Article rédigé par Jean-Yves Naudet*, le 08 juillet 2009
Puisque l'encyclique Caritas in veritate de Benoît XVI porte pour sous-titre la notion de développement humain intégral dans la charité et dans la vérité , on peut, sans apparaître irrévérencieux, la qualifier de durable, car seules la charité et la vérité sont authentiquement durables : tout le reste, même le développement durable , ne dispose pas de l'éternité. Amour (caritas) et vérité, eux, sont éternels.
C'est dire que Benoît XVI ne construit pas sur du sable et si nous allons, avec la Fondation de service politique, consacrer des semaines d'articles, de revue, de conférences à cette encyclique, c'est qu'elle mérite d'être durablement approfondie et méditée. C'est dire que les premières impressions à chaud, surtout dans un bref article, sont nécessairement le résultat de choix arbitraires.
On commence toujours la lecture d'une encyclique sociale par l'introduction, sans lire ce qui précède, c'est-à-dire les destinataires de la lettre. Or les encycliques sociales récentes ont une particularité : elles ne s'adressent pas seulement aux catholiques, mais à tous les hommes de bonne volonté . C'est normal, car il s'agit de réfléchir ensemble à l'organisation de la société et cela concerne tout le monde. Cela implique, pour le pape, dans la tradition issue de saint Thomas d'Aquin, de parler non seulement la langage de la foi, mais aussi celui de la raison. Tout homme peut comprendre la philosophie, chacun peut découvrir la loi naturelle inscrite dans son cœur. Tous sont donc invités à lire ce grand texte.
Fil conducteur
Ensuite, une encyclique n'apparaît pas un beau matin, elle s'inscrit dans une histoire, celle de la doctrine sociale de l'Église, qui a commencé dans la période récente en 1891 avec Rerum novarum de Léon XIII. Or ces textes reposent toujours sur le même double principe : s'appuyer sur la doctrine de l'Église, qui, elle, ne change pas, même en matière de société, et appliquer ces principes aux choses nouvelles de notre époque. C'est ce que fait à son tour Benoît XVI face à la crise économique, à la mondialisation, à l'écologie, à la misère du monde, à l'immoralité généralisée.
Si l'on devait donner un fil conducteur à cette encyclique, c'est celui, déjà exprimé par Paul VI, du développement de l'homme tout entier, dans toutes ses dimensions, et du développement de tous les hommes. Et l'élément essentiel de ce double développement n'est pas seulement ou d'abord technique ; il est surtout d'ordre éthique. C'est de moralisation dont notre monde a besoin. Dans ce bref article, complété par d'autres d'auteurs différents, puis approfondi à d'autres occasions (notamment dans le numéro d'automne de Liberté politique [1]), je ne retiendrai que quelques illustrations, nécessairement arbitraires, qui ont particulièrement retenu mon attention en découvrant ce texte si riche.
L'économie guidée par la politique
La première concerne l'équilibre des différents domaines d'une société, certains diraient des ordres. Benoît XVI indique que la vie économique a sans aucun doute besoin du contrat pour réglementer les relations d'échange entre valeurs équivalentes. Mais elle a tout autant besoin de lois justes et de formes de redistribution guidées par la politique, ainsi que d'œuvres qui soient marquées par l'esprit du don . Il en profite pour rappeler que la mondialisation privilégie l‘échange contractuel, mais néglige la logique politique et la logique du don sans contrepartie (n. 37). Il y a donc nécessité d'un système impliquant trois sujets : le marché, l'État, et la société civile (n. 38).
Jean-Paul II avait identifié la société civile comme le cadre le plus approprié pour une économie de la gratuité et de la fraternité, mais il ne voulait pas l'exclure des deux autres domaines . Benoît XVI pense par exemple, à côté des entreprises recherchant le profit, à d'autres formes d'organisation voulant aller au-delà. C'est un thème à creuser car il y a à la fois nécessité de ne pas tout mélanger : l'ordre marchand ne doit pas tout envahir et tout ne se vend pas ; tout n'est pas politique ; l'ordre communautaire, et notamment religieux, ne doit pas dominer la politique. Et en même temps le pape nous explique clairement que la gratuité, le don, par exemple, ne saurait se limiter à la société civile. Et le donner pour avoir (l'échange), le donner par devoir (la politique) sont différents de l'agir gratuit (n. 39), qui doit exister partout selon le pape. Voilà un vrai sujet de réflexion sur l'équilibre des sociétés, des ordres, comme on parlait d'équilibre des pouvoirs au XVIIIe siècle.
C'est l'homme qui rend le marché juste ou injuste
Le deuxième thème qui attire naturellement l'œil de l'économiste, c'est la question du marché. Le texte de Benoît XVI est lumineux et prête ici aussi à des approfondissements futurs :
Lorsqu'il est fondé sur une confiance réciproque et générale, le marché est l'institution économique qui permet aux personnes de se rencontrer, en tant qu'agents économiques, utilisant le contrat pour régler leurs relations et échangeant des biens et des services fongibles entre eux pour satisfaire leurs besoins et leurs désirs (n. 45).
Mais la contrepartie éthique vient aussitôt corriger ce tableau : Le marché est soumis aux principes de la justice dite commutative, qui règle justement les rapports du donner et du recevoir entre sujets égaux.
