Article rédigé par François de Lacoste Lareymondie*, le 15 juillet 2005
[Version intégrale de l'entretien publié par le mensuel Traces, revue du mouvement Communion et Libération, en vis-à-vis de l'interview de Bronislaw Geremek, député européen, ancien ministre polonais des Affaires étrangères.] — Beaucoup d'observateurs ont vu dans le double "non", français et hollandais, au projet de Traité constitutionnel de l'UE une sorte de rejet populaire de l'élargissement aux pays de l'Est advenu l'an dernier.
Est-ce vraiment ça ?
Il serait abusivement simplificateur de réduire à ce seul motif tous ceux qui se sont conjugués autour du "non", surtout que de nombreux Français hostiles au projet de Constitution ont milité pour la réunification de l'Europe. Mais ce rejet a eu son rôle, à deux niveaux.
Au premier niveau on trouve la crainte d'un alignement par le bas des normes économiques et sociales. Coïncidence heureuse ou pas, la discussion sur le projet de directive "Bolkestein" de libéralisation des services en a fourni la matière. Même si sa genèse est antérieure au traité, beaucoup d'électeurs ont sans doute craint d'en consacrer les principes, notamment la règle du pays d'origine, en approuvant celui-ci. D'où la mise en exergue du modèle "social-démocrate" issu de l'après-guerre, que les nouveaux adhérents ont rejeté dans leur grande majorité, mais derrière lequel nombre d'électeurs, et plus encore de dirigeants, s'abritent malgré son échec patent.
Il y a un second niveau, plus déterminant à mon avis : la candidature de la Turquie. En se faisant le propagandiste d'une adhésion de ce pays à l'UE contre l'évidence historique et culturelle, en approuvant le principe d'une négociation au moment où il lançait la ratification du traité, et en sortant de son chapeau une manœuvre politicienne destinée à éluder le débat sur ce point, le Président de la République française a simultanément donné corps à la crainte d'une Europe diluée. Il a pris à rebrousse-poil la majorité des électeurs qui ont refusé de lui faire crédit et ils ont globalisé les deux questions en une seule réponse.
C'est pourquoi d'autres réactions sont à craindre, qui pourraient alors attenter à l'idée européenne elle-même, si le Conseil européen n'en tient pas compte dès cet automne lorsque arrivera la date fatidique d'ouverture des négociations.
Au-delà du problème de l'élargissement, voyez-vous des raisons plus profondes à ce rejet ?
Oui : l'élargissement n'aurait pas suffi à mobiliser les électeurs aussi massivement ni à cristalliser un "non" majoritaire.
Parmi les autres motifs du rejet, il faut souligner l'envahissement de tous les domaines de la vie économique et sociale par les normes et procédures bruxelloises, absconses et tatillonnes ; mais aussi l'arrogance insupportable des technocrates qui s'acharnent à vouloir faire le bonheur des gens malgré eux ; sans oublier le refus d'assumer des racines chrétiennes dont la reconnaissance, même en France, était tenue pour légitime par la majorité des gens.
En revanche, et contrairement à l'idée reçue qui prévaut chez les partisans du "oui" parce qu'elle les dispense de se remettre en cause, je ne crois pas que les questions de politique intérieure, sans être négligeables, aient été décisives. Le "non" l'a emporté contre la plupart des dirigeants politiques, qu'ils soient de la majorité ou de l'opposition, et contre la plupart des responsables économiques, faiseurs d'opinion, autorités morales ou spirituelles, etc. En outre, jamais dans l'histoire récente de notre pays un débat politique n'a été aussi long, aussi approfondi, aussi centré sur son sujet, non seulement le traité, mais aussi tous les aspects de la question européenne : grâce à quoi, les électeurs ont pris conscience de ce qui était en jeu. C'est leur faire injure de considérer qu'ils ont répondu à côté.
À question politique, ils ont apporté une réponse politique. Et comme toute réponse politique, elle a été synthétique. L'Europe sans doute dans son principe, mais pas comme cela... Reste à conférer un sens concret et positif à ce vote. Il y a urgence, avant qu'il ne se transforme en un rejet plus global si l'on n'y pourvoit pas !
Quelle influence va avoir le vote négatif de la France et de la Hollande sur les nouveaux pays membres de l'UE, qui étaient déjà plutôt sceptiques quant à la Constitution européenne ?
Le scepticisme avait d'ores et déjà trouvé son aliment dans la "furie réglementaire" qui leur a été imposée et les effets destructurants que celle-ci a pu avoir sur des sociétés fragiles ; tout comme la focalisation des instances bruxelloises sur un modèle uniforme. La réalité quotidienne s'est trouvée assez éloignée de l'image que les nouveaux adhérents pouvait se faire de l'Europe avant qu'ils ne se libèrent du joug soviétique. Sans parler du mauvais accueil qui leur a été réservé dans certaines instances, ni du mépris dont ils ont été affublés par certains gouvernants d'Europe de l'Ouest dans les grands débats politiques ou internationaux.
D'où un renversement de la question : n'y a-t-il pas un malentendu sur ce qu'est l'Europe, ce qu'elle veut être, et ce qu'elle peut être ? Malentendu qui nous oblige à un examen de conscience.
