35 heures (II) : Productivité et coût du travail, un bilan en demi-teinte
Article rédigé par François de Lacoste Lareymondie, le 08 octobre 2004

Le " chantage " auquel se sont livrés certaines entreprises durant l'été 2004 était-il ou non justifié ? La réponse est loin d'être certaine ; à tout le moins elle n'est pas univoque mais diverse selon les entreprises et les secteurs d'activité.

Le risque d'un renchérissement excessif des coûts de main d'œuvre avait évidemment été pris en compte par le gouvernement Jospin qui avait introduit dans la législation et le dispositif d'accompagnement trois séries de contreparties.

Des compensations efficaces et durables en matière de productivité...

La première contrepartie a eu un effet important et certainement durable : elle se trouve dans les aménagements de la durée du travail (le A de ARTT) introduits pour faciliter les négociations et l'acceptation du nouveau dispositif par le patronat qui les réclamait depuis longtemps. Ils sont au nombre de trois principaux :

- la redéfinition du temps de travail proprement dit dont sont désormais exclus en tout ou partie les périodes non productives (temps de pause, d'habillage ou de déshabillage, de repas, etc.) et qui tend donc à rendre presque intégralement productives les 35 heures,

- l'annualisation de la durée du travail, notamment pour les cadres, qui permet de forfaitiser leur activité moyennant la transformation de la réduction de la durée hebdomadaire en jours de congé, et qui s'est également traduite par la réintégration d'un certain nombre de jours de congés conventionnels accordés au fil du temps et des négociations dans les jours de RTT dont l'impact a été réduit d'autant,

- la modulation de la durée du travail autour d'une moyenne qui permet, sous certaines réserves, d'absorber les à-coups saisonniers ou de conjoncture sans recourir aux heures supplémentaires pourvu que cette durée moyenne (hebdomadaire, mensuelle, voire annuelle) soit inférieure à la durée légale.

On estime que ces aménagements, pour les entreprises qui y ont recouru dans le cadre des accords négociés, ont absorbé à peu près la moitié de l'incidence théorique du passage de 39 à 35 heures, et se sont traduits par une forte hausse de la productivité par heure travaillée. Ce que beaucoup de salariés semblent d'ailleurs avoir ressenti sous forme d'un accroissement notable de la pression subie au travail. Malgré tout le mal que leurs représentants disent des lois " Aubry ", il est peu probable que les chefs d'entreprises veuillent, en remettant en cause les accords signés ou la loi, prendre le risque de revenir en arrière sur ce point.

La seconde contrepartie concerne les allègements de cotisations déjà mentionnés.

Si les allègements prévus par la loi " Aubry II " sont pérennes, ceux de la loi " Aubry I " étaient temporaires et dégressifs : ils viennent à terme de sorte que les entreprises qui ont utilisé ce premier dispositif commencent à n'en plus bénéficier. C'est pourquoi certaines d'entre elles, qui avaient consenti à leurs salariés des réductions de la durée du travail supérieures à ce qu'exigeait la loi dans le cadre des négociations syndicales dont le succès conditionnait alors l'octroi des aides de l'Etat, mais qui se trouvent aujourd'hui confrontées à des difficultés économiques ou financières, sont tentées de dénoncer les accords conclus entre 1998 et 2000 pour revenir à l'application pure et simple de la loi, et de remonter ainsi la durée du travail à 35 heures (1). Mais ce mouvement, pour spectaculaire et médiatisé qu'il soit, restera sans doute marginal non seulement parce que les entreprises susceptibles de s'y engager sont peu nombreuses mais surtout parce que la dénonciation des accords collectifs n'est pas sans risque sérieux au plan social.

