Article rédigé par Jean-Germain Salvan*, le 01 décembre 2006
Sans l'avoir voulu, le film Indigènes illustre la différence entre mémoire et histoire. Et il est regrettable que les réalisateurs ne se soient pas entourés de véritables anciens combattants ayant participé aux combats entre 1942 et 1945 — il en reste encore —, ou d'historiens spécialistes du deuxième conflit mondial !
Oui, de 1939 à 1945, nos armées ont comporté un nombre important d'indigènes, puisque c'était le terme usuel à l'époque pour désigner ceux qui étaient nés et qui vivaient dans nos colonies et protectorats.
Mais il faut rappeler que la mobilisation en Afrique du Nord a porté sur vingt classes d'âge pour les Français de souche, soit 14% de cette population, et sur 2% de la population musulmane. Quant aux pertes au combat, elles furent de 8% pour les Français de souche, et de 4,4% pour les mobilisés musulmans (Maurice Faivre, les Combattants musulmans de la guerre d'Algérie [1]). Les indigènes n'étaient donc pas de la chair à canons, comme le laisse penser le film. D'ailleurs, la vue des cimetières militaires de Strasbourg, à la fin du film, montre bien que le nombre de tombes avec des croix est très supérieur aux tombes musulmanes.
Oui, une terrible misère régnait dans une grande partie de nos colonies : nous avions donné la priorité aux infrastructures, routes, ports, voies ferrées, etc., aux production commerciales, minerais, cotons, cacao, etc. La crise de 1929 avait arrêté la plupart des investissements qui auraient été indispensables. En particulier, les écoles manquaient cruellement dans les campagnes.
Responsabilités partagées
Oui, la plupart des postes de responsabilité dans nos administrations, armées comprises, étaient tenus par des cadres d'origine européenne. Mais des musulmans avaient aussi des responsabilités importantes, aussi bien dans le secteur privé que dans les administrations : Bourguiba était avocat, Ferrat Abbas était pharmacien à Sétif, le père du préfet Benmebarek était l'administrateur civil de Sétif en 1945... (je reviendrai plus loin sur l'encadrement indigène de nos unités de tirailleurs et goumiers). Le métier militaire, ce n'est pas seulement la vaillance au combat, c'est aussi la capacité de rédiger et de comprendre des ordres, de lire une carte, de diriger des tirs, de se servir de postes radio alors plus complexes à servir qu'aujourd'hui, etc., sans parler des problèmes d'organisation et de gestion.
Oui, il y eut une immense liesse et une véritable fraternisation lors de la Libération, qu'il s'agisse de maquisards, d'Américains ou d'indigènes. Mais très vite les Français se retrouvèrent face aux problèmes de la reconstruction d'un pays ravagé par la guerre, sans parler des difficultés d'un ravitaillement insuffisant.
Non, les officiers français ne se contentaient pas de regarder leurs tirailleurs partant à l'attaque : le chef de bataillon Gandoët, du 4e Régiment de Tirailleurs tunisiens, fut blessé lors de la prise du Belvedere en Italie, comme fut tué en France le colonel de Montgaillard, et tant d'autres dans toutes nos guerres. Le taux de pertes parmi les cadres français fut partout et toujours très supérieur à celui de la troupe. Pour la guerre d'Algérie, un sur trois de nos tués au combat fut un officier ou un sous-officier (Cf. M. Faivre, op. cit., [2]).
Non, les cadres français ne se contentaient pas de donner des ordres : quand un chef confie une mission dangereuse à une partie de ses subordonnés, il s'enquiert de la façon dont la tâche a été exécutée, ne serait-ce que pour savoir comment l'ennemi a réagi et quels résultats ont été obtenus.
Le lieutenant Mademba Sy
Non, les militaires indigènes n'étaient pas bloqués dans l'avancement. Faut-il rappeler qu'un des chefs de la rébellion algérienne, Ben Bella, était adjudant pendant la campagne d'Italie ? Tout régiment comportait des officiers indigènes, chargés de conseiller l'encadrement européen sur les problèmes particuliers de leurs compatriotes : au Régiment de marche du Tchad de la 2e Division blindée, c'était le lieutenant Mademba Sy, futur colonel et ambassadeur du Sénégal. De même, dans chaque compagnie, un gradé indigène assurait l'interface entre les militaires français et ceux originaires des colonies : rien de cette organisation n'apparaît dans le film. Et beaucoup de ces gradés indigènes sont devenus les cadres des armées nationales de nos anciennes colonies et protectorats.
Oui, la nourriture des Français de souche et des indigènes était différente : il était hors de question d'imposer du porc à des musulmans. Ayant commandé des soldats d'origine algérienne en Algérie et des Africains au Tchad, je peux attester que le commandement prêtait la plus grande attention à la qualité et à la quantité de nourriture distribuée aux indigènes comme aux Français...
La responsabilité des parlementaires
Cela dit, les différences entre les retraites des militaires français et indigènes, ce sont bien nos parlementaires qui les ont voulues, même si certains font aujourd'hui profession d'antiracisme et d'anticolonialisme ! Dès 1959, les associations d'anciens combattants ont protesté contre cette injustice. Il faut rappeler que le ministère, puis le secrétariat d'Etat aux Anciens Combattants, rend chaque année au ministère des Finances de 200 à 300 millions d'euros : le budget est établi en fonction du nombre d'anciens combattants vivant lorsque ce budget est préparé. Or 4% des anciens combattants meurent chaque année. Il y a donc un reliquat important en fin d'année budgétaire : 80 millions d'euros, avec un minimum de bonne volonté chez nos élus, auraient permis de régler depuis longtemps ce douloureux problème, sans attendre la réalisation de ce film.
Et si les retraites du combattant et les pensions d'invalidité vont être alignées sur celles des Français de métropole, rappelons que le problème des pensions de retraite n'est toujours pas réglé !
*Jean-Germain Salvan est général (2e S.)
[1] Maurice Faivre, les Combattants musulmans de la guerre d'Algérie, L'Harmattan, 1995, p. 247.
[2] Op. cit., p. 259.
Pour en savoir plus :
■ Indigènes, le site
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