisément titrée le domaine de la loi part du problème posé par la confusion de la loi, du règlement, voire de la mesure individuelle . M. Debré estimait que notre système juridique était arrivé à un tel point de confusion et d'engorgement qu'un des efforts les plus constants, mais tenté en vain au cours des dix dernières années, était de ‘désencombrer' un ordre du jour parlementaire accablé par l'excès des lois passées depuis tant d'années en des domaines où le Parlement n'a pas normalement compétence législative ; il décrivait en le déplorant un Parlement accablé de textes et courant en désordre vers la multiplication des interventions de détail .
Le diagnostic était bon. Malheureusement, les objectifs correspondants fixés en 1958 à la nouvelle Constitution n'ont pas été atteints : la confusion entre loi et règlement s'est au contraire accentuée. Ainsi le porte-parole du gouvernement s'est-il réjoui, fin juillet 2008, de ce que 61 lois aient été votées en un an, le plus grand nombre de textes adoptés depuis trente ans au cours d'une première année de mandature [5] . Leur production étant devenue indûment le signe du dynamisme gouvernemental, les lois s'accumulent ainsi, sous l'œil réprobateur du Conseil d'État. Celui-ci, dans son rapport public 2006, constate que les maux par lui dénoncés dans son rapport 1991 n'avaient fait qu'augmenter ; il y rappelle sa formule d'alors : quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu'une oreille distraite [6] . Ces lois (et notamment les 61 de la première année du nouveau quinquennat) illustrent non seulement la confusion de la loi et du règlement que déplorait déjà Michel Debré, mais aussi la tendance à confondre l'action gouvernementale avec la production de textes, au détriment du management des services — qui devrait être la préoccupation majeure des ministres.
Il existe donc un vrai problème. La Constitution de 1958 a été forgée pour mettre fin aux empiètements des Assemblées sur le domaine de l'action gouvernementale ; mais aujourd'hui, c'est le gouvernement qui utilise la loi pour exercer ses prérogatives. Il passe son temps à inscrire dans la loi des dispositions qui relèvent de sa compétence, c'est-à-dire du décret, et non de celle du Parlement ; il agit comme si gouverner, c'était légiférer et décréter. Comment remédier à ce grave dysfonctionnement, dans ses deux dimensions : l'inflation normative, et l'utilisation de la loi (comme de la Constitution elle-même) pour des normes de niveau inférieur ?
2008 : analyse insuffisante, changements tactiques et non stratégiques
Les auteurs de la réforme constitutionnelle de juillet 2008 ont senti qu'il existait un problème d'emprise excessive du Gouvernement sur le Parlement, mais ils n'ont pas poussé l'analyse assez loin. Des espaces de liberté ont été donnés aux Assemblées : le Gouvernement ne contrôle plus totalement leur ordre du jour, et l'usage du 49-3 a été strictement limité. Malheureusement, comme aucun des deux problèmes de répartition des rôles, premièrement entre la loi et le décret, deuxièmement entre le Parlement et le gouvernement, n'ont été traités à la source, ces dispositions risquent de poser de nouveaux problèmes sans résoudre les anciens.
Les hommes qui ont préparé la réforme auraient été bien inspirés de se plonger dans le plus intelligent (à mon humble avis) des travaux scientifiques consacrés au rôle de la loi dans une société libre : Droit, Législation et Liberté, de F. A. Hayek [7]. Ils y auraient appris la distinction essentielle entre deux catégories de normes : les règles de juste conduite , limites posées à la liberté de chacun pour que ses actions ne portent pas atteinte à la vie, à liberté et aux intérêts légitimes d'autrui ; et les règles de gouvernement , dispositions prises en vue de mener une politique particulière, et pour cela de commander le comportement de certains agents. Peut-être auraient-ils alors compris qu'il vaudrait mieux ne pas continuer à mettre dans le même sac les lois de juste conduite, et les lois de gouvernement. Forts d'une analyse dont Charles de Gaulle et Michel Debré ne disposaient pas, ils auraient pu ouvrir des voies nouvelles. Les changements réalisés auraient pu être de nature stratégique.
Ce ne fut malheureusement pas le cas. La problématique est restée traditionnelle, sauf sur un point, introduit au titre IV ( Le Parlement ), qui mérite d'être applaudi : Le Parlement [...] [8] contrôle l'action du gouvernement. Il évalue les politiques publiques. Si le Parlement se dote des moyens humains, organisationnels et financiers requis pour exercer sérieusement cette fonction d'évaluation des politiques publiques, ex ante (études d'impact et de faisabilité) comme ex post, un pas important sera accompli en direction d'une manière de gouverner et de légiférer moins brouillonne, plus professionnelle et plus efficace.
Ceci étant, deux problèmes majeurs restent en suspens : Séparer la préparation et le vote des lois de juste conduite (qui n'ont sans doute pas vocation à rester du domaine d'Assemblées chargées de contrôler et évaluer la politique gouvernementale) d'un côté, et des lois de gouvernement de l'autre.
