Article rédigé par Philippe de Saint-Germain, le 24 septembre 2008
LIBERTE POLITIQUE n° 40, printemps 2008.
Par Emmanuel Tranchant. Résumé : Portrait du fondateur du petit collège d'Avon, rendu célèbre par le film de Louis Malle, Au revoir les enfants. Mort en camp de concentration, le Père Jacques était d'abord un éducateur hors du commun.
PERSPICACE : épithète la plus digne du regard acéré du père Jacques de Jésus, si l'on en croit les portraits que nous avons de lui. Un regard dont l'intensité semble injecter de l'éternité dans le temps. Un regard d'éducateur qui d'un coup d'œil dissout le pathos moderne de la fin de l'histoire, du refus de vieillir et du déni du temps. Non pas un mauvais regard... un regard barbare, un regard moderne qui désachève... mais un regard antique [qui] achève : il est une maturation... comme une nourriture et un complément , dit Péguy qu'aimait citer le père Jacques.
Si notre problème est celui de la solution du temps dans l'espace — élargissement vertigineux des horizons et rétrécissement drastique des chronologies, dit Régis Debray —, si la mort n'est plus l'horizon ultime de la vie, si l'oubli du passé, des pesanteurs de la terre et du sang est l'aune de nos petits pas vers la barbarie, c'est dans la pulpe du temps qu'il nous faut trouver l'antidote éducative.
L'exemple du petit collège Sainte-Thérèse-de-l'Enfant-Jésus, à Avon, peut nourrir à la fois notre réflexion et notre espérance. Son aventure — une étoile filante dans le ciel de l'école chrétienne — repose sur le charisme de ce carme éducateur, prêtre, prophète et roi, qui réalise son assomption dans la tourmente du XXe siècle. La concentration extrême d'une action éducative qui se déploie au cœur de l'histoire, jusqu'à l'apothéose du martyre, affirme la dimension unique de l'école chrétienne dont la mission répond à l'attente de Péguy : Que le spirituel ne manque pas de charnel. Le temps de la germination éducative qui donne corps au temps politique et historique, c'est ce dont Avon porte témoignage.
Au-revoir, les enfants
Le film de Louis Malle, Au-revoir, les enfants, raconte l'épisode central de la vie du père Jacques : son arrestation le 15 janvier 1944 pour avoir caché trois jeunes juifs. Si Louis Malle en a effectivement été le témoin, le film ne nous en apprend pas plus sur la puissante personnalité du directeur du petit collège d'Avon .
Né en 1900 dans une modeste famille ouvrière de Barentin, en Normandie, Lucien Bunel est un caractère en acier trempé qui choisit très tôt la voie du sacerdoce. Il révèle au grand séminaire de Rouen des talents de pédagogue qu'il met en œuvre comme professeur au collège Saint-Joseph du Havre et comme aumônier scout. Ordonné prêtre en 1925, il est vite insatisfait de la vie séculière : J'ai besoin de la vie religieuse, de la vie d'obéissance, d'écrasement, d'anéantissement, d'une vie obscure pour écraser mon immense orgueil et pour soumettre mon terrible esprit d'indépendance , écrit-il en 1928. Attiré par l'Histoire d'une âme de sainte Thérèse de Lisieux, il entre au Carmel en 1931 sous le nom de Jacques de Jésus. Bien que le Carmel n'ait aucune tradition d'enseignement, sa réputation d'éducateur est telle que le provincial, le père Louis de la Trinité (mieux connu comme amiral Thierry d'Argenlieu) décide de bâtir les murs d'un collège autour de lui. Ainsi naît en 1934 le petit collège Sainte-Thérèse-de-l'Enfant-Jésus sous la direction du père Jacques, avec à ses côtés, le père Philippe de la Trinité, philosophe, futur membre du Conseil national de la résistance et futur expert au Saint-Office, et le père Ernest, futur archevêque de Bagdad, pour animer cette œuvre éducative hors norme.
