Article rédigé par Luc Forestier* et Aude de Kerros**, le 17 novembre 2006
À la suite de deux récentes notes de Décryptage consacrées à l'actualité de l'art contemporain dans les lieux de culte à l'occasion des Nuits blanches 2006 , nous avons reçu un courrier du père Luc Forestier, curé de Saint-Eustache, nous demandant un droit de réponse.
Nous le publions bien volontiers, avec le texte intégral du commentaire de l'œuvre controversée exposée dans son église, par le père Yves Trocheris. Nous avons demandé à Aude de Kerros de répondre au père Forestier.
"Saint-Eustache : une église de Paris, marquée par la solidarité et la culture"
PERE LUC FORESTIER. — Deux articles récemment publiés par Mme de Kerros et M. de Saint-Germain m'amènent à proposer quelques points de précision sur la participation de Saint-Eustache à la Nuit blanche 2006.
1/ Saint-Eustache participait pour la quatrième fois à la Nuit blanche, en accueillant cette année une œuvre de Philippe Perrin, ainsi qu'un programme musical associant Olivier Mellano ( La chair des anges ), les Chanteurs de Saint-Eustache et les organistes de Saint-Eustache. Appuyé sur l'expérience des années précédentes, c'est bien Saint-Eustache qui a eu l'initiative de proposer aux directeurs artistiques de la Nuit blanche 2006 d'y participer de manière plus marquée encore. Un long travail en amont avec Philippe Perrin a permis de travailler au plus près l'accueil de cet artiste au cœur de Saint-Eustache, comme ce fut le cas pour les musiciens.
2/ Les 11.000 personnes qui sont passées au cours de la Nuit ont été accueillies à l'entrée de l'église par des équipes de paroissiens, se relayant toute la nuit. Comme les années précédentes, aucun incident n'est à noter, même si pour un grand nombre des visiteurs, c'était la première fois qu'ils entraient dans une église. La taille de l'église permet d'ailleurs que la chapelle de la Vierge soit consacrée à la prière – cette année, le produit des cierges a d'ailleurs considérablement augmenté !
3/ Contrairement à ce qui est gratuitement affirmé, Saint-Eustache ne connaît pas les plus belles liturgies de Paris , pas plus que ses paroissiens ne sont tous mélomanes ! En revanche, il y a une tradition pluriséculaire d'accueil de la démarche artistique au cœur de l'église, au cœur de la liturgie : cette démarche est basée sur la confiance faite aux artistes et sur la liberté qui leur laissée, dans un grand dialogue avec tous les acteurs de la vie de la paroisse.
4/ Cet accueil relève d'un choix, et à ce titre doit susciter un débat : comment accueillir et se laisser toucher par la démarche d'hommes et de femmes, musiciens, artistes, concepteurs, etc. ? L'œuvre de Philippe Perrin peut plaire ou déplaire, c'est légitime : il est regrettable que ces articles, au lieu de favoriser les conditions d'un vrai dialogue, ne relèvent que de l'imprécation, sans jamais chercher la rencontre avec ceux qui sont responsables de telles initiatives.
5/ Plus que jamais, Saint-Eustache se veut une église de solidarité et de culture au cœur de Paris : par nos quelques initiatives en faveur des personnes en difficulté, tout particulièrement les gens de la rue ou les jeunes cherchant à se loger, par notre recherche parfois tâtonnante d'expressions contemporaines de la quête de Dieu, nous souhaitons participer à la mission de l'Église, soulignée particulièrement par notre archevêque.
Beaucoup s'associent à cette aventure — nous restons disponibles pour en parler avec qui sera intéressé et prêt à dialoguer vraiment.
*Luc Forestier, prêtre de l'Oratoire, curé de Saint-Eustache.
Notre réponse,
Heaven : une manipulation des lieux et des hommes
AUDE DE KERROS. — Vous avez voulu réagir à mon article "Nuits Blanches 2006 : labyrinthes conceptuels dans les églises parisiennes", (Décryptage, 13 octobre) et je vous en remercie. Vous cherchez un vrai dialogue : je m'en réjouis.