La troisième contrepartie provient de la modération salariale qui a elle-même revêtu deux aspects. Tout d'abord le SMIC. Celui-ci, il faut le rappeler, est horaire. Le gouvernement de l'époque n'a voulu toucher ni à sa définition ni à son montant pour éviter la hausse mécanique générale de 11,4% qu'aurait impliqué l'engagement pris de maintenir le salaire mensuel. D'où la création d'une " garantie mensuelle de rémunération " (GMR) s'appliquant aux salariés à temps complet couverts par un accord de réduction du temps de travail, garantie variable selon la date à laquelle cet accord a été conclu. S'étant traduit par l'apparition successive de cinq SMIC de référence et de cinq niveaux de GMR (2) selon que l'entreprise était ou non passée aux 35 heures et la date à laquelle ce passage était intervenu, ce mécanisme était devenu tellement compliqué que la loi " Fillon " y a mis un terme en réunifiant tous les SMIC de référence à échéance du 1er juillet 2005, et en les alignant, évidemment, sur le niveau le plus élevé pour faire disparaître la GMR. Au bout de sept ans, la hausse mécanique de 11,4% aura néanmoins fini par se propager à l'ensemble du secteur marchand, renchérissant d'autant le coût des bas salaires.

En revanche, le second aspect de la modération salariale, exprimé par des engagements conventionnels négociés dans beaucoup d'entreprises, a permis de limiter la progression réelle des salaires à des niveaux souvent inférieurs à l'inflation pourtant déjà faible. C'est ce qui explique qu'à l'échelle nationale leur poids dans la valeur ajoutée s'est peu accru, passant simplement de 63,2% à 64,2% en cinq ans. Au demeurant, faut-il attribuer cette stabilité aux-dits engagements ou plutôt à la médiocrité de la conjoncture et à la concurrence des pays à faible coût de main d'œuvre ? Je serais enclin à penser que cette cause économique y a davantage contribué. J'en veux pour preuve le phénomène nouveau qui consiste, en se fondant à tort ou à raison sur ces motifs, à réduire le salaire horaire de référence et augmenter la durée du travail pour que le surcroît d'activité au-delà des 35 heures légales, normalement payé en heures supplémentaires ou en congés compensateurs, ne coûte globalement pas plus cher (3).

... Mais inégales, au détriment des PME confrontées au problème des heures supplémentaires

Alors, où est le problème de compétitivité que les 35 heures sont censées poser ?

Au niveau des PME. Ce qui a été rappelé ci-dessus concerne principalement les grandes entreprises : ce sont elles qui ont majoritairement négocié des accords, qui ont pu tirer parti des aménagements de la durée du travail et qui ont accédé aux aides publiques. À la mi-2003, les deux tiers seulement des salariés du secteur marchand, soit environ 10 millions de personnes, étaient " passés aux 35 heures ", avec un clivage important selon la taille des entreprises et leur secteur d'activité : le taux de passage est d'autant plus élevé que l'entreprise est plus importante(plus de 80% des entreprises de plus de 200 salariés), alors qu'il reste faible dans les PME ( moins de 30% des entreprises de moins de 20 salariés) et par conséquent dans les secteurs où celles-ci sont nombreuses (commerce, services, bâtiment).

Qu'est-ce à dire sinon que dans la majorité des PME la durée réelle du travail a été moins réduite que dans les grandes, cette réduction peu négociée, et les compensations peu appliquées, faute de marge de manœuvre, de divisibilité des emplois lorsqu'ils sont peu nombreux, de disponibilité pour remettre à plat l'organisation du travail, et de capacité ou de volonté de négocier : cette durée hebdomadaire est encore en moyenne de 37 heures dans les entreprises de moins de 20 salariés, alors qu'elle est proche de 35 heures dans celles de plus de 100 salariés. Conséquences : les heures au-delà de 35 hebdomadaires y sont purement et simplement payées au tarif des heures supplémentaires ; ce sont ces entreprises qui subissent le renchérissement le plus important alors qu'on sait par ailleurs qu'elles constituent (ou constituaient) le principal gisement d'emplois et de croissance potentiels ; ce sont également elles qui sont le plus intéressées à la révision de la législation sur la durée du travail, et au premier chef à la réduction du coût des heures supplémentaires.

