Article rédigé par Roland Hureaux, le 06 janvier 2009
La crise économique de 2008 a vu clairement prévaloir deux modèles distincts de réponse. D'un côté le monde anglo-saxon a fait preuve d'une réactivité très forte : qu'il s'agisse de l'appui apporté aux banques en difficulté dans le cadre du plan Paulson, de l'injection de crédits pour relancer l'économie, de la volonté de contrôler le système bancaire. En dévaluant sa monnaie de 30%, le Royaume-Uni est allé plus encore plus loin.
Vieux pays de marins où l'on sait ce que veut dire virer de bord dans la tempête, y compris quand il s'agit de transgresser les principes sacro-saints du libéralisme.
À ce bloc anglo-saxon s'oppose le bloc de l'Europe continentale, disons la zone euro. Dans celle-ci, les sommes consacrées au sauvetage des banques ont été moins importantes (admettons pour le coup que le besoin y était moindre). Celles consacrées à la relance de l'économie encore moins. Si les banques ont reçu quelques coups de pouce, on n'a pas cherché à en prendre le contrôle. La baisse des taux d'intérêt par la banque centrale européenne a été plus lente et plus timide : les taux sont aujourd'hui de 0 % en Amérique, de 2,5 % chez nous.
Entre les deux zones géographiques, seul point commun : la volonté de sauver l'industrie automobile, symbole de leur antique puissance industrielle.
On dira que les uns et les autres se sont entendus au G20 pour ne pas remettre en cause le libre-échange. Mais qu'est-ce qu'une dévaluation massive comme celle de la livre sterling sinon une barrière douanière ? Quant aux États-Unis, on sait bien qu'à la première difficulté, ils n'hésiteront pas, comme ils l'ont fait pour l'acier ou le coton, à protéger leurs productions, en dépit des principes libre-échangistes affichés.
Cette dissymétrie des deux rives de l'Atlantique (et du Channel) en reproduit une autre : celle du comportement des deux blocs dans les années qui ont précédé la crise. Contrairement à la rhétorique à la mode qui tend à remettre en cause les banques occidentales en général, les deux modèles de comportement étaient aussi très différents avant la crise.
Deux modèles
Du côté anglo-saxon, l'extrême imprudence : imprudence du système bancaire bien connue aujourd'hui, prêts risqués aux particuliers peu solvables (subprime), transformation de ces prêts par la titrisation, spéculation sur ces titres et sur d'autres par les hedge funds, doublée de l'imprudence du système monétaire sous le régime du benign neglect d'Allan Greenspan entraînant une expansion jamais vue des déficits américains ( budgétaire et commercial) et de la masse monétaire mondiale.
Du côté de la zone euro, la politique restrictive de M. Trichet se traduisit tout au long de ces années par une surévaluation de l'euro, le ralentissement de la croissance européenne laissant subsister un volant de chômage lourd dans des pays comme la France. Les banques européennes furent certes imprudentes mais pas sur leur marché domestique, au contraire. Restrictives à l'égard des PME, restrictives à l'égard des particuliers, elles ont en revanche utilisé leurs excédents de liquidités pour spéculer sur les marchés sulfureux de Wall Street. L'argent que l'agence de quartier refusait à ses clients était joué au casino par le back-office ! C'est dire combien la surenchère actuelle sur le thème il faut mieux contrôler les banques , justifiée aux États-Unis, a des effets pervers chez nous où elle encourage tout le système à être encore plus restrictif vis-à-vis des entreprises et des particuliers (malgré l'institution d'un médiateur).
Le choix français du statu quo
Entre ces deux modèles, l'anglo-saxon et le continental, où se situe la France ?
Même si M. Sarkozy a su donner à l'opinion publique le sentiment qu'il épousait le dynamisme anglo-saxon, la France reste en définitive solidaire de la zone euro, non seulement en subissant la timidité de la BCE mais encore en se contentant d'une relance relativement modeste : un plan de 26 milliards d'euros, un léger accroissement du déficit budgétaire qui passe de 3% à 4 % du PIB ─ alors que le Royaume-Uni saute à 8 % ─, une faible ouverture du crédit bancaire domestique.
