Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
NOTALGIE D'ISRAËL n'est pas un traité systématique et exhaustif des relations judéo-chrétiennes, ni de géo-politique du Proche Orient. C'est le témoignage personnel du Père Marcel-Jacques Dubois o.p., 86 ans, frère dominicain, prêtre catholique, supérieur de la Maison Saint-Isaïe, petit couvent installé à Jérusalem Ouest, devenu citoyen israélien, ancien chef du département de philosophie à l'Université hébraïque (ce qui est tout de même étonnant, pour un prêtre catholique), prix du président de la Knesset, citoyen d'honneur de la Ville de Jérusalem, prix d'Israël.
Notre livre est fait de plusieurs entretiens, avec les hésitations propres au genre : restent des ambiguïtés ou des généralisations un peu rapides, comme dans toute vie réelle. C'est pourquoi nous avons voulu, après les entretiens, des annexes exposant sous forme synthétique nos vues sur le dialogue judéo-chrétien contemporain et fournissant divers documents éclairants pour mieux comprendre le propos du Père Dubois .
Quelques mots, rapides, sur les circonstances de nos entretiens. Nous les avons réalisés entre 2000 et 2006, tout au long de la seconde Intifada. On était dans l'angoisse générale qui étreignait, surtout au début, tous les habitants de Jérusalem avec les horribles attentats-suicides ; elle s'ajoutait pour le Père Dubois à une tristesse non consolée depuis la fermeture de la Maison Saint-Isaïe par la Province de France en 1997, qui le provoquait à s'interroger en profondeur sur l'œuvre de toute sa vie... Plus positivement, il développait alors une amitié pour la famille de son chauffeur de taxi palestinien, et découvrait à travers leurs récits le prix que des gens modestes comme eux avaient eu à payer dans les dernières décennies et le peu de cas que son pays faisait de leurs sacrifices... Tout cela conduisait le Père Dubois à évoluer...
La principale évolution de Marcel Dubois n'est pas théologique : il demeure le prêtre catholique admirateur du Judaïsme qu'il est depuis si longtemps. Non, le changement le plus net en lui s'est fait dans le cœur de l'Israélien qu'il est devenu : c'est un changement d'opinion politique sur la direction de son pays.
I- LES FONDEMENTS CHRETIENS DE L'AMOUR DU JUDAÏSME ET DE L'ATTACHEMENT A ISRAËL POUR UN CHRETIEN
Commençons par résumer les convictions les plus solides et les plus anciennes du Père Dubois, qui fondent toute son action passée et présente en Israël.
L'élection d'Israël
Le Peuple juif a été élu, constitué par Dieu comme bénéficiaire d'une promesse définitive. Il y a là un libre choix de Dieu, qu'on ne saurait mettre en cause sans remettre en cause la foi chrétienne elle-même, car c'est le modèle que Dieu universalise ensuite à tout homme dans le Christ, le fondement de la théologie de la grâce et de la prédestination .
Il faut insister sur ce point, contre les maladresses de certaines théologies de la libération (en particulier dans les Églises palestiniennes). Il ne faut pas dire sans plus que tout peuple est le peuple élu , car toute élection s'enracine historiquement dans celle d'Israël, qui demeure le modèle. Et le message chrétien, exprimé par Paul, est justement que tous sont invités à avoir part précisément à cet héritage .
La vocation d'Israël
Israël est choisi par Dieu pour une mission précise : témoigner de Dieu. Mais la forme de ce témoignage est elle-même dialectique.
Premièrement, Israël doit témoigner, d'abord, de la transcendance du Dieu vivant contre les idoles : non seulement les statues d'or et d'argent, mais aussi toutes les fausses idées sur Dieu. Cela suppose une vigilance critique de tous les instants (bien présente chez les prophètes de la Bible, par exemple, et continuée dans la tradition philosophique juive de critique du pouvoir par la morale illustrée par Annah Arendt).
Deuxièmement, au service de ce témoignage sur le Dieu vivant qui les a appelés et constitués en Israël, les Juifs doivent ensuite protéger, perpétuer, développer le Peuple – éventuellement en reconstruisant son unité comme État-nation comme voudrait l'être l'État d'Israël contemporain.
