Article rédigé par François Martin, le 06 janvier 2012
Tout comme la première impression donnée par un candidat lors d’un entretien, les premiers signes qui sont transmis par un nouveau pouvoir sont souvent significatifs, et durablement imprimés chez ses contreparties. A ce titre, si l’on peut dire que la révolution tunisienne a été gérée jusqu’ici de façon très bonne, à la fois pacifique et « professionnelle », par rapport à ce qu’on pouvait en craindre [1], le moins que l’on puisse dire est que les premiers actes des leaders issus du dernier scrutin, que ce soit pour la formation du gouvernement ou les déclarations du nouveau Président de la République Moncef Marzouki, ne sont pas très encourageants…
Pour le gouvernement, sa composition définitive [2] n’a été annoncée, après de multiples atermoiements, que le 23 Décembre, soit pratiquement deux mois après l’élection de la Constituante. Deux mois pour un gouvernement, lorsque tout le monde attend de l’action, c’est évidemment beaucoup trop. Cela prouve à quel point, même lorsque, comme c’est ici le cas, l’un des partis est ultra-dominant, les difficultés ont été grandes pour trouver un accord et former une équipe. Ceci ne présage pas d’une grande autorité du parti Ennahda, qui avait très certainement les moyens d’imposer largement ses choix [3], ni non plus de son grand professionnalisme pour ce qui est de la direction opérationnelle des affaires. Ceci d’ailleurs n’a rien d’étonnant. Il semble qu’il ait été, d’une certaine façon, piégé par sa très large victoire. L’autre aspect des choses, c’est la très mauvaise image, d’indécision et d’amateurisme, que ce retard a donné, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Quoi qu’il en soit, ce gouvernement est maintenant au pied du mur, avec les affaires en main, et c’est parfait. On verra si le maçon à l’ouvragea les qualités du chanteur de sérénade qui a tant plu aux tunisiens….Nous en doutons.
En effet, un autre aspect négatif, c’est la composition du gouvernement lui-même [4] : alors que le dossier le plus prioritaire, celui qui correspond à la fois aux exigences les plus pressantes de la crise et aux aspirations les plus profondes du peuple est le dossier économique, on remarque qu’il n’y a pas de grand Ministère de l’Economie et des Finances digne de ce nom, avec à sa tête un véritable patron, mais au contraire, pas moins de huit ministres ou secrétaires d’Etat pour s’occuper de ce dossier [5]. On imagine déjà les arbitrages sans consistance et les décisions retardées que cela provoquera, à l’inverse de la réactivité et de la cohérence propres à répondre aux besoins urgents et à rassurer, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur… De plus, le plus important d’entre eux, le Ministre des Finances, est Houssine Dimassi, l’ancien économiste du puissant syndicat UGTT. Sans remettre en cause les qualités politiques et intellectuelles de l’homme, qui sont certainement très grandes, on doit cependant s’interroger sur ce choix, et se demander si c’est un syndicaliste (surtout lorsque l’on connaît le caractère peu moderne, c’est le moins qu’on puisse dire, de l’UGTT), qui est le plus à même d’impulser les réformes économiques radicales dont le pays a besoin, et d’attirer dans le pays les investisseurs étrangers. Quel contraste à prévoir, certainement, avec la vision prophétique, le plaidoyer enflammé et les qualités de « vendeur » exceptionnelles de l’ancien Ministre Jaloul Ayed [6], et quel regret qu’il n’ait pas été conservé !
