Article rédigé par Dominique Vermersch, le 09 décembre 2008
par DOMINIQUE VERMERSCH,
modérateur de la Communauté de l'Emmanuel, professeur Agrocampus Ouest et ICR Ker Lann.
RISQUONS UN PARALLELE que confirmera ou non l'histoire prochaine. C'est en réaction à un dissentiment croissant à l'encontre du magistère moral de l'Église, en matière d'éthique sexuelle et familiale notamment, que le pape Jean Paul II s'est attaché dès le début de son pontificat à développer une magistrale théologie du corps humain. Chacun nota en outre que cette réaction au dissentiment ne fut ni frontale ni moralisatrice. Elle prit plutôt la forme d'une longue et patiente catéchèse du mercredi, déployée sur plus de quatre années, et dont on ne fait que commencer aujourd'hui à saisir la portée prophétique. D'une manière quelque peu analogue, Benoît XVI n'est-il pas en train d'opérer de même, en visant cette fois un autre enjeu tout aussi essentiel : à savoir redessiner, et par là-même refonder, la catholicité de l'université ?
Une fois encore, la méthode est : discrète, moyennant des discours de très haute tenue dans diverses enceintes universitaires ; sereine et joyeuse, de cette joie même de chercher et de servir la vérité ; charpentée par la Parole de Dieu, demeure première et ultime du dialogue entre la foi et la raison. Le parallèle se confirme également si l'on se rappelle que l'université catholique a prêté, et prête encore le flanc en maints endroits au dissentiment à l'encontre du magistère moral de l'Église, jusqu'à formaliser cette mésintelligence.
De l'université du Sacré-Cœur à Rome (novembre 2005) à celle de la Sapienza (janvier 2008), en passant par le désormais fameux discours à l'université de Ratisbonne (septembre 2006), il semble bien que Benoit XVI ne manque donc pas une occasion pour préciser au moins deux points fondamentaux et complémentaires. D'une part, il s'agit de rappeler l'université à sa mission première qui est d' unifier existentiellement, dans le travail intellectuel, deux ordres de réalités qu'on a trop souvent tendance à opposer comme si elles étaient antithétiques, la recherche de la vérité et la certitude de connaître déjà la source de la vérité . D'autre part, et à partir de la situation du monde dans lequel nous nous trouvons, Benoit XVI nous suggère de redessiner comme en creux la catholicité de l'Université.
Recueillir le trésor et la méthode monastiques
Selon cette perspective, que nous apporte en sus le récent discours au Collège des Bernardins (12 septembre 2008) ? Notons d'emblée que le choix même du lieu n'est pas anodin : il constitue et illustre un encouragement à de nouvelles formes collaboratives de dialogue et de recherche avec la culture contemporaine. Et tout cela dans un certain apaisement par rapport à un passé plus ou moins tumultueux, comme nous le suggère d'ailleurs la paix qui nous saisit dès l'entrée dans l'extraordinaire salle gothique du Collège. Construit au XIIIe siècle, le Collège des Bernardins était à l'origine un lieu de vie monastique, dont la beauté et l'histoire nous sont comme redonnées aujourd'hui pour affronter sereinement la nouveauté et les incertitudes de la condition humaine.
Plus généralement encore, il s'agit de contempler les fruits historiques du monachisme à l'image du scribe devenu disciple du Royaume des cieux , dont le Seigneur dit qu'il est semblable à un propriétaire qui tire de son trésor du neuf et de l'ancien . Ayant puisé lui-même dans les trésors de l'antique culture , le trésor monastique permet d'écouter et de lire les choses et questions nouvelles, afin d'en quêter l'essentiel, le vrai, le définitif , c'est-à-dire Dieu lui-même. Cette tâche est un chemin où Dieu vient à notre rencontre par sa Parole livrée dans les Saintes Écritures. Ce pluriel souligne déjà clairement que la Parole de Dieu nous parvient seulement à travers la parole humaine, à travers des paroles humaines, c'est-à-dire que Dieu nous parle seulement dans l'humanité des hommes, et à travers leurs paroles et leur histoire.