Séparer ce qui relève de la loi de gouvernement (destinée à fixer les grandes lignes d'une politique, les principes) de ce qui relève du décret.Il reste à instaurer un véritable état de droit
Tant que les lois de juste conduite n'auront pas été différenciées des lois de gouvernement, la République obéira au principe de Laignel. On se souvient de la célèbre phrase prononcée par André Laignel à l'Assemblée le 13 octobre 1981 : Vous avez juridiquement tort puisque vous êtes politiquement minoritaires. Si elle fut durement attaquée par la droite, c'est parce que, comme le dit la sagesse des nations, il n'y a que la vérité qui blesse : dès que la droite est au pouvoir, elle applique elle aussi le principe de Laignel. La vérité est que notre régime est ce que Hayek appelle une démocratie illimitée , dans laquelle n'importe quoi (ou presque) peut prendre force de loi dès qu'une majorité l'a voté.
Le débat au cours duquel André Laignel fit sa déclaration devenue célèbre portait sur les nationalisations. La droite, qui était dans l'opposition, en contestait la constitutionnalité. Le fond du problème était la nature du droit de propriété. L'article 17 de la déclaration des droits de l'homme de 1789, reconnaissant dans la propriété un droit inviolable et sacré , indique solennellement une règle de juste conduite, ou encore une disposition de ce que de nombreux juristes (et l'Église catholique, dans sa doctrine sociale [8]) appellent le droit naturel par opposition au droit positif . Très sagement, le constituant de 1789 dispose que l'on peut être privé du droit de propriété lorsque la nécessité publique l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité . Sachant que la nécessité publique n'était pas évidente dans le cas des sociétés dont l'État décréta alors la vente forcée à son profit, le fait que la majorité gouvernementale ait pu en cette circonstance imposer sa volonté (avec l'aval du Conseil constitutionnel) constitue donc bien une application du principe de Laignel, sur lequel repose la démocratie illimitée . C'est à cela que la réforme constitutionnelle de juillet 2008 se serait attaqué si elle avait été fondée sur une analyse suffisante et sur la volonté de se rapprocher d'un véritable état de droit.
Le travail (j'allais dire le ménage ) reste à faire. Dans les têtes autant et plus encore que dans les textes. En ce qui concerne la liberté politique et le bien commun, il est peu de réformes et de changements de mentalité qui aient une telle importance.
*Jacques Bichot, économiste, professeur à l'université Jean-Moulin (Lyon III).
[1] La Constitution comprend également une disposition symétrique pour la première formation.
[2] Celles-ci comportent trois niveaux : les Tribunaux administratifs, les Cours administratives d'appel, et le Conseil d'État. Sur le site de ce dernier, on peut lire que ces juridictions sont compétentes pour juger les litiges opposant une personne privée à l'État, à une collectivité territoriale, à un établissement public ou à un organisme privé chargé d'une mission de service public ; et que leur mission est de faire respecter le droit par les administrations, les services publics, et de réparer les dommages que ceux-ci auraient pu causer . La réforme constitutionnelle attribue ces mêmes missions au défenseur des droits , sans dire un mot des juridictions administratives. En fait, on sait par des commentaires autorisés que le défenseur des droits doit reprendre les fonctions du médiateur de la République : sa mission sera donc de médiation. Mais la Constitution, pourtant devenue si bavarde, ne prononce pas ce mot qui clarifierait tout.
[3] Particulièrement l'analyse des problèmes d'articulation : entre la médiation et l'action en justice, entre les juridictions administratives et leurs homologues judiciaires. Analyse également des modes de fonctionnement des administrations.
[4] On le trouve dans le document d'études n° 1.04 de la Documentation Française intitulé Constitution française du 4 octobre 1958.
[5] Paroles rapportées par Bruno Jeudy, Le Figaro du 29 juillet 2008.
[6] Voir également notre article France : l'inflation législative et réglementaire , Futuribles n° 330, mai 2007 ; ou Ph. Sassier et D. Lansoy, Ubu loi, Fayard 2008.
[7] Trad. fr. : PUF, 3 tomes, 1980, 1981 et 1983.
[8] Les mots sautés sont vote la loi . Voilà une disposition qu'il fallait absolument introduire ! Quand on pense que le Parlement votait les projets et propositions de loi sans que cela ait été prévu par la Constitution, on frémit à l'idée des périls auxquels cette lacune constitutionnelle a exposé la démocratie un demi siècle durant ! Plus sérieusement, on a là un exemple significatif du remplacement de la loi orale ou plus précisément de la Common Law (chacun sait que le Parlement vote la loi, ça n'a pas besoin d'être mis noir sur blanc) par la loi écrite.
[9] Celle-ci accorde la primauté au droit naturel, comme il est dit au point 400 du Compendium (Bayard, Cerf, Fleurus-Mame, 2005) qui proclame le droit de résister à d'injustes injonctions du droit positif parce que le droit naturel fonde et limite le droit positif .
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