Or pour contraindre les entreprises, en particulier celles de plus de 20 salariés, à négocier l'entrée dans le nouveau régime, la loi " Aubry II " avait accru très fortement le surcoût des heures supplémentaires : en l'absence d'accord, un repos compensateur obligatoire se substituait à la majoration de salaire antérieurement applicable d'une part aux quatre premières heures hebdomadaires au-delà de 35 et d'autre part à celles qui dépassaient le plafond annuel lui-même réduit à 130 heures (4).

Injustement pénalisant et excessivement rigide, ce mécanisme a été en partie corrigé par la loi " Fillon " qui a supprimé l'obligation du repos compensateur pour les quatre premières heures supplémentaires hebdomadaires et porté le plafond annuel à 180 heures (5). Reste leur coût intrinsèque sur lequel porte aujourd'hui l'offensive de certaines organisations patronales : les bonifications salariales sont en principe de 25% pour les 4 premières heures hebdomadaires autorisées (mais de 10% seulement pour les entreprises de moins de 20 salariés en vertu d'une exception provisoire valable jusqu'au 31 décembre 2005 introduite par la loi " Fillon "), et de 50% pour les suivantes.

Il est clair que si l'exception précitée était pérennisée en faveur des PME, comme le demande leur Confédération Générale, voire généralisée, il en résulterait une baisse du coût du travail de 1,5% à durée égale pour les entreprises restées à 39 heures tandis que le retour à 39 heures hebdomadaires de celles qui sont passées à 35 ne renchérirait celui-ci que de 1% : point ne serait alors nécessaire d'attenter au principe de la durée légale pour en réduire à peu de choses l'incidence, c'est à dire la " vider de son contenu " aux yeux des syndicats et des partis de gauche ; mais non sans affaiblir la portée du discours sur la possibilité que le gouvernement voudrait donner aux salariés de gagner davantage en travaillent plus. S'il est vraisemblable qu'il s'engage dans cette voie, ce sera de façon mesurée et combinée avec des réductions de cotisations sociales applicables aux seules heures supplémentaires afin d'en baisser le coût pour les entreprises tout en en faisant bénéficier les salariés (6).

La semaine prochaine : Mutation économique ou amorce d'une fracture sociale ?

Notes

(1) C'est ce qu'a fait le volailler " Doux " au début de l'été.

(2) La GMR fonctionnait de la façon suivante : le niveau et la définition du SMIC horaire restant inchangé, la garantie couvre l'écart entre les 35 heures payées au SMIC et le salaire mensuel antérieur pour 39 heures. Le niveau de cette garantie était fixé au moment de la conclusion de l'accord sur la réduction du temps de travail, et restait ensuite acquis de façon permanente. Mais le SMIC étant revalorisé au moins une fois par an, à chaque revalorisation correspondait une nouvelle GMR s'appliquant aux salariés passant aux 35 heures après cette revalorisation. Avec l'effet paradoxal d'une garantie d'autant plus élevée que l'accord intervenait tardivement.

(3) C'est ce que les salariés de Bosch-Vénissieux ont accepté au mois de juin dernier en renonçant à 6 jours de RTT sans augmentation de salaire, renonciation qui équivaut à un allongement de la durée moyenne hebdomadaire du travail de 35 à 36 heures, soit une réduction du salaire horaire de 2,8%.

(4) Avec un contingent annuel inchangé de 180 heures supplémentaires, il aurait été possible à une entreprise de maintenir un horaire hebdomadaire de 39 heures sur 47 semaines ouvrables, quitte à payer les majorations salariales, sans rien changer à l'organisation de sa production ni recruter de personnel supplémentaire.

(5) Je simplifie délibérément l'exposé pour montrer la logique de ces deux lois dans une matière qui fait l'objet d'une réglementation très complexe et qui est susceptible de multiples modulations par voie conventionnelle.

(6) Incidemment, le problème se pose un peu dans les mêmes termes pour tous les établissements de service (au sens large, y compris ceux de nature médicale ou sociale) soumis à une contrainte de fonctionnement et de temps de présence du personnel en continu, notamment la nuit, et peu sensibles aux gains de productivité individuelle de l'heure travaillée (sans préjudice d'une meilleure organisation et d'une rationalisation de la prise en charge, qui relèvent d'une autre problématique).

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