"Caritas in veritate" : primauté de la morale
Article rédigé par Fr. Edouard Divry, op*, le 10 juillet 2009

Conscient comme le pape Jean-Baptiste Montini que toute action sociale engage une doctrine (PP, n. 39 ; CIV, n. 30), Benoît XVI a voulu commémorer officiellement Populorum progressio de Paul VI (1967) par une encyclique sociale et doctrinale : Vingt ans après [ce qu'en disait Jean Paul II dans Sollicitudo rei socialis], j'exprime ma conviction que Populorum progressio mérite d'être considérée comme l'encyclique " Rerum novarum de l'époque contemporaine " qui éclaire le chemin de l'humanité en voie d'unification (CIV, n. 8).

L'encyclique se divise en six parties (I à VI). Le pape rappelle les grandes lignes de Populorum progressio sur le développement plénier de l'homme qui intègre l'annonce explicite du salut par Jésus-Christ, la source véritable de promotion humaine (I). Puis il cherche à actualiser la problématique générale aujourd'hui (II) car le cadre du développement est aujourd'hui multipolaire (CIV, n. 22). Il en discerne les enjeux pour notre temps par de multiples applications sociales (III à VI) tout cela à partir du primat de la morale selon lequel pour fonctionner correctement, l'économie a besoin de l'éthique ; non pas d'une éthique quelconque, mais d'une éthique amie de la personne (CIV, n. 45).
Les implications de ce choix couvrent de multiples domaines. Par exemple, outre le fait que Benoît XVI dénonce la fascination de la technique (cf. CIV, n. 70), il exhorte simplement chacun à prendre conscience qu'acheter est non seulement un acte économique mais toujours aussi un acte moral (CIV, n. 66). Bien plus, il hausse sans cesse le débat en conviant chaque acteur économique à choisir la première des deux rationalités en cours, celle ouverte à la transcendance et celle d'une raison close dans l'immanence technologique (CIV, n. 74). Il invite par tout ce qu'il exprime à un véritable surcroît d'âme (cf. CIV, n. 76-77).
La presse contemporaine l'attendait sur la crise financière et la mondialisation qu'il n'hésite pas à aborder lucidement, lentement, magistériellement, mais jamais sans sauter les marches des interactions humaines, techniques, culturelles, religieuses.
Crise : inventivité et justice
Si la crise financière a retardé la publication de l'encyclique, Benoît XVI se prononce fermement pour un juste emploi des finances, qui à l'instar de l'économie ne constituent que des instruments (CIV, n. 36) au service de l'humanité : Il faut éviter que le motif de l'emploi des ressources financières soit spéculatif et cède à la tentation de rechercher seulement un profit à court terme, sans rechercher aussi la continuité de l'entreprise à long terme, son service précis à l'économie réelle et son attention à la promotion, de façon juste et convenable, d'initiatives économiques y compris dans les pays qui ont besoin de développement (CIV, n. 40).
Il s'agit non seulement de moraliser la finance mais de la suivre comme un médecin au chevet d'un malade, dans un ensemble fort mal en point : Les forces techniques employées, les échanges planétaires, les effets délétères sur l'économie réelle d'une activité financière mal utilisée et, qui plus est, spéculative, les énormes flux migratoires, souvent provoqués et ensuite gérés de façon inappropriée, l'exploitation anarchique des ressources de la terre, nous conduisent aujourd'hui à réfléchir sur les mesures nécessaires pour résoudre des problèmes (CIV, n. 21). Comme toujours dans le genre des encycliques en matière sociale, le pape n'apporte pas de solutions toutes faites à la crise financière mais stimule à tout niveau l'inventivité humaine (cf. CIV, n. 25, 32, 33, 50, 65, 70, 78).
Nonobstant cet effort proposé à tous, le pape exhorte les opérateurs financiers à rectifier leur agir en revenant à la justice, à redécouvrir le fondement véritablement éthique de leur activité afin de ne pas faire un usage abusif de ces instruments sophistiqués qui peuvent servir à tromper les épargnants. L'intention droite, la transparence et la recherche de bons résultats sont compatibles et ne doivent jamais être séparés (CIV, n. 65). Dans l'heureux souvenir des Monts-de-Piété catholiques (création par un religieux récollet italien Barnabé de Terni en 1462 ; confirmée au concile de Latran V en 1515), le pape incite les petits épargnants à se protéger et à s'intéresser à la micro-finance (ibidem).
Plus que le mot crise qui n'apparaît que vingt fois dans l'encyclique, le mot marché revient quarante fois sous la plume du vicaire du Christ et devient ainsi un leitmotiv prépondérant de l'encyclique. Une brève incise fait saisir où se situe le mal de la crise actuelle : Sans formes internes de solidarité et de confiance réciproque, le marché ne peut pleinement remplir sa fonction économique. Aujourd'hui, c'est cette confiance qui fait défaut, et la perte de confiance est une perte grave (CIV, n. 35). Cette ruine de la crédibilité s'enchevêtre dans une crise morale qui perdure à laquelle s'adjoint un vide la pensée qui l'accentue (cf. CIV, n. 53 ; 76), entretenus par le relativisme omniprésent (cf. CIV, n. 2, 4, 26, 61).
L'État ne peut être l'unique pourvoyeur qui réponde aux nouvelles difficultés de la finance. Au contraire, Benoît XVI note que le binôme exclusif marché-État corrode la socialité (CIV, n. 39). Cela ne signifie pas un moindre intérêt vis-à-vis du rôle de l'État par rapport à la société civile, mais marque la nécessité d'un équilibre à trouver dans le trinôme des forces : marché, État, société civile où la dynamique de l'initiative gratuite doit jouer un rôle décisif dans toute société (cf. CIV, n. 38).
Loin d'évaluer le chômage économique comme une fatalité, un mal endémique sans solution, l'appel se fait vibrant en faveur de la créativité humaine et de la protection du capital social en chaque pays (CIV, n. 25 et 32).
Interactions multiples
