Article rédigé par Hélène Bodenez*, le 24 juin 2008
On est sous le choc : l'épreuve est comme traumatique. Difficile de prévoir la perversion de L'Orestie d'Eschyle qui préside en ce moment à L'Odéon rénové. Les critiques des journaux, l'émission du Masque et la Plume sur France Inter, pour la plupart négatives pourtant, ne rendent pas assez compte de l' ensauvagement qui s'y déroule.
Pire : c'est dans les milieux catholiques qu'on vante l'intelligence du théâtre d'Olivier Py. KTO par exemple, réserve, promotion oblige, une heure d'interview dans son émission V.I.P. au directeur du Théâtre de l'Europe, et La Croix titre son éloge de la pièce Comme un acte de foi , allant jusqu'à y voir une messe pour une humanité souffrante . Quel abus, comme ces cloches chrétiennes au cri de joie de l'hymne final ou ces autres références à la Bible, comme le Tout est accompli d'Oreste !
Vu, de mes yeux vu, ce qui s'appelle vu
Car enfin qu'avons-nous vu de cette trilogie donnée successivement en deux soirs, pendant quatre heures cinquante ? Ne retenons pas ce dont tout le monde parle comme pour atténuer la déception et faire diversion. Ne parlons pas de ce chœur accompagné d'un quatuor. Jetons, en revanche, pêle-mêle, ce que son metteur en scène vous jette crûment à la figure :
L'esthétique du filet sur le visage, filet rouge sur le visage d'Iphigénie et noir sur celui de ses bourreaux. L'ambiance douteuse est donnée.
La parade très lascive d'Hélène menant Pâris jusque dans une domination malsaine. Son obscénité dépasse de loin ce qu'en avait fait la mythologie.
L'arrivée d'Agamemnon en DS noire sur laquelle s'accroche sa captive, la troyenne Cassandre, toute empêtrée dans un voile de mariée. Représentant la vérité, dont on sait que le mot grec aletheia renvoie précisément au dévoilement progressif, Cassandre se dévoile à mesure que sa transe prophétique se fait plus claire ; hystérique, elle finit - c'était facile - toute nue, comme cette vérité vulnérable qui n'est pas crue ; première prise en otage du spectateur d'une longue série à venir, manipulation de l'actrice obligée de se plier aux humiliations de son metteur en scène.
La pluie qui mouille la scène et qui tombe à verse sur des acteurs de plus en plus hirsutes, échevelés, pluie dans laquelle les tissus des costumes traînent contribuant à tout rendre sale et laid. Pourquoi en effet ne pas se réfugier sous des parapluies noirs ? qu'à cela ne tienne ! Il y en a dans les cercueils.
Parlons-en de ces cercueils entassés sur lesquels s'achèvent, dans la première partie, les ébats d'Égisthe et de Clytemnestre. Parlons surtout du cercueil d'Agamemnon en pleine scène dans toute la deuxième partie, sur lequel on se couche, on monte, on s'assoit, sur lequel on marche comme on marche également sur le clavier d'un piano – les deux seraient-ils confondus avec les marches d'un escalier ?
Le festin de Thyeste représenté par une gazinière à roulettes, maculée de sang, vous arrivant à toute vitesse sur la scène, avec des casseroles remplies de cette chair humaine et de ces os monstrueux qu'Égisthe gominé et sanglé de noir va éparpiller violemment sur scène avec, une fois de plus, projections de sang.
Oreste nu comme un ver dès lors qu'il a tué Égisthe : et ça dure. Pourquoi prendre le spectateur pour un ignorant : il sait bien que ce cinquième siècle de Périclès va voir la statuaire grecque s'épanouir. Et alors ? avait-il dès lors besoin de voir le petit-fils d'Atrée objet d'un surlignement pseudo esthétique aussi ordinaire ?
Du ciel, il ne tombe pas que la pluie purificatrice : un porc en descend aussi par un câble. Apollon le saigne, le sang gicle alors sur le torse nu et la tête d'Oreste.
Un homme nu encore, tenant le rôle de La Pythie prophétisant, dans un déshabillé noir transparent, à petites bretelles, lui faisant des épaules de déménageur, et se plantant bedonnant devant le public, jambes écartées.
Apollon, dans une robe argentée à petites bretelles toujours, déclamant avec sa voix grave la tirade de la nouvelle définition des liens du sang : on peut être père sans mère . Le dialogue prend un relief curieusement actuel et militant face à Athéna jouée par un homme.
Ajouté à cela, le tapis rouge où traînent les godasses d'Agamemnon, des seaux et encore des seaux, le glaive de Clytemnestre, des chaises qui ne servent surtout pas à s'asseoir, de la tôle ondulée modernissime décor mobile, du gravier, autant d'éléments de surprise peut-être mais qui ne durent que le temps de la seule première pièce. Indulgent, on voudrait se dire que, peut-être, le pire est passé. Mais non. Le pire est à venir. Aux deux derniers volets de la trilogie, on est plus que las. L'abattement est à son comble.