Au niveau de la Présidence, la déception est identique. On ne peut douter des qualités intellectuelles du nouveau Président Moncef Marzouki, ni de son caractère ni, certainement, de son engagement et de sa profonde sincérité. A ce titre, sa première décision, celle de vendre l’ensemble des palais présidentiels (à l’exception de celui de Carthage, où il réside), pour en affecter le produit à un fonds social, a une portée symbolique indéniable. Mais que dire de la deuxième, son interview au Journal du Dimanche du 17 Décembre, où il fustige les français, leur prétendu « esprit colonial », leurs hommes politiques [7], et le fait qu’ils seraient «ceux qui comprennent le moins le monde arabe » ? Même s’il a essayé ensuite de se rattraper, par des vœux aux français (démarche assez incongrue, en vérité !), et une longue interview au site Médiapart [8], où il atténue ses propos antérieurs, l’impression qui en reste est celle d’un comportement peu en accord avec la fonction, et d’un manque évident de professionnalisme. De même, il est assez ahurissant que dans la longue interview, presque pas une ligne ne soit consacrée à l’économie et au besoin dans le pays d’investisseurs étrangers [9], et que la seule mention relative au tourisme, qui est pourtant l’un des poumons économiques du pays, soit pour parler [10] des « hordes de français » (sic !), même si ce sont des « invasions pacifiques »… De plus, lors de son premier déplacement en Libye, Moncef Marzouki s’enflamme à propos du rapprochement entre les deux pays, et n’hésite pas à parler, devant la presse, de fusion, chose que, depuis Bourguiba, la Tunisie avait toujours refusée. Outre le fait qu’il oublie qu’il n’est qu’un président transitoire, comment Marzouki peut-il se lancer de but en blanc dans une entreprise aussi hasardeuse ? A supposer que les libyens acceptent de partager leur pétrole, qui dirigerait le nouvel ensemble, fait de peuples aussi différents ? C’est une folie. A l’évidence, le nouveau Président manque totalement de prudence, voit mal les priorités de son pays, ne maîtrise pas son langage et se laisse ainsi piéger par les journalistes. Suite à ces faux pas, les réactions n’ont pas manqué, et d’abord dans la presse tunisienne, pour accuser et le Président et le gouvernement fraîchement désignés d’amateurisme. Ce qui commence à se dire, c’est que ces hommes n’y connaissent rien, qu’ils conduisent le pays dans le mur, et que le gouvernement antérieur faisait preuve de bien plus d’intelligence et de maîtrise.
Ceci est très intéressant, parce que le véritable pouvoir n’est peut-être pas là où on le croit. En effet, tant les membres d’Ennahda (dont le chef du gouvernement est issu) que ceux du CPR (dont est issu le Président de la République), tout heureux de leur victoire, ont peut-être oublié que la période de la constituante est encore une période provisoire, qu’ils n’ont certainement pas les rênes pour longtemps, et que c’est après que se jouera la véritable partie. Il existe dans ce jeu un troisième homme, le Président de l’Assemblée Constituante, Mustafa Ben Jaafar. Si, comme on peut le craindre, tant le Président que le Gouvernement se montrent incapables de répondre aux enjeux, son poste, à la fois opérationnel et d’attente, lui permettra certainement de mieux tirer son épingle du jeu, et de bien se placer pour les élections cruciales, celles qui suivront l’approbation de la Constituante. On le dit proche de Béji Caïd Essebsi [11], et d’Ahmed Mestiri [12]. C’est un homme qui a l’expérience du pouvoir. On voit aussi poindre une question importante, où il a son mot à dire, celle du processus d’établissement de la Constituante : dans son discours d’investiture, il a annoncé le délai d’un an, alors que le Président de la République a parlé de deux ans[13]. Qui l’emportera ?
Ce « flottement » dans l’exercice du pouvoir n’a pas non plus échappé à Béji lui-même, qui sort de son mandat avec bien plus que les honneurs, et est très populaire auprès des tunisiens. Loin de se retirer de la vie politique, il se sent au contraire pousser des ailes, comme futur leader de l’opposition [14].
On voit ainsi se dessiner aujourd’hui trois tendances dans le paysage tunisien, toutes trois sans doute indispensables : d’un côté, les islamistes, plus ou moins modérés, nul ne le sait, mais certainement, pour l’instant, populaires, de l’autre les partisans des droits de l’homme, « laïcs ». Ces deux groupes ont été largement légitimés, d’abord par les persécutions dont ils furent autrefois l’objet, ensuite par leur récente victoire électorale. Aujourd’hui, ces deux groupes fort différents sont alliés. Entre les deux, les « centristes », si l’on peut dire, issus de la tradition bourguibiste. Les deux premiers groupes ont aujourd’hui la main, mais font preuve, pour ce que l’on en voit aujourd’hui en tout cas, d’un manque de sens des réalités et d’un amateurisme assez effrayants. Le troisième a contre lui, c’est évident, une compromission plus importante avec l’ancien pouvoir, mais aussi, à son crédit, le sérieux et l’expérience du pouvoir, une vraie réussite pendant la période transitoire, et aussi une certaine capacité à attendre. De plus, force est de constater que les deux tendances qui ont les rênes à ce jour, islamistes d’un côté et laïcistes de l’autre, sont un peu l’alliance de la carpe et du lapin. Les conflits religieux (que le Président balaye pourtant d’un revers de main dans son interview), seront sans nul doute fort difficiles à trancher. Les « bourguibistes », si on peut leur donner ce nom [15], seront plus à l’aise sur le plan doctrinal, le fondateur ayant réalisé, dès l’indépendance, une sorte de synthèse entre religion et laïcité qui est le véritable ciment social du pays.