Sans se focaliser sur les maladies financières ou sur un thème particulier, Benoît XVI cherche à soulever le problème actuel au niveau des imbrications constantes entre l'aspect moral, culturel, religieux, et même technique de la vie de la société.
Dans l'observation de ces interactions culturelles, Benoît XVI dénonce à la fois l'éclectisme culturel , c'est-à-dire l'émergence de communautarismes mis côte à côte, et le nivellement culturel , le prêt-à-porter de la pensée unique pour tous, l'un et l'autre conduisant à oublier le nécessaire développement intégral de l'homme et de tout l'homme (cf. CIV, n. 26).
Quand il demeure éloigné d'une pure logique marchande, le véritable agir économique sans être per se antisocial (cf. CIV, n. 36) ne peut bien se réaliser qu'en procédant dans une dynamique humaine qui favorise le travail de tous et intègre ainsi le respect des droits élémentaires, vitaux, dont celui nouveau dans l'expression magistérielle, exprimé face à la raréfaction mondiale en eau, du droit de l'accès à l'alimentation et à l'eau (CIV, n. 27).
En continuité avec la doctrine traditionnelle de l'Église (cf. CIV, n. 12), les droits sont à saisir en relation avec les devoirs de l'homme en particulier dans ce lien indispensable avec la nature sous la forme aussi bien du juste rapport à établir avec toute la vie humaine que du respect écologique de la création (cf. CIV, n. 43-50 ; 75) car le livre de la nature est unique et indivisible (CIV, n. 51).
Mondialisation : pas de fatalisme
On s'attendait aussi à ce que cette encyclique vise l'élargissement de la réflexion au niveau de la globalisation économique et sociale. Pour introduire à cette problématique de l'intrication mondiale, nommée ici la mondialisation, Benoît XVI y discerne un événement contrasté, un élan positif mais pouvant conduire à de nouvelles ruptures sans la sève de la caritas in veritate (CIV, n. 33).
Est affirmé le désir que cette intégration planétaire, qui caractérise une humanité qui devient de plus en plus interconnectée – ce qu'est en somme la mondialisation – puisse en même temps favoriser une orientation culturelle personnaliste et communautaire, ouverte à la transcendance (CIV, n. 42) et qu'elle produise un effet bénéfique pour la redistribution des richesses aux plus pauvres.
Il convient de noter au passage la réflexion pleine de sagesse de Benoît XVI dans cette distribution des biens : Si la subsidiarité sans la solidarité tombe dans le particularisme, il est également vrai que la solidarité sans la subsidiarité tombe dans l'assistanat qui humilie celui qui est dans le besoin (CIV, n. 58).
Au total, il n'y a pas de fatalisme dans cette transformation mondiale des structures économiques, mais l'opportunité est donnée d'y introduire la charité et la vérité (CIV, n. 42).
Dans ce cadre très large de la mondialisation, apparaît originale la proposition d'un entreprenariat hybride, capitaliste et humanitaire, à l'instar d'un financement éthique mais que le pape veut réellement juste (cf. CIV, n. 45 et 38).
Observateur de ce dynamisme moral naissant ou déjà existant, le pape note qu'il conviendrait de développer davantage à la base la nécessité d'une plus ample "responsabilité sociale" de l'entreprise (CIV, n. 40). Au niveau mondial, le pape suggère le parrainage d'une autorité morale mondiale, à la fois subsidiaire (ayant le sens du principe de subsidiarité) et polyarchique (formée de plusieurs hiérarchie) (cf. CIV, n. 57).
La doctrine sociale, annonce de la vérité de l'amour
L'idée-clé qui parcourt tout ce nouvel enseignement de doctrine sociale, directement appliquée de la première encyclique du pontificat de Benoît XVI, Deus caritas est, ressortit à la nécessaire corrélation entre charité/amour et raison/vérité (cf. CIV, n. 1-6 ; 32) ce qui conduit le pape à exprimer cette belle maxime applicable à la vie sociale : Il n'y a pas l'intelligence puis l'amour : il y a l'amour riche d'intelligence et l'intelligence pleine d'amour (CIV, n. 30).
Sans proposer une troisième voie, tout comme Jean Paul II (cf. SRS, n. 42), Benoît XVI donne au passage une nouvelle et belle définition de la doctrine sociale, annonce de la vérité de l'amour du Christ dans la société (CIV, n. 5-6) que nous mettons en relation avec le fait avéré par l'histoire sociale que la charité sans la vérité pourrit (gauche) et que la vérité sans la charité durcit (extrême droite).
Le pape ne se dément pas dans cette définition de la doctrine sociale par la Caritas in veritate ( la charité dans la vérité ) en apparente opposition avec les simples critères de doctrine sociale qu'il a lui-même formulés. De fait, à l'Académie pontificale des sciences sociales, Benoît XVI avait souligné l'interrelation entre les quatre fondements de l'enseignement social catholique : la dignité de la personne humaine, le bien commun, la subsidiarité, et la solidarité (3 mai 2008). Il proposait en outre l'agencement suivant. La dignité de la personne humaine pourrait être mise à l'intersection d'un axe horizontal qui représente la solidarité et la subsidiarité , et d'un axe vertical pour le bien commun . Mais aussitôt il rappelait alors combien la pénétration par nos capacités de représentation de la personne humaine nous laisse pauvres. Les principes de solidarité et de subsidiarité sont indubitablement enrichis par notre foi dans la Trinité , principalement dans cet effet que ces principes ont la capacité de mettre des hommes et des femmes sur le chemin de la découverte de leur destin définitif et surnaturel . C'est la nécessité de cette tension à la fois anthropologique et christologique (ou trinitaire) que le pape est venu rappeler dans l'encyclique Caritas in veritate.
C'est le mérite du pape de montrer que cette concentration doit circuler dans la splendide cathédrale aux douze colonnes de doctrine sociale décrites depuis Léon XIII dans Rerum novarum dès 1891, puis commentées par ses successeurs (les quatre principales autour du chœur sont en gras) :