L'imagination violée
On aura beau vous expliquer qu'il s'agit d'une déclamation à l'antique, le pouvoir des mots hurlés est tué dans l'œuf. L'imagination du spectateur, l'autre scène capitale, est violée monstrueusement, tant le rythme d'un visuel choc prend le pas sur toute poétique. Les sortilèges de la poésie se sont définitivement tu, assassinés. Il n'y aura pas eu de parole jouée (à part peut-être le beau récit de la tempête) ; c'est voulu. S'est levé en bien des moments un beuglement vulgaire et prétentieux, auquel un orchestre et un balcon à peine rempli (l'on peut pourtant acheter des places à la dernière minute entre 2 et 5 euro) ont mollement applaudi contre toute esthétique et tout naturel plaisir.
Ce n'est pas le moindre paradoxe de notre société postmoderne que la dégradation d'une pièce qui précisément témoignait d'un perfectionnement de société par la sortie de barbarie et d'inhumanité. Paradoxe surtout que la mise en scène dégénérée d'un temps qui ne voulait plus l'être. Le contresens devient monumental. Dès lors, la leçon de civisme voulue par Eschyle ne peut plus exister. Olivier Py le voulait-il d'ailleurs ? Notre démocratie moribonde telle qu'en elle-même elle se donne en miroir dans une mise en scène libertaire, parle de sa décadence non pas de sa naissance. L'inversion à l'œuvre se déploie en de tels termes, en de telles scènes, qu'il n'y a vraiment plus de leçon possible. L'éducation de la cité et des cités qu'on aurait tellement besoin de retrouver aujourd'hui par la cérémonie tragique n'est plus pensée comme essentielle.
À ce stade de faillite, il faudrait pouvoir demander aux ministres de la culture et de l'éducation nationale actuels et à venir, (sous Jules Ferry, rappelons sans nostalgie que le Ministre de l'Instruction Publique était également le Ministre des Beaux-Arts), que les responsables des groupes scolaires, en particulier dans les théâtres subventionnés par nos impôts, soient légalement tenus d'informer en vérité les professeurs qui voudraient s'engager honnêtement dans des sorties culturelles.
Protégez la jeunesse
Le gâchis de L'Odéon dans sa débauche de moyens et d'effets grandiloquents rend triste. Certes, des expériences comme celle d'un Denis Podalydès à la Comédie française avec ses Bacchantes d'Euripide en 2006, devraient nous garder confiants, témoignant qu'il est possible toujours de voir un beau spectacle, sans toutes ces insanités. Mais, cela reste encore trop de l'ordre de l'exception heureuse.
Par bonheur, les générations actuelles de jeunes deviennent un peu plus rétives à ces supercheries, se laissent moins abuser ou manipuler. Avec une santé mentale et une liberté qui les honorent, certains d'entre eux décryptent avec sagacité les duperies de leurs aînés, se rebellent vite devant les délires idéologiques de quelques-uns. Défendons-les en tout cas dans le droit qu'ils ont d'être respectés dans leur pureté et leur intelligence neuve. En tout cas, c'est à nous adultes et éducateurs d'essayer de le leur octroyer. Faisons nôtre l'ultime injonction d'Apollon aux Parques réconciliées : Protégez la jeunesse.
Donnons à notre jeunesse de connaître Eschyle au plus près, ce Grec fondateur avec tant d'autres de la civilisation européenne quoi qu'en dise Olivier Py, metteur en scène d'une pièce dénaturée, veilleur torse nu de la première scène, paradoxalement aveugle. N'entend-il donc pas sourdre le grondement dégoûté de ceux qui crient pitié, de ceux qui ne veulent plus danser, ni sur le pont d'Avignon ni sur les barricades de l'Odéon ?
*Hélène Bodenez est professeur agrégée de lettres à Saint-Louis de Gonzague (Paris).
Sous la religion, le boxon
La prochaine programmation de L'Odéon promet ! La saison 2008-2009 réserve pour septembre un Tartuffe de Molière mis en scène par Stéphane Braunschweig donné actuellement à Strasbourg. Merci à Libération de nous avertir si explicitement (contrairement à La Croix) :
Comment les protagonistes, qui s'affairent normalement au salon au premier acte, se retrouvent-ils, au dernier, dans une cave aux murs rongés de salpêtre ? Une brève scène muette, donnée en prologue, offre une partie de la réponse : en l'absence du maître de maison et du dévot pique-assiette, la famille ne s'ennuie pas : on baise ou se caresse, tandis que le home cinema diffuse un film porno. Cela ne dure que quelques secondes, presque une image subliminale — sous la religion, le boxon.
Sitôt la pièce commencée, la décence impose sa loi. Claude Duparfait joue un Orgon falot en pull et costume étriqué, VRP en nouveaux testaments et objets pieux, ou évangéliste planté à la sortie du métro derrière son petit étalage. Un type, en somme, que le désir travaille et terrorise. Le cadeau qu'il rapporte pour Tartuffe — un crucifix géant enveloppé dans du papier de soie — est presque aussi incongru qu'un godemiché XXL soigneusement choisi au sex-shop.
Extrait de
Un "Tartuffe" en pleine descente
par René Solis, Libération, 15 mai 2008.
Pour en savoir plus :■ L'Orestie, création d'Eschyle - texte français et mise en scène Olivier Py, sur le site de L'Odéon
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