L'Union Européenne semble arrivée à un point mort. Comment la faire revivre ?
Point mort ? Je ne sais pas. Croisée des chemins ? Certainement. Une chose est claire : l'Europe uniforme et sans limite a vécu. Faute d'avoir su arbitrer entre l'approfondissement et l'élargissement pendant 30 ans, on a fait les deux, l'un pour justifier l'autre, et mal l'un et l'autre. Cette dialectique fonctionnait comme une vis sans fin, sans but ni terme ; elle est à bout de souffle.
Donc la crise est là ! Plusieurs de nos partenaires l'ont compris, en premier lieu les Britanniques qui sont d'autant plus enclins à pousser leur propre projet qu'aujourd'hui celui-ci offre la seule alternative explicite et opératoire à ce qui existe et qui ne marche plus.
Celle-ci consiste à aller au bout de la banalisation d'un marché qui n'est plus commun mais unique, dans un espace économique ouvert et uniformisé, gouverné par des instances administratives aux compétences limitées, fonctionnant sous l'égide de principes démocratiques assez vagues pour ne gêner personne. La question des frontières n'y a plus de sens et l'Union peut s'étendre à tout le pourtour méditerranéen, voire au-delà. Elle n'implique aucune forme d'unité politique plus ou moins fédérale, mais restitue aux États une partie de leur souveraineté, à charge pour eux de l'assumer avec leurs moyens et selon leur modèle social. Voilà qui rejoint pour partie les idées défendues par les mouvements souverainistes, d'une façon peut-être inattendue, mais qui n'a rien d'incongru : la question nationale ne s'y pose pas.
Où est la troisième voie ? Nulle part. Pourquoi ? Non pas parce qu'elle serait inconcevable, mais parce que la plupart de nos dirigeants en ont systématiquement refusé ne serait-ce que l'hypothèse, préférant persévérer dans leur erreur jusqu'à l'échec. Tout l'enjeu d'une éventuelle Europe politique consiste à sortir de cette ornière et à l'inventer.
L'alliance franco-allemande, conçue comme moteur de l'unification européenne, est-elle parvenue à son terme ?
D'une certaine façon, oui, du moins sous sa forme actuelle.
Elle était d'ailleurs paradoxale, fonctionnant d'autant mieux que les gouvernements respectifs étaient de tendances opposées. En cinquante ans de vie commune, son ressort avait cependant subrepticement changé : les Français en avaient fait, de façon plus ou moins avouée, un moyen de contrer, ou de compenser, une réunification acceptée avec réticence.
Ce qui se prépare en Allemagne nous oblige à reconsidérer les choses : quelle que soit la majorité qui sortira du scrutin anticipé voulu par le chancelier Schroder, le modèle allemand sera remis en cause, tandis que de profondes réformes sociales et économiques seront engagées. Le gouvernement français court grand risque de se retrouver isolé sur son quant-à-soi ; et renvoyé à la réalité d'une situation nationale loin d'être brillante, à un refus des mêmes réformes qui confine à l'aveuglement (je ne parle pas des questions "de société" dont nos gouvernants, toutes tendances confondues, ont été démagogiquement prodigues), à des contraintes budgétaires non assumées depuis des lustres mais qui deviennent insurmontables, à une crédibilité internationale très amoindrie faute de disposer des moyens de nos ambitions, et à un fonctionnement politique rien moins qu'incompréhensible pour nos partenaires, sinon archaïque.
Le tandem franco-allemand ne pourra fonctionner que si chaque partenaires est à la hauteur de l'autre, s'ils sont en phase, et si les Français acceptent de regarder le monde tel qu'il est et non tel qu'ils le rêvent. Cette condition remplie, alors le tandem saura ouvrir la troisième voie aujourd'hui manquante. Sinon, nous assisterons au renversement d'alliance redouté. La balle est dans le camp français : elle y restera jusqu'en 2007.
Le philosophe polonais Jan Patocka, représentant des dissidents sous le régime communiste, disait que l'Europe existe avant tout pour son souci de la personne. Cela vaut aussi pour l'Union européenne ?
Cette question de la personne, remise au centre du débat politique, offre sans doute la clé de la troisième voie dont je parle à propos de la construction européenne.
Pour deux raisons. D'abord parce qu'elle donne un sens à une construction politique dont le ressort ne doit pas être l'appétit de puissance mais le service d'un individu pris dans sa totalité, y compris spirituelle, et intégré dans ses communautés naturelles, de la famille à la nation. Ensuite parce qu'elle fixe les limites irréductibles de cette construction qui ne saurait se donner à soi-même son propre sens à moins de sombrer dans le totalitarisme.
Certes, elle ne débouche pas immédiatement sur des propositions concrètes ; mais seule elle est capable d'en fournir l'inspiration durable, comme elle a mobilisé les fondateurs de l'Europe, je veux parler de ces chrétiens que furent Conrad Adenauer, Robert Schuman et Alcide de Gasperi ; en s'adaptant à notre temps qui n'est plus le leur.
*Vice-président de la Fondation de service politique. Propos recueillis par Pauline Sommelet. Traces, édition française de Tracce: www.tracce.it
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