Article rédigé par Jacques Bichot*, le 11 mai 2007
Loin de moi l'idée de limiter l'horizon politique à celui d'une bonne gestion des administrations ! Mais cet enjeu-là n'est pas négligeable ; au lendemain d'élections qui se sont jouées, comme il se doit, sur valeurs, principes et objectifs, il est bon de rappeler que le passage des paroles aux actes s'effectue principalement par des opérations humbles et terre-à-terre.
L'intendance suivra , disait – paraît-il – le Général de Gaulle. Cela ne signifie nullement qu'il se soit désintéressé des questions pratiques. En témoigne son engagement en faveur de la motorisation de l'armée, dans les années 1930, puis son choix de l'électricité nucléaire, à partir de 1958, sans lequel son projet d'indépendance énergétique de la France n'eut été que paroles verbales. Autrement dit, l'intendance suit... surtout si l'on s'en occupe ! Or voici des décennies que nos dirigeants ne s'occupent pas suffisamment de l'intendance. Rompre avec cette tendance de long terme, pourquoi ne serait-ce pas une dimension de la rupture sur laquelle Nicolas Sarkozy a fait campagne ?
La Défense
Prenons d'abord le cas des forces armées, puisque le Président est chef des armées (art. 15 de la Constitution). Selon des informations concordantes, il semble qu'une bonne partie de nos matériels militaires soient HS par manque de maintenance. Ce n'est pas seulement par insuffisance de crédits, même si les armées ont trop souvent été à la pointe des économies budgétaires : des crédits, il y en avait pour les pérégrinations du Clemenceau, exemple typique de mauvaise gestion.
Comme la plupart des services de l'État, nos forces armées sont soumises à une réglementation pléthorique et désuète qui décourage l'esprit gestionnaire ; cela augmente inutilement les coûts, et les budgets sont tenus en taillant, non seulement dans le gras, mais surtout dans le muscle. On aimerait que le nouveau chef des armées nomme un ministre de la défense capable de nettoyer les écuries d'Augias réglementaires, et d'insuffler un esprit d'efficacité.
L'Éducation nationale
Passons à l'administration qui à elle seule emploie la moitié des fonctionnaires de l'État : l'Éducation nationale. Les procédures administratives y sont telles qu'il faudrait un véritable miracle pour que, sans rupture , cette grande maison fonctionne efficacement. Soit par exemple les ordres de mission. Pour un concours d'agrégation, qui en requiert une douzaine pour chaque membre du jury, le président ne peut adresser que des convocations : chaque examinateur doit envoyer sa convocation à son rectorat, qui la lui retourne revêtue d'un tampon et d'une signature la transformant en ordre de mission. Cette complication inutile engendre chaque année des dizaines de milliers d'heures de travail totalement improductif.
Or des circuits aussi ubuesques existent à tous les niveaux. Et presque tout est à l'avenant, jusqu'à la commande des rames de papier. Les chefs d'établissement et autres responsables sont corsetés par une réglementation tatillonne qui fait de toute initiative un véritable parcours du combattant.
La recherche publique est de même en partie paralysée par la bureaucratie, si bien qu'elle trouve relativement peu malgré des budgets conséquents : 2,2 % du PIB contre 1,9 % en Grande-Bretagne, où les publications sont plus nombreuses, ainsi que les prix Nobel, rappelait récemment un président d'université [1]. On aimerait donc que le nouveau président de la République choisisse comme ministre de l'Éducation nationale et comme ministre délégué à l'enseignement supérieur et à la recherche des personnalités capables de brancher leurs services sur la suppression des milliers de liens lilliputiens qui entravent les mouvements de notre Gulliver éducatif.
La Justice
Terminons par la Justice, si débordée et si lente. Les augmentations de crédits budgétaires et les créations de postes dont elle bénéficie depuis quelques années sont indispensables face à la multiplication des jugements à prononcer, mais il y aurait aussi de grands progrès à réaliser pour augmenter son efficacité.
En 2004, un groupe de travail de l'Institut Montaigne se prononçait judicieusement pour une justice managée [2] , proposant d'instiller dans l'administration (aux deux sens du terme) de la justice ce qui peut l'être d'une culture de management . La complication des procédures gaspille le temps des magistrats et des greffiers, tout en imposant aux justiciables des délais et des frais sans rapport avec ce qu'ils sont en droit d'attendre d'un service public. L'Institut Montaigne appelait donc de ses vœux la simplification des procédures .
Dans un livre tout récent [3], des journalistes qui ont enquêté sur le tribunal de Bobigny témoignent : Au 35 quarter [la section du tribunal de Bobigny où sont jugés les étrangers en situation irrégulière] la plupart des avocats se contentent de chercher la nullité des procédures : prévues pour une justice et une police qui pourraient opérer tout à loisir, avec des clients coopératifs, celles-ci sont très difficiles à respecter à la lettre dès lors que l'on doit traiter quasiment à la chaîne les cas embrouillés de personnes qui ne respectent pas les règles du jeu. Hubert Dalle, magistrat qui fut directeur de l'Ecole nationale de la magistrature, a dans le même sens remis en cause l'exercice immuable de la plaidoirie, inutile dans 90 % des cas [4] .
Sans doute faudrait-il s'interroger aussi sur l'intervention systématique d'un juge des libertés et de la détention, qui se superpose depuis 2001 au travail du juge d'instruction : dans l'état de surcharge qui est celui de la plupart des juridictions, la qualité du travail pâtit en fait de ces mesures idéalistes et irréalistes destinées théoriquement à protéger les libertés individuelles et à éviter les erreurs. Le chef de l'État serait donc bien avisé de nommer un garde des Sceaux qui se préoccupe du fonctionnement effectif, quotidien, de la justice et de l'administration pénitentiaire, y compris en élaguant les codes de nombreuses dispositions, pétries de bonnes intentions, qui pavent en fait notre enfer judiciaire et carcéral.
Plus généralement, tant que la planche à décret [5] fonctionnera à plein régime, nos magistrats s'épuiseront à courir derrière des textes atteints de la danse de Saint-Gui, le citoyen ne saura jamais où il en est, et nous aurons en prime, si j'ose dire, une croissance molle et des administrations peu efficaces. N'y trouveront leur compte ni nos bonheurs individuels, ni l'équilibre budgétaire, ni la grandeur de la France. Le prochain quinquennat devrait être consacré pour une part importante à juguler l'inflation normative qui est en passe d'étouffer en France (et en Europe) à la fois l'initiative privée et la partie utile de l'activité publique.
*Jacques Bichot est économiste, professeur à l'université Jean-Moulin (Lyon 3).
Dernier ouvrage paru: Atout famille avec Denis Lensel, Presse de la Renaissance, 2007, 290 p., 20 €.
Pour en savoir plus :
■ Les résultats de l'élection présidentielle comparés aux chiffres de 2002 (Décryptage, 9 mai 2007)
[1] Bernard Belloc, Recherche : pas seulement un manque de moyens financiers , Les Echos, 2 mai 2007.
[2] Institut Montaigne, Pour la justice, rapport septembre 2004.
[3] Olivia Recassens, Jean-Michel Décugis et Chritophe Labbé, Justice, la bombe à retardement, Robert Laffont, 2007.
[4] Daniel Soulez-Larivière et Hubert Dalle, Notre justice, Robert Laffont, 2002.
[5] Voir notre article France : l'inflation législative et réglementaire. Les planches à décret sont-elles combustibles ? , Futuribles, mai 2007, p. 5-23.
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