Article rédigé par Elisabeth G. Sledziewski*, le 18 juin 2009
La question de l'avortement ne quitte décidément pas la scène de l'actualité. Elle s'est tout récemment inscrite au cœur du débat des élections européennes, certains voulant faire de la possibilité légale pour une femme d'interrompre sa grossesse un droit fondamental et universel.
Ainsi le mouvement Choisir, défendant une "clause de l'Européenne la plus favorisée" qui place le "droit à l'avortement" au premier plan des conditions permettant aux femmes de "demeurer des citoyennes à part entière".
De même, le 8 mars dernier, la Journée des Femmes 2009 célébrait la liberté d'avorter comme un droit fondamental et emblématique, horizon indépassable de l'émancipation féminine dans le monde contemporain. Appelé par son nom et désaffublé de l'euphémisme "IVG", l'avortement a du reste été placé par la nouvelle campagne du Planning familial d'Ile-de-France au même rang d'importance que la sexualité et la contraception, et reconnu avec elles comme une figure majeure du libre choix.
Tout cela au nom de l'humanisme.
Nul doute que les "ivégistes" croient sincèrement servir la cause des femmes, et dans la foulée, du progrès de la civilisation. Mais les bonnes intentions ont-elles jamais prouvé ou fondé la rectitude de l'action ? Certains, dont nous sommes, pensent au contraire que cette valeur donnée à l'avortement est antihumaniste dans son principe.
Déni d'humanité
Nous voyons en effet dans ce choix liquidateur un double déni d'humanité. Celle du sujet, la femme qui avorte, et celle de l'être que ce sujet veut détruire. Qu'il veut détruire comme non humain, mais parce qu'humain. Parce que c'est en tant qu'humain que sa venue est jugée indésirable, et en même temps, parce qu'on ne peut le détruire qu'en faisant comme s'il n'était pas humain. Selon nous, cette destruction d'un être simultanément conçu et dénié comme humain ne peut être tenue pour un droit, c'est-à-dire pour une prérogative positive du sujet. Car une telle prérogative, pour être légitime, doit être compatible avec le droit et l'humanité d'autrui.
Nous ne pouvons admettre que l'exigence éthique, applicable à tout choix engageant le sens de la vie humaine et de la relation à autrui, soit ici suspendue, au motif que la femme est un sujet libre doué d'une libre volonté. Car un sujet libre est un sujet en humanité, en charge de l'humanité de son semblable, non une machine à vouloir. Quelle étrange exception à la nature du sujet moral que cette femme qui, "si elle veut, quand elle veut", peut disposer de la vie de l'être qu'elle porte et, indifféremment, le reconnaître comme humain ou l'éliminer comme déchet ? Quel droit est-ce là, que celui de décider de son humanité ?
Il y a une inconséquence éthique majeure à présenter la conservation et la destruction de l'enfant conçu comme deux solutions humainement équivalentes. Doter la femme d'un pareil pouvoir d'arbitrage revient à la définir comme un sujet sans altérité, ne jouant pas sa propre humanité dans la reconnaissance de celle d'autrui. Elle ne l'est pas, ne peut pas, et au fond, ne veut pas l'être. La réalité se charge ensuite de le lui rappeler douloureusement : tout son être moral et psychique, son corps même, mais aussi l'enfant fantôme qui continue à pousser en elle, s'emploient à administrer la preuve que l'avortement était un geste de mort.
Les avancées de la médecine périnatale et de la recherche en psychologie des traumatismes permettent de prendre la mesure de ce travail du ressentiment, longtemps ignoré ou sous-estimé.
L'embryon, une histoire propre
De récents travaux en psychiatrie périnatale, en particulier sur l'"identité conceptionnelle" de l'être humain conçu, montrent ainsi l'apparition, dès la conception, d'une singularité bio-psychique. L'embryon humain, cristallisation d'une histoire propre, véritable corps subjectif, se trouve dès les premiers instants de sa vie au cœur d'un processus intersubjectif qui expose déjà les prémices de son développement psychologique en devenir.
Les développements de la psychiatrie embryonnaire et fœtale nous indiquent à cet égard que le flou qui entourait la conception juridique de l'embryon, puis du fœtus, et qui avait permis de légaliser l'avortement en France, tend à se dissiper. Car si l'on peut imaginer supprimer sans scrupule un être qui, croit-on, n'a pas encore d'individualité corporelle ni psychique, le même acte change totalement de nature si la science nous montre que l'embryon possède une individualité propre, celle de toute personne en devenir, et que cet être est déjà l'acteur de son développement psychique.
Dans un autre registre, l'existence d'un stress traumatique lié à l'avortement, et plus généralement les risques de l'avortement pour la santé mentale des femmes, constituent un sujet de moins en moins tabou.
Ce bilan devrait inquiéter les défenseurs d'un droit qui, puisqu'il est vecteur de déshumanisation, est en réalité régressif pour l'humanité tout entière. Car comment juger du caractère éthique d'un acte, sinon en appréciant le bénéfice d'humanité dont il est porteur ?
La convenance ne fait point droit
Pour toutes ces raisons à la fois éthiques et psychologiques, nous affirmons quant à nous que l'humanisme ne peut s'accommoder d'une confusion expéditive entre le souhait d'écarter une grossesse et la réalisation mortifère de ce souhait. La recherche des solutions les plus commodes pour l'individu n'est pas un principe moral, la convenance ne fait point droit. Nous pensons donc qu'en toute cohérence humaniste, mettre fin à une grossesse non désirée ne saurait être considéré comme un droit fondamental sans hypothéquer la validité même de cette notion.
Nous n'alléguons ici aucun dogme, aucun magistère religieux. Sous toutes les latitudes, les droits de la personne humaine excluent la faculté de dénier l'humanité d'autrui. Une législation respectueuse de ces droits ne saurait donc, sans entrer en contradiction avec les principes universels de l'humanisme, légitimer la relégation hors de l'humanité de l'enfant conçu, non plus que celle du malade, du handicapé ou du vieillard.
Une politique sanitaire responsable peut faciliter la maîtrise de la procréation. Une législation sociale responsable peut et doit aider le couple ou la mère isolée à assumer une grossesse non désirée, comme elle aide la famille à assumer la vulnérabilité et la dépendance d'un de ses membres.
L'humanisme ne se divise pas, et la civilisation reviendra finalement du droit d'avorter comme elle est revenue du droit de réduire autrui en esclavage, tenu jadis pour évident par nos maîtres antiques, ou de celui de dénier à d'autres peuples la qualité de civilisés, érigé en principe républicain par nos pères fondateurs.
Nous avons l'espoir que les humanistes sincères ouvriront un jour les yeux sur les sophismes de l'idéologie "ivégiste" et cesseront de prendre pour un droit ce qui n'est que le droit du plus fort.
* Sabine Faivre est psychosociologue, a publié La Vérité sur l'avortement aujourd'hui, éd. Téqui, 2006.
** Elisabeth G. Sledziewski est philosophe, universitaire, a dirigé avec Agnès Guy 220 000 avortements par an, que faire ?, revue Panoramiques, n° 60, éd. Corlet, 2002.
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