Derrière le comportement timoré des Européens, se trouve bien sûr tout le poids de l'Allemagne qui n'avait concédé en 1992 de troquer le mark contre l'euro qu'à condition que l'euro soit géré comme le mark, un pacte fondamental dont M. Trichet ne fut jamais que l'exécutant. Rien en Europe ne saurait se faire contre l'Allemagne. Qu'il pleuve ou qu'il vente, le panzer allemand, au contraire de la frégate anglaise, ne dévie pas de sa route.
Bon gré mal gré, la France a ainsi dû se rallier au modèle allemand de relance prudente.
Ce choix est-il définitif ?
D'excellentes raisons politiques incitent à s'y tenir : préserver la construction européenne, préserver l'euro, grande conquête de la fin du XXe siècle, maintenir le couple franco-allemand (on sait pourtant combien cette notion de couple déplaît aux Allemands !) et donc la paix en Europe, préserver un pôle de stabilité dans l'économie mondiale.
Le risque économique paraîtra supportable aux tenants de cette option : parce que l'économie française, comme la plupart des économies continentales, contient des stabilisateurs ─ essentiellement la lourdeur et la rigidité à la baisse des dépenses publiques ─ ensuite parce que l'Europe, même passive, peut toujours compter, sans sortir de sa passivité, être portée par la vague de la reprise américaine.
Malgré ces arguments, il n'est pourtant pas sûr que l'économie française puisse se permettre de rester longtemps dans le statu quo. D'abord parce que le déficit de la balance des paiements française ne cesse de se dégrader. Si l'euro permet de camoufler cette dégradation, il empêche d'y porter remède, car il interdit le seul moyen socialement acceptable de rétablir la compétitivité : la dévaluation (comme le Royaume-Uni vient d'y avoir recours).
Derrière le déficit de la balance des paiements, se trouve une réalité encore plus inquiétante : la désindustrialisation accélérée de la France, la plupart de ses branches (aéronautique comprise) étant les unes après les autres touchées par des délocalisations.
Aucun pays ne peut se permette de sacrifier le cœur même de sa puissance économique. La France ne saurait se résigner à n'être plus dans vingt ans qu'un parc à thème historique.
Paralysie allemande
D'autant qu'en suivant la voie actuelle, la zone euro n'a pas, comme on se plaît à le dire, épousé la sagesse allemande, mais les névroses allemandes, liées aux traumatismes historiques que l'on sait. Le rejet viscéral de l'inflation que ce pays a imposé au reste de l'Europe (mais non au monde anglo-saxon) est inséparable d'une histoire singulière qui n'est en aucune manière la nôtre. Malgré des fluctuations, le rapport du franc au dollar n'a pas changé en cinquante ans. Par rapport à l'ensemble des monnaies occidentales, c'est le mark qui était déviant – aujourd'hui l'euro.
Il serait donc dans la logique économique que la France se rapproche du modèle anglo-saxon plutôt que de l'allemand, ce qui n'a rien à voir avec la sujétion politique.
On peut cependant rêver que, voulant préserver le projet européen, un grand chancelier allemand ait l'audace des grands revirements historiques, comme Adenauer ou Brandt l'eurent en leur temps. La solution n'est pas, comme le disent les esprits sommaires, que l'Allemagne paye pour les autres mais qu'elle paye pour elle-même, qu'elle devienne moins sage, plus dépensière. Sachant que l'ordre économique mondial repose sur des producteurs mais aussi sur des consommateurs, ce pays doit faire l'effort de dépenser autant qu'il gagne, ce qui serait plus intelligent en tout état de cause que de placer les économies des Allemands sur les marchés financiers américains. Que l'Allemagne cesse de demander à ses partenaires de s'aligner sur elle mais qu'elle s'aligne sur eux. Le chancelier qui se risquerait à une telle révision déchirante trouverait des appuis dans une partie de l'opinion allemande qui trouve aujourd'hui Mme Merkel trop timorée.
Encore faudrait-il que ses partenaires – à commencer par le président français – sachent le lui demander.
Les dernières semaines ont montré combien le sur-moi allemand étouffait l'économie européenne. Les Anglais ont su s'en dégager. Un piège fatal risque de se refermer sur la France elle si elle n'en fait pas autant. Si l'Allemagne ne révise pas ses pratiques de manière drastique, le seul moyen pour notre pays de préserver ses intérêts vitaux, d'abord industriels, sera de rompre les amarres pour basculer vers le modèle anglo-saxon.
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