Dans tout cela, qui l’emportera ? Notre avis est que l’attelage actuel a déjà du plomb dans l’aile… Mais bien malin qui pourrait répondre, car les jeux sont très loin d’être faits. Cependant, la vraie difficulté est ailleurs : tant que la question politique ne sera pas tranchée, les changements économiques si attendus ne pourront pas se faire, et le processus de transition risque bien, vu ce qui se passe, d’être extrêmement long. En pleine crise mondiale, et au milieu du gué de son développement, le pays peut-il attendre ? Le jour venu, lorsque les pouvoirs seront finalement établis, que restera-t-il de la fière et jeune, mais bien fragile économie tunisienne ? Combien coûtera cette révolution ?
Photo : Le président de la république tunisienne Moncef Marzouki et le premier ministre Hamadi Jebali assis côte à côte à l'assemblée nationale constituante lors de la séance inaugurale. © Wikimedia Commons / Samir ABDELMOUMEN / Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license
[1] Nous avons écrit, dans plusieurs articles précédents, que l’une des erreurs du gouvernement intermédiaire était d’avoir « manqué son rendez-vous avec le peuple », en insistant trop sur les garanties des « acquis démocratiques », plus chers aux élites politiques, et en minimisant les réponses aux attentes des peuples, plus centrées sur la sécurité, la justice et le travail, et d’avoir ainsi ouvert « un boulevard » aux parti populaires, voire populistes, comme Ennahda. Nous n’avons pas changé d’avis. L’ancien Premier Ministre Béji Caïd Essebsi s’en est lui-même expliqué, et s’est d’ailleurs excusé, en disant que c’était très difficile, parce que son gouvernement ne disposait pas de la légitimité complète d’un pouvoir sorti des urnes, et qu’il n’avait pas pu, pour cette raison, agir vraiment conformément à ses aspirations. Il n’en reste pas moins que l’action entreprise reste exceptionnelle, compte tenu des circonstances, et que le peuple tunisien lui sait gré du travail accompli : http://www.tunisienumerique.com/2011/12/beji-caid-essebsi-applaudi-par-les-passants-lors-de-sa-sortie-des-locaux-de-mosaiquefmje-serais-toujours-la/
[2] Composition du nouveau gouvernement tunisien : http://www.econostrum.info/Le-nouveau-gouvernement-tunisien-enfin-presente_a8240.html
[3] Cela veut probablement dire aussi que les arbitrages en interne, au sein du parti Ennahda, entre les idéologues, partisans d’une ligne dure, et les « pragmatiques » , partisans d’une ligne plus modérée et démocratique, ne sont pas si évidents…
[4] Cf. note 2
[5] Un Ministre et un Secrétaire d’Etat aux Finances, un Ministre de l’Industrie et du Commerce + un Ministre du Commerce, un Ministre de l’Investissement, un Ministre + un Secrétaire d’Etat pour le Développement Régional… + un Ministre chargé des Dossiers Economiques ! Qui va donc décider entre tous ces intervenants ?
[6] Cf sa conférence à HEC Paris, Liberté Politique TV
[7] Entre autres Hubert Védrine, le dernier certainement que l’on peut accuser de « culturalisme » et de racisme !
[8] http://www.mediapart.fr/journal/international/281211/les-voeux-despoir-du-president-marzouki et http://www.mediapart.fr/article/offert/f17480cb977cdf039451d8f31f042de7
[9] Ce qui était une véritable obsession du gouvernement précédent, cf conférence de Jaloul Ayed
[10] En fin d’interview
[11] Certains disent même que Béji Caïd Essebsi a joué un très bon coup politique en le faisant placer à ce poste.
[12] Cf articles précédents
[13] Evidemment, tant le Président Marzouki qu’Hamadi Jebali, inexpérimentés et sans réseaux dans les affaires et l’administration, voudraient plus de temps pour consolider leur assise… Mais est-ce de cet attentisme dont le pays a besoin ?
[14] http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAJA2657p014-015-bis.xml0/ et http://www.businessnews.com.tn/B%C3%83%C2%A9ji-Ca%C3%83%C2%AFd-Essebsi-sollicit%C3%83%C2%A9-de-toutes-parts,520,28454,1
[15] Essentiellement le parti Ettakatol, dont est issu Mustafa Ben Jaafar, et la douzaine de formations issues du RCD, l’ex-parti au pouvoir, ensemble que présiderait peut-être Béji Caïd Essebsi.