Article rédigé par Laurent Mabire, le 06 septembre 2002
Douze mois après le 11 septembre 2001, le souvenir des sinistres attentats qui ont frappé New York et Washington hante à nouveau les mémoires. L'émotion est toujours vive. Pour la plupart des Américains, il ne s'agit pas uniquement de commémorer l'événement, mais aussi de l'analyser avec le recul du temps et de l'intégrer dans une stratégie de défense globale.
Traumatisée par cet acte de guerre terroriste sans précédent sur son territoire national, l'Amérique a expédié ses forces armées en Afghanistan avec le succès que l'on sait (la chute du régime taliban) mais aussi avec les dérives inhérentes à ce genre d'opérations (que la jurisprudence " Kosovo " appelle " dommages collatéraux "). Les opérations militaires devraient continuer — G.W. Bush a promis une guerre " longue et difficile " — mais avec une légitimité internationale de plus en plus fragile. La notion de " guerre préventive ", en particulier contre l'Irak, est fortement sujette à caution. L'hyperpuissance attire jalousies, soupçons mais également critiques fondées. Il faut convenir que la diplomatie américaine, derrière une façade honorable de protection de la démocratie et des droits de l'homme, cache mal de considérables appétits stratégiques. Ce visage de Janus attise l'antiaméricanisme sur lequel surfent tous les courants anti-mondialisation et les intellectuels d'une gauche encore veuve de la chute de l'URSS.
Dans le contexte particulier de l'après-11 septembre, un débat s'est engagé sur le sens profond de la lutte contre le terrorisme. Rares pourtant sont ceux qui sont allés au cœur du problème : s'il s'agit de défendre une civilisation, quelle civilisation défendons-nous ? quelle démocratie défendons-nous ? La lutte contre le terrorisme ne pourrait-elle pas donner lieu enfin à la sortie des ambiguïtés de la modernité occidentale ? Nous avons déjà évoqué l'appel d'une soixantaine d'intellectuels américains (Huntington, Fukuyama), dont des catholiques de renom (Glendon, Novak, Weigel) publié le 12 février sur le site American Value : " Lettre d'Amérique : les raisons d'un combat " (What We're fighting for) dans laquelle les signataires précisaient que ce n'était pas l'Amérique en tant que telle qui était agressée, mais les valeurs humaines universelles au titre desquelles on pouvait affirmer :
1/ que la dignité humaine est un droit inné pour toute personne et que, par conséquent, toute personne doit être traitée comme une fin et non comme un moyen ;
2/ qu'il existe des vérités morales universelles (la loi naturelle) ;
3/ que les désaccords sur ces valeurs doivent être discutés avec civilité et tolérance sur la foi d'une argumentation raisonnable ;
4/ qu'il y a une liberté d'opinion et une liberté de culte.
Pour les signataires, ces valeurs ne sont pas seulement issues de l'univers judéo-chrétien mais sont tellement présentes à l'intime de chaque culture, qu'elles peuvent être considérées comme inhérentes à la nature de l'homme, " animal social ". Selon Martin Luther King, cité dans cette lettre, " si l'arc de l'univers moral est vaste, il s'incurve vers la justice, non seulement pour quelques privilégiés, mais pour tous ". C'est cet arc moral qui était visé par les tueurs du 11 septembre.
Sans complexe, les signataires évoquaient la question de Dieu et des dérives religieuses mais en notant que l'évacuation de la transcendance dans les sociétés contemporaines tendait à " nier l'existence de ce que l'on peut considérer avec quelque raison comme une dimension importante de la personne humaine ".
Appelant au dialogue avec la communauté musulmane, la seconde partie du texte mettait l'accent sur la notion de " guerre juste ", citant Saint-Augustin, distinguant quatre écoles de pensée dans l'approche intellectuelle et morale de la guerre comme phénomène humain :
1/ le réalisme : croyance que la guerre est fondamentalement une question de pouvoir, d'intérêt, de nécessité, de survie, qui écarte donc l'analyse morale abstraite
2/ la guerre sainte : croyance que Dieu autorise la coercition et le meurtre des incroyants ou que l'émergence d'une idéologie laïque particulière autorise la coercition et le meurtre des incroyants
3/ le pacifisme : croyance que toute guerre est intrinséquement immorale
4/ la guerre juste : croyance que la raison morale universelle, également nommée loi morale naturelle, peut et doit s'appliquer à la guerre.
On voit aujourd'hui que si les signataires de la Lettre d'Amérique se reconnaissent dans les partisans de la guerre juste, la diplomatie américaine tend fortement vers la première. L'affichage de cette divergence notable s'est attirée les foudres de nombreux intellectuels, plutôt à gauche, en Europe et aux États-Unis.
Les Allemands, dans un texte intitulé " Un monde de justice et de paix pourrait être différent ", ont été particulièrement vindicatifs, qualifiant la notion de guerre juste de " concept maladif de l'histoire " mais d'autres universitaires américains ainsi que les Saoudiens ont réagi dans le débat. La principale objection consiste à justifier moralement la diplomatie américaine au-delà des erreurs stratégiques qui pourraient être commises. La controverse est toujours vive et les Américains ont répliqué le 8 août 2002 aux critiques allemandes dans un texte intitulé : " L'usage de la force est-il toujours moralement justifié ? " Ce texte demande une réponse claire à l'affirmation posée dans la première lettre : le recours à la guerre contre les auteurs des attentats du 11 septembre est non seulement moralement justifié mais aussi moralement nécessaire.
Cette seconde lettre est une critique du pacifisme allemand et de l'anti-américanisme qui n'apporte aucune réponse à la question posée. Elle sonne, dans une tonalité lapidaire, comme une volée de bois vert. Cependant, elle reste ouverte, affirmant par exemple que les dommages causés aux civils dans les opérations militaires, est un sujet grave qu'il faut traiter sérieusement et non en comparant les bombardements américains aux " meurtres de masse ". Les Américains mettent en avant le principe moral selon lequel les forces armées agissent en essayant de minimiser les pertes civiles alors que les terroristes cherchent à les maximiser. Au final, le seul point de convergence porte sur l'autorité universelle des valeurs pour lesquelles on se bat, ce qui n'est pas mince : " C'est seulement lorsque l'Ouest, en tant que groupe culturel, économique et militaire dominant, sera devenu sérieux au sujet de l'universalité des droits de l'homme et de la dignité, traités non comme un concept utilisable à discrétion, qu'il sera accepté dans le monde entier, y compris par les nations militairement et économiquement les plus faibles, et que les terroristes ne trouveront plus d'appui mais rencontreront également un rejet profond dans tous les pays. "
Le débat engagé à l'initiative des Américains eux-mêmes illustre bien la nécessité et le désir fortement partagé d'une réponse philosophique aux problèmes posés par le terrorisme anti-occidental. La variété des cultures du monde rend le débat ardu et ce débat est aujourd'hui géographiquement limité. Nulle réaction des Asiatiques ou des Africains. Pourtant, les traditions des peuples de ces continents pourraient enrichir ce débat.
En attendant, la classe politique américaine s'est rangée presque uniment derrière son président. Toute critique parlementaire de la position américaine est aussitôt jugée comme une " trahison " par la garde rapprochée de G.W. Bush. Le débat intellectuel serein que cherchent les intellectuels risque d'être timoré et couvert par la voie des armes. Le réalisme s'opposerait-il à la justice ?
> Texte intégral de la Lettre d'Amérique(What We're fighting for) sur http://iaboc.free.fr/balises/0028.htm