Article rédigé par Jean-Luc Jeener, le 18 février 2005
LIBERTE POLITIQUE — "Justice et politique", c'est le thème du Festival que vous proposez au Théâtre du Nord-Ouest du 11 janvier au 10 juin. Un thème intemporel, ou une question d'actualité ?
JEAN-LUC JEENER — Ce thème vient d'une de mes pièces, Oubangui-Chari, dont j'ai commencé l'écriture il y a trois ans.
C'est de la politique-fiction mais qui s'inspire de faits réels : l'armée française intervient en Oubangui-Chari, il y a beaucoup de morts. On pense aujourd'hui aux événements de Côte d'Ivoire ou à ce qui s'est passé au Rwanda. Quinze ans après, le ministre de la Défense en charge de l'opération militaire est mis en examen. Et la pièce commence. Ce procès mis en scène est une manière de réfléchir à l'événement, d'avancer des arguments pour ou contre. Et je suis stupéfait de m'apercevoir que ce qui me paraissait complètement fou quand j'ai commencé à écrire le texte, devient maintenant réalité.
La réalité, c'est que nous vivons sous la dictature des prétoires. Tous les problèmes de société doivent être réglés sous le prisme du procès. Et le chrétien que je suis s'interroge : à partir du moment où la justice des hommes est divinisée, tout peut l'être. Or notre Père est le seul Dieu que je reconnaisse, non la justice terrestre.
S'interroger, c'est le message du théâtre ?
Oui, cette sacralisation du judiciaire m'a inspiré le choix d'œuvres, pièces ou lectures, qui ouvrent le débat. Certaines portent un symbole politique comme la Reine de Césarée, une pièce de Brasillach. J'ai aussi monté la pièce de De Gaulle, une Mauvaise Rencontre, écrite lorsqu'il avait quinze ans, et un texte pro-palestinien de Genet avec Sabra et Chatila. Voilà une série d'œuvres qui vont permettre de vrais dialogues, sans compter les lectures de Brecht ou de Tocqueville...
Le choix des œuvres sélectionnées étonne tout de même par sa diversité. Qu'on trouve Antigone ne surprend pas. Le Mahomet de Voltaire est moins connu. On trouve du Zola... Mais comment Racine avec Les Plaideurs a-t-il sa place dans un débat finalement très moderne ?
Les Plaideurs est une pièce sur la justice : la corruption est vieille comme le monde ! Mais la caricature, parce qu'elle dit des choses graves en s'amusant et en donnant à la détente toute sa place, permet de franchir une ligne et d'ouvrir une réflexion qui n'entraîne pas le rejet. D'une façon générale d'ailleurs, l'ensemble de l'œuvre de Racine, comme celle de Corneille, repose sur cette idée de la transgression, et donc sur la recherche d'une justice dans son articulation du moral et du politique.
Il faut aussi citer ce Mahomet que Voltaire a voulu écrire pour attaquer indirectement le christianisme, en faisant s'abattre sa foudre sur le Prophète. Vous avez constaté qu'aujourd'hui, on ne peut plus dire un mot sur l'islam sans être soupçonné d'être anti-musulman. Voltaire y parle de l'islam et de Mahomet sans tiédeur, c'est le moins qu'on puisse dire ; ici et dans un contexte nouveau, sa pièce rend un tout autre son qu'au XVIIIe siècle. L'expérience est intéressante. C'est le rôle d'un théâtre comme le mien de proposer de telles œuvres qui appartiennent à l'Histoire et de les relier aux temps actuels.
Comment arrêtez-vous le thème de vos saisons ?
Nos saisons comptent six mois, et nos choix s'orientent toujours autour de la même chose : l'incarnation. Je ne monte et je n'interroge que des thèmes et des auteurs qui permettent l'incarnation des personnages. Je ne vais pas, par exemple, programmer Ionesco ou Beckett, bien que leur théâtre soit un théâtre de la déstructuration. Toute la différence entre Camus ou Sartre d'une part, et Ionesco ou Beckett d'autre part, c'est que les premiers vont aussi parler de la déstructuration, de l'absence de Dieu, mais qu'ils le font dans une forme qui paradoxalement permet de lui donner chair.
Devenir Créon, est-ce édifiant " pour un théâtre chrétien " ?
Le rôle du théâtre chrétien, c'est de montrer l'homme. Et l'homme n'est pas toujours au niveau de sainte Thérèse ! Je suis stupéfait par la polémique qu'a provoquée le film sur la fin d'Hitler, La Chute, sorti récemment. Mais il est essentiel de montrer qu'Hitler était aussi un homme comme les autres, dans la vie quotidienne, à côté de son œuvre monstrueuse. Parce que le jour où il y aura un autre Hitler, si non ne sait pas cela, on ne le reconnaîtra pas. Oui, nous avons tous en nous des dimensions de violence, d'horreur, des égoïsmes forcenés, des aveuglements, parce que le péché originel est vraiment ancré profondément en nous. Mon travail, c'est de dévoiler l'homme dans sa globalité, à travers des auteurs qui montrent aussi bien Néron que Jeanne d'Arc, et de faire le même travail quand je montre l'un ou l'autre.
Seulement, ma responsabilité d'homme de théâtre est aussi de montrer que dans toute réalité, il reste toujours une ouverture à l'espérance : c'est là que se joue la perspective chrétienne. Le pire des hommes reste un fils de Dieu. En cela je m'oppose à un certain art contemporain extrêmement réducteur, qui se complet dans la crudité, pour ne pas dire la cruauté, et qui fait le lit du désespoir.
* Homme de théâtre, Jean-Luc Jeener est metteur en scène et auteur dramatique. Il a créé en 1968 la Compagnie de l'Élan et dirige depuis 1997 le Théâtre du Nord-Ouest (Paris IXe). Licencié en théologie, il collabore au Figaro Magazine. Dernier ouvrage paru : Pour un théâtre chrétien, Téqui, 1997. L'interview complète de Jean-Luc Jeener est à paraître dans le prochain numéro de Liberté politique.
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> THEATRE DU NORD-OUEST, 13 Faubourg Montmartre, Paris IXe, www.theatre-nordouest.com
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