Article rédigé par Philippe Verdin, o.p., le 21 mars 2005
Thibaud Collin, philosophe soucieux de mettre en regard les aspirations contemporaines avec leurs fondements idéologiques, a choisi pour objet d'étude la revendication du mariage par le lobby gay en France. Ce combat des militants homosexuels est caractéristique du débat d'idées dans une société pluraliste au début du XXIe siècle : l'usage des slogans comme résumé d'une pensée, le souci d'utiliser la culpabilisation comme moteur efficace pour le triomphe de la cause, l'oblitération des références et de la dialectique philosophique, le détournement de l'exercice démocratique, la violence comme principal outil militant sont le cocktail que les enfants de 68 reconvertis en habiles utilisateurs des canaux de la société de spectacle agitent pour faire exploser le fragile équilibre de l'art de vivre ensemble et révolutionner la culture commune du bon sens.
Thibaud Collin, agrégé de philosophie, coauteur du livre d'entretiens avec Nicolas Sarkozy La République, les Religions, l'Espérance (Cerf, 2004), se penche avec l'acuité et l'objectivité du philosophe sur le phénomène social sur-médiatisé du mariage gay. Sujet à la mode donc, mais dont il n'est pas aisé de parler avec raison, et un brin de malice. La surveillance idéologique et sourcilleuse des bien-pensants de la sexualité libérée est telle qu'une importante maison d'édition religieuse, engagée pour la publication de cet essai, s'est finalement récusée par crainte des représailles d'Act up et des groupes de pression homosexuels. On peut discuter de la conquête spatiale, des réformes de l'enseignement, de la déforestation en Guinée, mais malheur à celui qui tente d'ouvrir un débat franc sur une question qui intéresse la législation française et la communauté nationale dans son modèle de structure sociale. Il est heureux que les Éditions Eyrolles, pour inaugurer une collection d'essais philosophiques et politiques, aient choisi ce court ouvrage qui démasque sereinement les objectifs du lobby gay.
Culpabiliser le sens commun
Thibaud Collin rappelle comment la pression fut soudain mise sur l'opinion publique et le monde politique en mars 2004 par un sinistre fait divers : un homosexuel brûlé vif par des voyous. Aussitôt un collectif de sociologues, hommes politiques, leaders des groupes de pressions et philosophes signa un " Manifeste pour l'égalité des droits " qui revendiquaient les droits des hétérosexuels pour les homosexuels. Deux mois plus tard, Noël Mamère, responsable du parti écologiste, célébrait le mariage de deux hommes dans sa mairie de Bègles. Cette stratégie du lobby gay visait à culpabiliser le sens commun et à changer le sens même du mot " mariage ". Le mariage civil ne renverrait plus implicitement au sexe des contractants, et serait ouvert aux individus du même sexe. Le manifeste s'habillait habilement de la bonne conscience d'une lutte égalitaire et d'un combat démocratique. Les opposants au mariage gay y sont qualifiés d'homophobes et l'homophobie décrite comme une forme de racisme.
Thibaud Collin s'interroge : le débat sur le mariage gay est-il possible, puisque les adversaires sont obscurantistes et racistes, donc disqualifiés, avant même d'avoir avancés leurs arguments ? Un débat peut-il avoir lieu s'il n'y a pas consensus sur des critères communs ? Y a-t-il entre les différents avis un patrimoine commun de conviction, un accord sur les règles du jeu antérieures au débat ? Si ce n'est pas le cas, le débat verse dans le bras de fer où seul compte le rapport de force et l'intimidation. Les partisans du mariage gay veulent persuader que leur combat revêt la forme d'une lutte contre le racisme. Dialogue-t-on avec un raciste ?
La référence constante des philosophes et sociologues enrôlés dans cette croisade démocratique apparaît aussitôt : Michel Foucault, qui écrivait : " La politique est la guerre, poursuivie avec d'autres moyens. " Elle renvoie également à la stratégie de Marx qui suggérait de détruire les cadres de pensée et d'action qui orientent les individus dans leur attitude et leur vision. Elle s'empresse de quitter le domaine de la philosophie pour celui de la sociologie, et s'appuie sur les théories de Pierre Bourdieu déroulées dans son livre la Domination masculine (Seuil, 1998).
Thibaud Collin fait remarquer avec ingénuité qu'il convient de parler de "lobby catholique" à propos des manifestations contre le Pacs, mais que l'expression "lobby gay" provoque l'allergie des instigateurs du "Manifeste pour l'égalité des droits" qui voient dans son usage le révélateur d'une mentalité de complot. Les homosexuels et les hétérosexuels qui se battent pour obtenir la légalisation du mariage gay ne sont bien sûr que des citoyens réunis pour défendre la démocratie, la liberté et la justice.
Réformer les conditions du politique
La stratégie des homophiles vise à la culpabilisation des "citoyens privilégiés", les hétérosexuels qui peuvent se marier, et à la dénonciation du sens commun comme d'un préjugé. En dernier lieu, elle est une action radicale pour réformer les conditions du politique telles qu'on les connaît et les pratique en France, "une rupture totale avec les principes sociaux qui demeuraient en deçà de ces évolutions, puisqu'elle tend à détruire la manière immémoriale dont les êtres ont compris et vécu leur sexualité".