Chercher Dieu nécessite ainsi et d'emblée une culture de la parole qui s'est progressivement charpentée suivant l'établissement de diverses sciences profanes. Si chercher la vérité, c'est chercher Dieu nous rappelle Edith Stein, réciproquement la recherche de Dieu produit non seulement une culture mais nous conduit corrélativement à la vérité sur les êtres et les choses. En d'autres termes, la recherche de Dieu a produit et produit sans cesse des arts et des savoirs universitaires qui, en retour, permettent de percevoir, au milieu des paroles, la Parole . Dit encore autrement, la foi déploie la fécondité de la raison pour devenir à son tour servante de la première.
De même que la recherche de Dieu prend chair dans une vie monastique communautaire, l'écoute, l'effort de compréhension et d'interprétation de la Parole donnent naissance et vie à une communauté ; et donc à un éthos. Réciproquement, c'est dans la communion vécue et dans l'écoute ecclésiale que s'expriment et se déploient les différents sens de la Parole de Dieu, que s'en révèle le sens qui unifie le tout , à partir de la diversité même des textes. La Parole trouve son unité et sa plénitude de sens dans la communauté.
Ora et labora
Encore aujourd'hui, la Parole de Dieu et Son action dans le monde se révèlent dans la parole et dans l'histoire humaines . C'est l'action même du Créateur, raison pour laquelle la culture de la Parole engendre une culture du travail. Créé à l'image de Dieu, l'homme exprime cette ressemblance et cette dignité par le travail, c'est-à-dire par une collaboration libre à l'œuvre même du Créateur. Ce travail s'enracine et prend sens dans la foi : Que devons-nous faire pour travailler aux œuvres de Dieu ? L'œuvre de Dieu, c'est que vous croyez en celui qu'il a envoyé (Jn 6, 28-29). La prière du croyant est le premier travail à faire qui mobilise ensuite la raison humaine dans ses diverses facultés pour nous permettre de voir ensuite l'ampleur de ce travail, pour découvrir toujours plus finement le Logos divin à l'œuvre dans la Création.
Ce faisant, loin de tout concordisme et de tout naturalisme, les vérités de foi sont appelées à entrer en connivence avec les vérités morales, voire les vérités scientifiques. De la théologie à la métaphysique, de la philosophie à la diversité des sciences humaines, des mathématiques aux sciences de la nature et aux diverses techniques, apparaît ainsi une mise en articulation naturelle des différents savoirs ; c'est-à-dire la reconnaissance de leur mutuelle dépendance qui assure en quelque sorte l'objectivité de ces savoirs. C'est dans la contemplation et l'écoute du logos divin que l' on découvre l'unité intrinsèque qui relie les différentes branches du savoir : la théologie, la philosophie, la médecine, l'économie, toutes les matières, jusqu'aux technologies les plus spécialisées, car tout est lié .
Formaliser de la sorte la tâche universitaire s'atteste historiquement, de par sa fécondité. Elle contribue par ailleurs à rendre compte de l'espérance qui est en vous (1, Pi 3, 15). La disponibilité et la promptitude à rendre raison de notre foi signent la dimension proprement missionnaire et évangélisatrice de la tâche universitaire : celle-ci est donc une véritable annonce évangélique.
Comme pour saint Paul devant l'Aréopage, cette annonce chrétienne prend comme pour marche-pied tous les autels contemporains dédiés au dieu inconnu . Par autel , il faut entendre ici également toutes les institutions humaines, les faits culturels qui attestent d'une recherche de Dieu implicite voire récusée. Ces faits et institutions savent de quelque manière que Dieu doit exister et qu'à l'origine de toutes choses, il doit y avoir non pas l'irrationalité, mais la Raison créatrice, non pas le hasard aveugle mais la liberté .
C'est cette recherche à tâtons opérée par nos contemporains que nous sommes invités à accompagner respectueusement, en évitant tout moralisme. Le Logos s'est fait chair : Verbum caro factum est (Jn 1, 14) ; Il se rend présent à chacun d'entre nous là où nous en sommes, jusque dans l'épaisseur de notre péché. A l'instar des bergers qui ont précédé les rois mages pour contempler le verbe fait chair, il faut l'humilité de l'homme pour répondre à l'humilité de Dieu . Il faut l'humilité de la raison : quelle expression suggestive !
Qu'êtes-vous là à ne rien faire ?
