Flaherty et Jean Rouch, maîtres des grandes découvertes
Article rédigé par Nicolas Bonnal, le 23 décembre 2010

Les éditions Montparnasse ont eu la bonne idée d'éditer deux coffrets de DVD qui permettent de se faire une tout autre idée du monde et des sociétés humaines. Les deux coffrets relèvent d'une collection nommée La Geste cinématographique et sont consacrés à Jean Rouch (1917-2004) et à Robert Flaherty (1884-1951). Ils me semblent tous deux des cadeaux idéaux pour ces fêtes de fin d'année en quête de sens.

 

Comme l'a dit un jour Godard, le cinéma a servi à découvrir le monde quand la télévision aura surtout servi à le recouvrir, de ses scories, de ses convenances, de sa trivialité, de sa pleurnicherie humanitaire. Quand le cinéma était encore libre et possible, libre d'œillères et du politiquement correct, il était possible de partir avec sa caméra et de recréer le monde en en filmant un seul. C'était la grande époque du documentaire, avant l'avènement du consumérisme universel et de l'homogénéisation apathique des civilisations.
Nouvelle Vague
Jean Rouch (photo) et Robert Flaherty sont deux grands maîtres qui ont permis de découvrir le monde des anciennes sociétés traditionnelles. Rouch incarne le cinéma de la Nouvelle Vague (quoiqu'on pense de celle-ci par ailleurs), avec sa caméra stylo, son style libre, sa voix off omniprésente, son côté amateur et sa curiosité libre de tout préjugé. Il nous fait découvrir l'Afrique de la colonisation et des débuts de la décolonisation, encore bon enfant, enracinée, joviale, déchirée entre ses traditions ancestrales et la civilisation mécanique .
Dans le coffret, on redécouvre des bijoux comme Les Maîtres fous, court-métrage consacrée à une société secrète de possédés qui parodient au cours de leurs danses les habitudes et les mouvements de... l'armée britannique (on est au Ghana, alors Gold Coast). Mammy Water dépeint splendidement le mariage de la mer et de l'homme, qui lui sacrifie un bœuf pour gagner la prospérité dans sa pêche (aujourd'hui, ce serait probablement censuré).
Enfin, un merveilleux hommage est rendu aux Tambours d'avant, dans un court-métrage de neuf minutes en une prise, façon Hitchcock dans La Corde, mais mille fois plus passionnant. Et Rouch d'expliquer qu'il lui fallait entendre ces derniers tambours destinés à se concilier les dieux avant qu'ils ne se taisent dans l'éternité. Toute la beauté, la simplicité, la grâce de l'Afrique sans aucun discours moralisateur. Après, on la voit détruite par la "modernité", que ce soit dans Moi, un Noir ou Petit à petit. On veut être riche et célèbre, américain au sens d'alors (aujourd'hui on voudrait être chinois ?)
Nostalgie
Nostalgie, c'est le mot qui peut donner une idée du cinéma de Flaherty, le plus grand météore de l'histoire du septième art. Nostalgie de la caméra, de l'image noir et blanc, nostalgie du montage artisanal, des paysages non souillés par l'industrie et le tourisme, nostalgie des gens qui étaient encore eux-mêmes.

Flaherty est l'homme qui reste deux ans sur une île de pêcheurs catholiques encore traumatisés par Cromwell et les protestants pour capter l'intériorité de l'âme d'un enfant ou d'une pêche traditionnelle et donc christique (l'Homme d'Aran) ; Flaherty est l'homme qui rend hommage aux cajuns français de la Louisiane dans un décor du commencement du monde, digne de la Genèse ou de Haydn ; Flaherty est encore l'homme qui dénonce la destruction par le complexe agro-alimentaire et l'industrie de la terre et de ses paysans (les champs cultivés sont devenus des déserts d'hommes, observe-t-il dans The Land) ; enfin, Flaherty est l'homme qui a filmé Nanouk, un des derniers hommes authentiques de l'histoire du monde, mort de faim dans son désert glacé deux ans après le tournage de ce film financé par des Français, les frères Revillon, qui travaillaient dans la... fourrure.
Le bonus du coffret de Flaherty permet aussi de découvrir sa femme, Frances Flaherty, devenue vieille dame du lac, gardienne de la mémoire de son mari, âme de ses films, muse du dieu des voyageurs.
Dans la vidéothèque où j'ai trouvé ces coffrets, un ami d'enfance m'a dit que j'étais le premier à les emprunter en quatre ans. N'est-ce pas une bonne raison, pour défier la folie du monde ?

Coffret Rouch, Ed. Montparnasse, 2010, 4 DVD, 41,40 €
Coffret Flaherty, Ed. Montparnasse, 2010, 33,49 €

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