Comment cette revendication incongrue du mariage gay a-t-elle pu recevoir un tel écho ? Le "Manifeste pour l'égalité des droits" prétend qu'il est homophobe et discriminatoire de refuser l'accès des gays et lesbiennes au droit au mariage et à l'adoption. Il s'appuie efficacement sur le souci contemporain des victimes, sur la lutte positive contre le racisme et les préjugés, sur le sens progressiste de l'histoire humaine ainsi que sur la volonté moderne de l'autonomie et de l'idéal critique. Le philosophe Pierre-André Taguieff a bien analysé ce mouvement : la posture des contemporains éclairés est que "tant qu'il y a différence entre des groupes, il y a matière à préjugés. Il faut détruire tout principe de différence intermédiaire entre le niveau individuel et le niveau générique" (La Force du préjugé, Éd. Galilée, 1087, p. 191). Thibaud Collin a beau jeu de relever une première et grossière contradiction dans le corpus idéologique des penseurs du lobby gay. Les mêmes revendiquent une égalité indifférenciée et sont saisis du réflexe identitaire caractéristique de la communauté gay, qui réclame des droits spécifiques pour les minorités.
L'enjeu, nous l'avons dit, n'est pas là : il ne s'agit pas de justice, mais de transformation radicale de la société. On a pu en effet s'étonner que les gays, volontiers émancipés, rallient soudain la vieille institution matrimoniale. Didier Eribon, l'un des penseurs de la gay-attitude, l'avoue carrément : "La revendication du mariage, souvent présentée comme réactionnaire, est en fait plus subversive que le discours de la subversion. Elle a un effet de déstabilisation de l'ordre familial, sexuel, du genre, beaucoup plus fort que la subversion incantatoire" (Regards n° 5, mai 2004).
Mettre à bas l'ordre symbolique
Thibaud Collin prend le temps d'analyser le néologisme " hétérosexisme " inventé pour disqualifier les opposants au mariage gay. Cette expression a le mérite de fondre dans un même rejet le racisme et le sexisme, en culpabilisant les hétérosexuels. L'hétérosexisme ? " Principe de vision et de division du monde social, qui articule la promotion exclusive de l'hétérosexualité à l'exclusion quasi promue de l'homosexualité" nous apprend le Dictionnaire de l'homophobie (PUF, 2003). Les hétérosexuels ne sont pas vraiment coupables : dans la théorie marxiste, ils sont les jouets de l'idéologie dominante, hétérosexiste, toujours " déjà là " et ne pouvant donc être objectivée, même par les individus de bonne volonté.
Pour subvertir l'ordre familial et sexuel, l'argumentation du lobby gay doit affronter un redoutable adversaire : l'ordre symbolique. Irène Théry définit ainsi l'ordre symbolique fondamental à toute vie en société, à l'intersection des domaines du droit et de la psychanalyse : "Ensemble de distinctions anthropologiques majeures (de sexe et de génération) indispensables à la fois à l'être ensemble des sociétés, auquel il accorde signification, et aux individus dont la construction comme sujets dépend de leur inscription dans l'univers de l'institution" (Esprit, "Le contrat social en question", octobre 1997).
Cette définition des bases de la vie sociale est une critique à peine voilée de la revendication du lobby gay. Le philosophe Pierre Legendre enfonce le clou dans un texte de la revue Le Monde de l'éducation (décembre 1997) intitulé : " L'essuie misère " où il dénonce une politique vouée à "casser les montagnes anthropologiques au nom de la démocratie et des droits de l'homme. [...] On ne peut pas fabriquer du mariage homosexuel et de la filiation unisexe ou asexuée à l'usage des homosexuels sans mettre à bas toute la construction à l'échelle de la culture". Legendre s'oppose donc radicalement à l'utopie de Michel Foucault qui proposait "d'aller vers des relations qui soient innommées, c'est-à-dire non formatées par le symbolique", d'après Sabine Prokoris.
Créer du tohu-bohu
Thibaud Collin consacre les trois derniers chapitres de son essai à présenter la théorie de la société sexuelle rêvée par Foucault. Ce sont peut-être les chapitres les plus passionnants de son livre.
On sait le rayonnement et l'influence que Foucault eut sur la génération qui s'est forgée une doctrine dans le tumulte de la révolution de 1968. Sabine Prokoris reconnaît que "la pensée de Foucault constitue le fondement conceptuel du lobby gay" et des philosophes et sociologues emblématiques de ce courant comme Didier Eribon, Eric Fassin et Daniel Borillo.
Thibaud Collin montre comment Foucault fut fortement inspirée par la lecture de Nietzsche, dans sa critique de l'identité sexuelle comme revendication de la liberté. Les textes cités par l'auteur, qu'il faut certes replacer dans le contexte débridé des années soixante-dix, sont inquiétants. Collin résume le projet des disciples de Foucault par une des expressions favorites du maître : créer du tohu-bohu. "On peut penser que la revendication pour le mariage gay et l'adoption homoparentale procède de ce que Michel Foucault nomme résistance. Peu importe, dans une telle optique, qu'elle soit portée par un ensemble de contradictions qui se révèle à l'examen contradictoire. Ce qui est recherché, c'est la réouverture indéfinie des possibles qui ne cessent de se jouer des limites, des différences et des identités.
"À la manière des pratiques sexuelles qu'ils valorisent comme création de possibles toujours nouveaux, les gays radicaux veulent en revendiquant le mariage et la filiation créer du tohu-bohu. Il y a un mot moins biblique (Gn 1) qui dit en même temps ces préoccupations sexuelles et politiques. Ce qu'ils veulent vraiment, c'est foutre le bordel !"
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> Lire l'interview de Thibaud Collin dans le Figaro du 18 mars : "Les militants du mariage gay veulent la révolution de la sexualité" (Décryptage, 18 mars 2005)
> Débat autour du livre le lundi 18 avril au Théâtre de l'ASIEM (Paris VIIe), avec la Fondation de service politique. Pour tous renseignements et inscription, cliquez ici
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