En définitive, et par l'entremise du témoignage de la vie monastique, Benoît XVI nous livre les conditions toujours actuelles de la production et de la transmission des savoirs universitaires. Parmi ces conditions : l'écoute et l'obéissance à la Parole, âme de la théologie ; et par voie de conséquence, âme de toutes les autres sciences profanes. Il s'agit d'une écoute collégiale, donc ecclésiale, qui permet de préciser l'organicité des savoirs, celle-là même qui découle de l'organicité de la nature des êtres et des choses. Comme l'indique d'ailleurs le Pape, cette juste compréhension de la Parole permet corrélativement d'affronter sereinement toutes les défigurations, tous les travers contemporains de nos rationalités humaines dont certains sont évoqués dans son discours aux Bernardins : subjectivisme moral, fanatisme fondamentaliste ; ou encore la réduction du raisonnable au seul empirique et quantifiable.
Œuvrer ainsi à la tâche universitaire contraste fortement avec la rhétorique de compétition qui sature idéologiquement le discours actuel sur l'université. Il se développe ainsi à l'échelle mondiale une chaîne de production et de transmission des savoirs qui prend pour modèle celui d'une vaste compétition sans frontière entre universités et entre nations. L'université est non seulement tenue de prendre le tournant libéral mais également de théoriser ce tournant, de le justifier et de l'affermir. À suivre le raisonnement jusqu'à son terme, l'activité universitaire serait réductible à un secteur industriel comme un autre : soumis régulièrement à des restructurations, nécessitant une masse critique suffisante pour accroître sa compétitivité ; et où les orientations de recherches seraient dictées par les seuls intérêts économiques.
Il apparaît ainsi une sorte de viol de la conscience universitaire qui se manifeste par cette sorte de congruence chimérique entre science et marché qui met au défi une des fonctions les plus essentielles de l'université : Celle d'une parole critique totalement protégée à l'égard des pouvoirs. [...] l'université doit être "sans condition". Elle doit se voir garantir une "liberté inconditionnelle de questionnement et de proposition" . Or, cette liberté inconditionnelle ne va pas de soi, du fait précisément de la marchandisation croissante et débridée de la recherche et des savoirs. À vouloir promouvoir une liberté toute nue cause première de l'activité universitaire, elle s'avère tôt ou tard conditionnée voire aliénée par l'autorité factice du pouvoir marchand.
S'agissant d'autorité, l'université par nature ne devrait reconnaître que celle exclusive de la vérité. Plus encore, c'est en la recherchant sous ses multiples facettes comme l'étymologie le suggère, c'est en s'y attachant que l'université se rend libre de tout conditionnement . Mettre donc en avant une liberté déliée de son rapport avec la vérité, introduit de facto une contradiction fondamentale au cœur même de la tâche universitaire, de l'intelligence et de la conscience des personnes. Nolens volens, cette liberté se façonne du rapport qu'elle entretient avec la vérité ; et ceci, même si elle prend ses distances par rapport à une vérité préalable à l'agir ; voire même si elle nie toute espèce de vérité. Certes, la recherche de la vérité présuppose une certaine liberté, mais c'est en s'approchant de la vérité que celle-ci la façonne et l'affermit.
En prenant donc de gré ou de force l'économisme pour modèle, la tâche universitaire non seulement se mutile elle-même, mais surtout confisque les jeunes intelligences pour les sacrifier tout entières aux seuls faisable, monnayable et rentable. Et c'est ce double défi qui sollicite et dessine comme en creux une catholicité de l'université invitée à s'exprimer à frais nouveaux. Le propos peut paraître anachronique et irréaliste. Du moins en France, l'université catholique est soumise depuis bien longtemps déjà au démantèlement de l'organicité des savoirs, à leur segmentation et à leur marchandisation. La théologie et la philosophie étant mises hors-jeu, il n'est pas étonnant alors que les cathos s'accrochent aux filières professionnelles et commerciales comme à une planche de salut. Exilée en quelque sorte des lieux chargés d'excellence académique passée, la catholicité de l'université retrouve cependant sa fécondité en s'incarnant dans des consciences et des vies données qui donnent chair et vie à ce rapport existentiel entre liberté et vérité. Ce faisant, elles défrichent de nouvelles figures de dialogue et d'affermissement mutuel entre la foi et la raison. La tâche est enthousiasmante !
D. V.
dominique.vermersch@agrocampus-ouest.fr