La justice distributive a également un rôle à jouer : En effet, abandonné au seul principe de l'équivalence de valeur des biens échangés, le marché n'arrive pas à produire la cohésion sociale dont il a pourtant besoin pour bien fonctionner. Sans formes internes de solidarité et de confiance réciproque, le marché ne peut pleinement remplir sa fonction économique. Aujourd'hui, c'est cette confiance qui fait défaut.
Ne sommes-nous pas là au cœur de la crise financière actuelle ? Mais le pape ne condamne pas pour autant le principe du marché ou des institutions équivalentes. S'il est mal utilisé par l'homme — et on le voit chaque jour — c'est la raison obscurcie de l'homme qui produit ces conséquences, non l'instrument lui-même (le marché en l'occurrence). C'est pourquoi ce n'est pas l'instrument qui doit être mis en cause mais l'homme, sa conscience morale et sa responsabilité personnelle et sociale (n. 36).
La valeur transcendante des normes morales naturelles
Cela nous conduit tout naturellement au troisième élément, qui est l'éthique : le marché n'a pas en lui-même de régulateur éthique — seul l'homme a une éthique — et la crise actuelle est une crise morale ; il faut donc moraliser le capitalisme ou du moins les hommes qui agissent dans le système capitaliste. Mais c'est bien beau de parler d'éthique — tout le monde en parle, même la publicité — mais de quelle éthique s'agit-il ? Et là encore Benoît XVI nous aide à réfléchir en profondeur.
Pour fonctionner correctement, l'économie a besoin de l'éthique, non pas d'une éthique quelconque, mais d'une éthique amie de la personne. Aujourd'hui, on parle beaucoup d'éthique dans le domaine économique, financier ou industriel. Des centres d'études et des parcours de formation de business ethics sont créés. Dans le monde développé, le système des certifications éthiques se répand à la suite du mouvement d'idées né autour de la responsabilité sociale de l'entreprise. Les banques proposent des comptes et des fonds d'investissements appelés éthiques. Une "finance éthique" se développe, surtout à travers le microcrédit et plus généralement la micro finance. Ces processus sont appréciables et méritent un large soutien (n. 45).
Quel est alors le problème selon Benoît XVI ?
Toutefois, il est bon d'élaborer aussi un critère valable de discernement, car on note un certain abus de l'adjectif "éthique", qui, employé de manière générique, se prête à désigner des contenus très divers au point de faire passer sous son couvert des décisions et des choses contraintes à la justice et au véritable bien de l'homme (n. 45).
N'oublions pas même que certains appellent éthique la possibilité de mettre fin à une vie, avant la naissance ou lorsque la personne est très malade. On emploie même parfois le mot de droit (à l'avortement, au clonage, à l'euthanasie,...). Où est alors l'éthique, la confusion n'est-elle pas à son comble ? Est-il éthique de mettre la sauvegarde de certaines espèces animales bien au dessus de celle de petits d'homme ? De telles dérives existent aussi en économie et éthique rime trop souvent avec marketing ou publicité.
C'est là que le pape nous éclaire à nouveau.
Cela dépend en grande partie du système moral auquel on se réfère. Sur ce thème, la doctrine sociale de l'Église a une contribution spécifique à apporter, qui se fonde sur la création de l'homme à l'image de Dieu, principe d'où découle la dignité inviolable de la personne humaine, de même que la valeur transcendante des normes morales naturelles. Une éthique économique qui méconnaitrait ces deux piliers risquerait inévitablement de perdre sa signification propre et de se prêter à des manipulations. Il faut œuvrer pour que toute l'économie et toute la finance soient éthiques et le soient non à cause d'un étiquetage extérieur, mais à cause du respect d'exigences intrinsèques à leur nature même (n. 45).
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Ces trois exemples, parmi des dizaines d'autres pris dans l'encyclique Caritas in veritate, montrent l'ampleur de ce que nous propose Benoît XVI : il pose les bonnes questions ; il donne des éléments fondamentaux de réponse, sur la crise, le développement, l'écologie, mais il les pose au niveau humain, philosophique, éthique, spirituel. Il ne nous donne pas les solutions techniques : ce n'est pas le rôle de l'Église, c'est celui de tous les baptisés et de tous les hommes de bonne volonté,
Voilà pourquoi il faut nous mettre au travail, lire cette encyclique, s'informer, réfléchir en groupe, participer à des rencontres. Mais chacun sent bien que si le monde est malade par manque d'éthique, c'est d'abord cette éthique, cette morale naturelle et chrétienne qu'il nous faut acquérir et approfondir. Où ? Dans l'Église, cela ne fait pas de doutes, y compris en lisant les grands textes du magistère ; au sein des familles, lorsqu'elles sont fidèles à cet enseignement et dans le système éducatif au sens large, lorsqu'il se fait le relais authentique des familles et des valeurs naturelles et chrétiennes. Oui, Benoît XVI nous a ouvert un chemin durable et nous allons longtemps vivre de son enseignement dans Caritas in veritate.
* Jean-Yves Naudet est professeur à l'Université Paul-Cézanne (Aix-Marseille III), président de l'Association des économistes catholiques (http://aecfrance.new.fr), vice-président de l'Association internationale pour l'enseignement social chrétien.
- Le texte intégral de l'encyclique Caritas in veritate
[1] Liberté politique n° 47, automne 2009, à paraître en septembre.
Voir aussi Liberté politique N° 46, été 2009, avec les actes du colloque L'Église et la crise , où quinze économistes chrétiens s'interrogent sur la "moralisation des capitalistes".