L'éducation : un art simple
Commence le temps de la germination éducative. Largement inspiré par le scoutisme, le père Jacques est un pionnier des méthodes actives . Apprendre à l'enfant à faire usage de sa liberté, lui faire confiance, le traiter en homme, le prendre par la douceur et non la crainte, lui confier des responsabilités au sein du collège, donner le pas aux récompenses sur les punitions, créer une ambiance d'amitié véritable entre les élèves et les enseignants, lutter contre l'égoïsme par le partage, étendre la culture générale dans tous les domaines : visites d'usines, d'expositions, conférences, concerts... autant de facettes de l'action éducative du Père Jacques.
Ne pas s'imposer à l'enfant, encore moins à l'adolescent. Ne pas lui boucher l'horizon de la vie, en marchant constamment devant lui. Le laisser au contraire lui-même aller de l'avant ; le suivre en n'intervenant que discrètement et quand ça en vaut la peine, et toujours avec tact et affection...Que l'enfant ait l'agréable impression de diriger lui-même sa vie, et que, spontanément, sans effort, il se retourne vers l'éducateur pour lui demander son avis à tout carrefour incertain...
Joie chez l'éducateur qui doit rayonner autour de lui un robuste optimisme...
Douceur, abîme de patience, roc qui ne s'émeut de rien .
De tels principes fondent-ils une méthode d'éducation ? Au Père Abbé de Cîteaux qui lui posait la question, le père Jacques répondait par une phrase de don Bosco : Il n'y a pas de méthode en éducation, il y a des éducateurs ; chacun fait comme il peut. Celui qui viendra après moi agira comme le Saint-Esprit l'inspirera. Moi, je ne pourrais agir autrement . Un art simple et tout d'exécution ! Cette absence de méthode, insoutenable pour le pédagogiste du XXIe siècle, traduit pourtant une formidable unité d'action qui répond précisément à toutes les carences de la pédagogie moderne, comme à la supplique d'Emmanuel Mounier : Si donc une éducation fondée sur la personne ne peut être totalitaire, à savoir matériellement extrinsèque et contraignante, elle ne saurait être que totale. Car à l'inverse des Modernes qui séparent pour mieux confondre, elle distingue pour unir.
Pédagogie du goût...
Ainsi, le père Jacques développe-t-il une pédagogie du goût — un mot qui revient souvent sous sa plume — dont la beauté du cadre de travail, qui tient souvent au sens du détail, est un des éléments. Le collège en béton, amiante et contreplaqué est le péché originel de l'école de masse ; son mépris de la sensibilité de l'enfant appelle la réponse adolescente de la dégradation par bris et tags. La beauté du cadre de travail est la première marque du respect de l'élève par ses éducateurs. Elle contribue à créer un sentiment de bien-être en harmonie avec ce qui se vit en famille.
Le collège doit continuer la famille. Il doit en reproduire, du plus près possible, la forme, la vie, les sentiments, tout cet ensemble de nuances délicates et fines, que l'on regroupe sous l'habituelle expression d'atmosphère familiale...Que tout soit étudié pour mettre sa note d'originalité et crier à longueur de journée que l'âme qui vit entre les murs est une âme de famille, toute chargée de confiance et d'amour.
Il s'agit donc de situer l'action éducative de l'école dans une continuité subtile de la famille, à travers les petites choses de la vie qui en donnent la saveur et d'où se tire le sens. La pédagogie du beau est donc un préalable à toute éducation, car elle exige une attitude d'accueil et de contemplation qui va bien au-delà de la simple admiration ou du simple point de vue de la raison critique : Un être apparaît, dit Urs von Balthasar, il y a une épiphanie ; en cela il est beau. En apparaissant, il se donne, il se livre lui-même ; il est bon. En se livrant, il se dit, il se dévoile lui-même ; il est vrai. L'ouverture à l'ordre symbolique est pour le père Jacques un axe éducatif prioritaire, avec cette gageure éducative : relever le défi du silence, de l'écoute et de la contemplation. Un défi particulièrement difficile dans la société de l'image et du bruit de notre nouveau siècle et pourtant d'absolue nécessité si le but éducatif reste l'éveil de la vie intérieure.
... et épiceries intellectuelles
Instituer l'enfant dans la rationalité, c'est lui permettre de partager l'expérience commune de l'humanité. À cette parturition difficile de l'intelligence, il faut l'accompagnement de l'enseignant qui explique, encourage, aiguillonne et respecte les rythmes propres de l'élève, et pour cette raison, il ne doit pas exister de professeur qui vise uniquement à fournir à l'intelligence de l'enfant les richesses de sa science en se déchargeant du soin de faire épanouir l'ensemble de ses qualités humaines .