Voici donc les termes du débat : le texte du vicaire de la paroisse Saint Eustache, Yves Trocheris (texte intégral infra) et l'image de l'œuvre de Philippe Perrin [1] (voir la photo de l'illustration diffusée à l'occasion de l'exposition). J'ai fait l'erreur de ne pas avoir inclus les deux dans mon Décryptage, car le texte fait partie de l'œuvre. Il est en effet important que chacun puisse voir clair.
J'ai écrit un texte d'analyse car j'ai été frappée en lisant le texte d'Yves Trocheris (responsable de la Commission d'art contemporain) de constater à la fois une certaine connaissance de l'AC — l'art contemporain — et également une évidente ignorance. En lisant votre réponse, j'ai le même sentiment.
Il en résulte bien évidemment que nul n'a eu, en l'espèce, l'intention de commettre un acte blasphématoire. D'ailleurs l'œuvre surprend plus qu'elle ne blesse. Je cherche à démontrer de façon argumentée, et non imprécatoire, qu'il y a dans cette œuvre une manipulation des lieux et de ceux qui les servent. Dans ce dialogue que vous me proposez et que j'accepte bien volontiers, je me place sur le terrain que je maîtrise : l'analyse de contenu d'une œuvre conceptuelle.
Pour regarder l'AC et en dire quelque chose il faut avoir une connaissance de cette pratique qui a maintenant cinquante ans. Elle a ses codes, une histoire, des théories, des références qui sont sous-entendues dans l'œuvre.
Il faut savoir que l'AC n'est pas de l'art au sens ancien — ou moderne — du terme. C'est un dispositif conceptuel qui a pour but de provoquer une réflexion par la subversion, à la manière des philosophes cyniques de l'Antiquité. Le rôle que se donne l'AC est de remettre en cause perpétuellement toute pensée, tout pouvoir, toute forme. C'est sa justification et sa raison d'être. Il est donc important de ne pas en faire une affaire de goût, ce n'est pas la finalité.
Dans votre réponse, vous écrivez : L'œuvre de Philippe Perrin peut plaire ou déplaire, c'est légitime. Autrement dit, chacun fait ce qu'il veut, il en faut pour tous les goûts, cela ne se discute pas. Cette position est parfaitement adaptée à l'art moderne et dans une moindre mesure à l'art ancien, mais pas à l'"art contemporain" qui n'a pas de prétentions esthétiques ou sensibles.
Il faut comprendre qu'une œuvre d'"art contemporain" du genre de Heaven de Philippe Perrin, exposée à Saint-Eustache, est un dispositif conceptuel qui joue sur l'interaction de quatre éléments : l'objet
la sémantique
le contexte
le "regardeur"
L'œuvre consiste non dans l'objet, ici la couronne en barbelé, mais dans les relations qui existent entre tous ces éléments, sans exception. Elle n'est pas là pour être trouvée belle ou laide. L'œuvre d'AC exige réflexion car elle a quelque chose à dire, c'est sa finalité et sa justification. Si un jugement de valeur peut être fait sur la qualité d'une œuvre d'AC c'est sur la pertinence et l'originalité de son dispositif conceptuel et non sur ses qualités esthétiques.
Examinons-le :
L'objet : une couronne en fil de fer barbelé de trois mètres de diamètre. Yves Trocheris dit bien dans son texte que l'icône de référence, la couronne d'épines, est subvertie par son extrême agrandissement et par la matière qui diffère. La subversion consiste à changer le sens originel de l'icône et de lui substituer un ou plusieurs autres sens.
La sémantique : Le titre "Heaven". Yves Trocheris reconnaît aussi que le titre de l'œuvre est subverti : Heaven désigne le ciel alors que nous voyons un instrument de torture. Le vicaire écrit qu'il s'agit du titre d'une chanson rock. Mais ne donne pas plus d'explications sur la nature de la subversion, faisant confiance à la culture des visiteurs qui ne peuvent pas ignorer une chanson dont la célébrité est planétaire.