  1. La dignité de la personne humaine et de la famille (RN, n. 24 [famille], 38, 51, 52, 83)
  2. Le respect de la vie humaine (RN, n. 2)
  3. Le principe de l'égalité humaine (RN, n. 13, 83)
  4. Le principe du bien commun, fin de la société (RN, n. 71)
  5. Le principe de la destination universelle des biens (RN, n. 46, 63, 71)
  6. e droit universel à l'usage des biens ou la subordination de la propriété privée à la destination universelle des biens (RN, n. 46, 76)
  7. Le principe de participation (RN, n. 74, 96)
  8. Le principe de gérance (RN, n. 27, 82)
  9. Le principe d'association (RN, n. 109, 115)
  10. Le principe de subsidiarité (RN, n. 9, 68, 114)
  11. Le principe de solidarité (RN, n. 98, 123)
  12. Le principe de l'option préférentielle pour les pauvres et les personnes vulnérables (RN, n. 51, 76).

Une cathédrale sans vie, sans Christ au tabernacle ou sur l'autel, sans prêtres, sans chrétiens, deviendrait un musée sans vie, voilà l'avertissement de Benoît XVI !

*Édouard Divry op, est professeur de doctrine sociale de l'Église au séminaire diocésain de Toulon.

  • Le texte intégral de l'encyclique Caritas in veritate

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