Littéraire au tempérament d'artiste, le père Jacques veut une culture incarnée, sans vaine érudition. Le collège ne peut être un supermarché de l'enseignement où le taux d'attrition scolaire nourrit les statistiques de réussite aux examens.
Que de maisons qui ne sont que des épiceries intellectuelles où se débitent à heures fixes des rations savamment dosées de jugements littéraires ou de notions scientifiques ! [...] Quant à former des esprits qui apprennent à apprendre, qui sachent pourquoi ils sont sur terre, ce qu'ils doivent y faire, vers quel terme ils avancent jour par jour, on n'en a cure, pas plus que de fortifier des volontés qui vibrent d'enthousiasme devant l'idéal nettement perçu par l'intelligence et qui partent à sa conquête.
C'est pourquoi il est peu question, dans les écrits du père Jacques, de l'enseignement pur. Cet humaniste sait avec Montaigne que la tête bien faite ne suffit pas : il faut des muscles d'acier, un caractère trempé dans l'esprit de service et une âme branchée sur la vie de la grâce. De la clôture monastique, émane la sérénité efficiente de l'oraison des pères carmes qui exalte et soutient la vie intérieure des jeunes âmes qui leur sont confiées.
Résistance éducative
Le charisme paternel et royal de l'éducateur transparaît magnifiquement dans la figure du père Jacques, un chef qui veut d'une volonté contraignante, capable d'entraîner avec force , par l'exemple. Il consiste à exercer l'autorité comme un service et comme l'expression d'une loi qui libère et qui institue la justice. La doctrine sociale de l'Église est au cœur de son enseignement : il n'hésite pas à faire intervenir auprès de ses élèves deux cégétistes, anciens compagnons d'armes, sur la condition ouvrière. Au demeurant patriote fervent, il refuse l'esprit de Munich et veut vivre la guerre en homme ; la vivre pour devenir plus homme...pour de nobles buts, ceux du salut de la personne humaine, le salut de la vraie liberté nationale . Le sergent-chef Bunel ressent donc comme un drame personnel la défaite de juin 1940 et pour lui, c'est d'abord un échec éducatif : Les évènements ne semblent-ils pas avoir révélé que beaucoup ont perdu le sens aigu de l'honneur, de ce qu'est l'idéal ? Il semble bien que cela tienne à la nature de l'éducation qui se donne actuellement en France.
Le lecteur de Péguy sait que s'il y a crise de l'éducation, c'est qu'il y a crise de vie, crise d'une société qui ne veut plus transmettre. Sa résistance sera donc éducative. L'injustice faite aux juifs lui est particulièrement insupportable et l'exemple qu'il donne à ses élèves — les plus grands connaissaient la présence de jeunes Juifs parmi eux — est celui du témoin qui accepte tous les risques pour demeurer fidèle à son idéal. Il institue ainsi au cœur de ses élèves la plus haute idée de la loi, cette loi non-écrite d'Antigone dont il sera en son siècle un continuateur héroïque. Ce faisant, il inscrit au plus juste son action éducative dans le temps politique et historique de la cité.
Tenir haut l'esprit
Après son arrestation, le 15 janvier 1944, le père Jacques est interné à Sarrebrück, à Güsen puis à Mauthausen, tandis que les trois jeunes juifs périront à Auschwitz. Cette dernière période de sa vie résume tout le charisme sacerdotal de l'éducateur. C'est d'abord le temps où se déploient toutes les vertus de l'homme de courage qui refuse de plier devant l'ordre inhumain des camps. Du déporté classé Nacht und Nebel (Nuit et Brouillard) jaillit un rayon qui dévoile l'illusion satanique du surhomme créateur de lui-même par delà le bien et le mal. C'est surtout le temps de l'offrande sans retour de ses forces physiques, de son corps sacerdotal, dans le partage miette à miette, goutte à goutte, de son indigence avec ses compagnons de servitude. Il meurt peu après sa libération de toutes ses privations au profit des plus faibles.