Le procédé de la citation est un des grands classiques de la procédure conceptuelle: elle fait appel aux connaissances du regardeur, qui devient ainsi inter-actif et fait partie lui aussi du savant dispositif. Certes, dans l'idéal, le regardeur devrait avoir l'œil en alerte et l'intelligence aux aguets, être friand de compréhension. Hélas, c'est rarement le cas!
Le contexte : le chœur de l'église Saint-Eustache. Yves Trocheris, jusque-là très perspicace, ne voit pas la troisième subversion, c'est-à-dire celle du lieu et la sienne propre, qui en est le desservant. La puissance subversive de l'AC fait exploser non seulement l'icône, le sens, mais aussi le contexte. C'est la vertu et l'intérêt de l'œuvre...
L'église Saint-Eustache est détournée à son tour au profit de l'œuvre qui délivre son message en parasite.
Les "regardeurs", évalués au nombre de 11 000 personnes. Ces derniers se répartissent entre : les happy few ayant les connaissances indispensable pour comprendre, les stupéfaits victimes de la subversion de l'œuvre, les révoltés et l'immense majorité des indifférents . Mais les regardeurs furieux, iconoclastes, béats, badauds ou hilares font aussi partie de l'œuvre de Philippe Perrin. L'AC n'exclut rien ni personne, sauf l'art.
Une chose m'étonne cependant dans votre réponse, Monsieur le curé, c'est votre vision romantique des artistes... Vous les voyez comme feu les maudits de Montparnasse et les rapins de Montmartre, artistes à la recherche d'un vrai dialogue , qui ont tant besoin d'être accueillis, compris et soutenus dans leur art. Vous avez une vision moderne de l'artiste, mais votre artiste n'est pas moderne, il est contemporain ...
Un artiste comme Philippe Perrin n'a rien à voir avec cette image un peu jaunie et sentimentale. Peut être l'imaginez-vous dans son atelier mal chauffé, élaborant une œuvre solitaire pour le salut de l'humanité, alors qu'il est l'homme d'un réseau qui fonctionne à l'échelle internationale, soutenu par des collectionneurs, galeries, musées et centres d'art. Il n'existe pas seul, il n'existe même que par le réseau efficace qui fait sa cote (voir son portait dans Technikart [2]).
En conséquence, il faut comprendre qu'il a besoin de Saint-Eustache parce que c'est un contexte intéressant et signifiant pour une œuvre, et rien de plus. La gentillesse du curé et du vicaire sont sans importance dans l'enjeu qui est le sien. En revanche, si Heaven fait discussion, ça c'est bon pour l'œuvre, et donc pour lui. Son art a besoin des médias pour coter, et comme vous le voyez, je travaille à sa valeur ajoutée, et en plus gratuitement !
Ce qui m'ennuie sincèrement c'est que vous-même et votre vicaire prennent tous les coups tandis que l'artiste se frotte les mains de l'aubaine...
Puisque vous me conviez au dialogue, permettez-moi de vous demander : en quoi mon article est-il malveillant ? En quoi relève-t-il de l'imprécation ?
Enfin, je tiens à vous dire, hors débat d'idées, que je suis inconditionnellement attachée au rayonnement exceptionnel de Saint-Eustache dont j'admire, d'un bout à l'autre de l'année, l'accueil, la solidarité envers tous, l'immense talent de l'organiste, l'excellence de la chorale, et l'immense travail accompli pour l'exceptionnel service de la liturgie qui est notre bénédiction de chaque dimanche.
**Aude de Kerros est artiste-graveur, critique d'art.
Notes
[1] Voici la présentation de l'artiste, par le site Paris.fr (Mairie de Paris), à l'occasion des Nuits blanches 2006 : Né en 1964 à la Tronche. Vit et travaille à Paris. Philippe Perrin réalise des installations et photographies qui jouent avec l'univers de la boxe et l'esthétique gangster. Inspiré par diverses figures comme Arthur Craven qui mêlait art et boxe, l'artiste fait une large place aux références de la littérature et du cinéma policier. Dans l'église Saint-Eustache, l'artiste dispose une couronne d'épine gigantesque en fil de fer barbelé.
[2] Dans son numéro d'avril 1999, Technikart.com évoque le retour de l'enfant terrible de l'art contemporain :
"Le poing tendu, Philippe Perrin pratique à la fin des années 80 l'uppercut artistique. La tension, la violence viennent teinter le discours ultrasanguin d'un artiste-boxeur-écrivain. De tous les vernissages, de toutes les fiestas, il promène sa nonchalance et sa gouaille tout en jouant à la perfection son rôle d'enfant gâté de l'art contemporain. Il fait le tour des centres d'art, entre dans quelques collections publiques, donne dans la littérature avec Starkiller et prête même ses œuvres pour le tournage de Porno-vista, un film X de bonne facture. A la Galerie Air de Paris, à Nice, il choisit avec Philippe Parreno et Pierre Joseph de vivre ses fantasmes, les Ateliers du Paradise, un joyeux raout artistique où Perrin clame qu'il n'a pas envie de finir comme Buren. Entendez attendre 50 ans pour avoir de l'argent
Après la surmédiatisation, le revers de la médaille. Philippe Perrin disparaît de l'avant-scène. Quelques expos, où il laisse des traces de son univers lacéré au couteau à travers des photographies bordées d'une écriture au sang ou des lames de rasoir géantes aux entournures rutilantes, et puis plus rien. Un destin à la Combas, star filante de la nouvelle figuration ? Pas vraiment. Car si Perrin fait moins parler de lui, il n'en prépare pas moins son retour. Au programme : des paroles sur l'album d'une légende de la chanson française, des expositions, sur lesquelles il ne veut rien dévoiler, et un film dont il vient de finir le scénario avec Eric Fostinelli, la Came."
(Ndlr).
Pour en savoir plus :
■ Le site de la paroisse Saint-Eustache
■ Aude de Kerros,
"Nuits blanches 2006 : labyrinthes conceptuels dans les églises parisiennes" (13 octobre)
■ Philippe de Saint-Germain,Après "Versailles Off", les églises de France à la merci du droit et de l'inculture (27 octobre)
■ Le commentaire de Heaven par le père Y. Trocheris (ci-dessous)
Document
HEAVEN
Philippe Perrin nous fixe aujourd'hui son rendez-vous... au ciel.
L'église Saint-Eustache est pour lui le lieu et le temps —- celui d'une nuit blanche — d'être au ciel. Pour nous le figurer, il a choisi de représenter une couronne d'épines en fil barbelé. Si nous devions reprendre la signification religieuse qui lui est traditionnellement attribuée, cette couronne aurait dû s'appeler : "Passion de Jésus-Christ", "Christ-Roi". Cependant, le nom de cette couronne est plutôt celui d'une chanson rock, et sa dimension est telle, que plus aucune tête ne peut la porter. En effet, ce qui compte est l'objet lui-même. Cet objet est beau. Il est minutieusement conçu et à la matière parfaitement travaillée. Philippe Perrin, et je tiens à le souligner, est un artiste techniquement soucieux de la qualité de l'objet qu'il crée. Par ailleurs, ce même objet respecte absolument la mesure de l'espace dans lequel il est inséré. Simplement posé au milieu du chœur de Saint-Eustache, il concentre à lui seul toute la verticalité de l'édifice. Le rendez-vous est donc celui d'un regard, du regard qui, à partir de l'objet lui-même, se laisse prendre par autre chose que ce qu'il y voit habituellement, sans que cet objet avec sa forme et sa matière ne soit cependant écarté. Regarder Heaven, ce n'est donc pas contempler une œuvre au nom et à la dimension subvertis, mais tenter de concilier, dans ce court instant où nos yeux se fixent sur lui, la vision de ce grand objet tellement matériel avec la vision du plus léger et du plus haut. Une précision importante : tenter ce regard est à la portée de tous.
Nuit blanche, lumière.
Yves Trocheris, prêtre de l'Oratoire, vicaire de Saint-Eustache
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