L'éducateur rencontre alors sa pleine dimension eucharistique. Devenir rien jusqu'au niveau végétatif ; c'est alors que Dieu devient du pain , écrit Simone Weil qui partage avec le père Jacques ce désir christique d'oblation du pain partagé jusqu'au sacrifice final. Per crucem ad lucem ! Sine sanguine non fit redemptio ! Qui facit veritatem venit ad lucem , avait-il écrit de sa main en mars 1945 sur le carnet d'un camarade de camp. Le poète Jean Cayrol, l'un de ses compagnons de misère, en témoigne : Nous n'avons pas cessé de tenir haut l'esprit, nous n'avons pas été contaminés par le vent de terreur, de brutalité et d'ordure qui soufflait dans nos vies quotidiennes parce que le père Jacques était là... donnant son pain à ceux qui avaient faim, c'est-à-dire sa chair et son sang. Sa passion de Mauthausen transsubstantie en offrande totale et définitive l'attention portée à ses élèves dans le temps de son action éducative et tous en reçoivent la bénédiction.
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Soixante ans plus tard, la fulgurante aventure d'Avon demeure la figure prophétique d'une éducation totale. Elle est d'abord celle de l'attestation des humanités face à la régression païenne du nazisme qui met fondamentalement en cause la conception de l'homme et de son éducation. Cette attestation est plus que jamais à l'ordre du jour dans le système du nihilisme individualiste de nos temps démocratiques greffés sur le même phylum néo-païen. Le retour aux humanités classiques reste la garantie d'une éducation de la raison qui ouvre à la liberté spirituelle, en passe de rendre les armes devant la pensée unique.
Le père Jacques voyait dans la course au diplôme le désaxement complet de la formation humaine ; il pressentait les temps où la démocratisation du diplôme et les 80 % de bacheliers — pourquoi pas l'apocatastase diplômante ? — anéantiraient toute formation humaine vraie par instrumentalisation de l'éducation, où la culture commune se réduirait aux procédures utilitaires et où les pédagogistes substitueraient les flacons du savoir-faire à l'ivresse du savoir être. Notre temps, nous dit Alain Finkielkraut, remplace l'ascension sans fin de la cultura animi par l'horizontalité des pratiques culturelles... et plonge dans l'oubli, en lui volant son nom [culture], le double travail de façonnement de soi et d'élucidation de l'être. La finalité de l'éducation s'efface alors.
La vie et la mort du père Jacques attestent au contraire qu'à travers la pédagogie humaine transparaît une pédagogie divine, une pédagogie d'osmose qui s'exerce par l'action discrète et silencieuse de la présence. C'est le côté sacramentel de l'acte éducatif : il justifie pleinement l'école catholique, car dans l'enseignement, le Verbe est à l'œuvre. Il est, selon saint Augustin, le Maître intérieur qui seul enseigne.
Avon atteste enfin de la fonction hautement politique de l'éducation. Si la politique est le goût de l'avenir, l'école est le lieu où s'enracine la volonté de vivre ensemble pour que tout homme soit servi en accueillant le patrimoine commun de l'humanité. Avon, c'est l'intersection d'une volonté d'éducation totale et de circonstances historiques qui la mettent au défi de témoigner dans l'action de la vérité qu'elle enseigne. À travers son directeur, Avon offre à l'école de la France une figure paternelle de la justice. L'école de la République peut y reconnaître l'amitié politique, créatrice du lien social et civique qui fonde sa légitimité.
Mais le goût de l'avenir requiert le sel de l'espérance. L'école catholique trouve en Avon l'image de la justice revêtue d'amour, de l'amour-charité créateur du lien eucharistique. Avon réconcilie les deux écoles de la France dans la liberté, seule parure digne d'elles. C'est sa fonction prophétique : face à l'insignifiance et à la désespérance des temps de résignation et de capitulation, rendre son épaisseur d'aventure unique à l'acte éducatif qui mène un petit d'homme à sa pleine humanité. Donner à cette humanité la foi qui permet à l'homme de considérer la réalité de son humanité. Le replacer au cœur tragique de la condition humaine. Renouer ainsi le fil héroïque de l'histoire. La Résistance d'Avon nous permet d'y croire.
E. TR.*
*Chef d'établissement catholique, fils de Joseph Tranchant, l'un des principaux collaborateurs du père Jacques de Jésus au petit collège d'Avon.