On mesure tout de suite la tension qui existe entre ces deux dimensions de la vocation d'Israël : témoigner du Dieu universel, mais au moyen d'une vie de peuple très particulier, avec le danger de réduire le religieux au politique. Les chrétiens se sentent d'emblée plus à l'aise avec la dimension universelle de cette vocation, bien sûr. Mais le catholique, qui croit en l'incarnation et donc en la médiation des réalités matérielles pour la communication de Dieu, ne manque pas de ressources pour sympathiser aussi avec la dimension plus particulière, culturelle et nationale . C'est ce que fait Marcel Dubois depuis plus de quarante-cinq ans de vie en Israël, dont voici les grandes lignes, en suivant un ordre chronologique.
II- PREMIERE EPOQUE DU TEMOIGNAGE CHRETIEN EN ISRAËL : APPROFONDIR ET CELEBRER L'ELECTION ET LA VOCATION JUIVE
La première urgence, pour Marcel Dubois, était de développer une théologie pratique de la consolation, après la catastrophe de la Shoah au bout de siècles de persécution. Ne crains pas Jérusalem, espère en Dieu, Israël ! L'une des intuitions de la Maison Saint-Isaïe, selon lui, fut bien de manifester la valeur unique de la Consolation de Dieu pour Israël . Valeur unique, mais valeur exemplaire aussi : dans le choix d'Israël [par Dieu], la miséricorde s'exerce en consolation, et cette consolation qui vient de Dieu est pour quiconque s'ouvre à lui, reçoit son pardon, éprouve sa tendresse privilégiée .
Cette consolation, et c'est le deuxième point, il est aisé de la découvrir dans le retour du Peuple de la Bible sur la terre de la Bible. Marcel Dubois développe à ce propos l'idée d'une sacramentalité de l'expérience juive : c'est une expérience individuelle et collective concrète, bien sûr, mais elle fait signe vers un au-delà d'elle-même. De même que le Peuple élu a droit a la Terre qui lui a été promise, pour y pratiquer les commandements et témoigner par là de la transcendance du Dieu qui les lui a donnés, de même tout peuple a le droit de vivre en paix sur sa terre ...
Et c'est bien là qu'est le problème : la Terre sainte est le théâtre d'un terrible conflit des justices. Citons en substance un texte ancien du Père Dubois : il est juste que le peuple juif trouve une terre, et la terre de la Bible encore plus ; il est juste que le peuple palestinien ne soit pas dépossédé de sa dignité de peuple ayant également le droit à l'autodétermination . Pendant des années, devant ce problème politique, le Père Dubois a surtout invoqué la réalité théologique du mystère d'Israël . Ecoutons encore le P. Dubois :
Il est impossible de considérer dans la vérité et la justice, la situation présente au Moyen Orient sans reconnaître comme telle la singularité du peuple juif avec tout ce qu'elle implique : sa permanence à travers le temps, sa tradition spirituelle, son dynamisme historique, la continuité de sa conscience religieuse et nationale, le lien vivant de ce peuple avec la Bible et avec sa terre. Un chrétien se doit, plus que quiconque, d'être attentif au nom de sa foi, à cette dimension mystérieuse.
Pour cerner cette dimension mystérieuse de la destinée juive dans l'aventure israélienne, Marcel Dubois a volontiers eu recours à la médiation esthétique, à la méditation poétique, inspirée en particulier de Claudel . Concrètement, il est souvent intervenu dans les mass media israéliens pour dire sa sympathie dans les moments d'épreuve ou de conflit, y compris dans les moments de réprobation internationale pas toujours injustifiée...
C'est ici qu'avec le recul du temps, il se reproche lui-même d'avoir été un peu naïf : bien que distinctes, théologie et politique demeurent inséparables. C'est même cette épaisseur théologico-politique de l'Israël contemporain qui tout à la fois nécessite le dialogue judéo-chrétien, explique la bienveillance dont le Père Dubois a pu faire l'objet et éclaire les malentendus qu'elle recouvrait. Car même lorsque l'on sympathise entre catholiques et juifs, on le fait à partir de conceptions très différentes sur les mêmes réalités. Le lien entre politique et théologie est vécu différemment dans les deux religions ; les distinctions ou les solutions chrétiennes (comme l'idée de sacramentalité) peuvent être incompréhensibles du point de vue juif. Si l'establishment politique acceptait le soutien politique du Père Dubois, il n'est pas sûr qu'il ait été intéressé par les positions théologiques qui le motivaient. En cela, la situation de Marcel Dubois était comparable à celle de son ami, le pourtant fort anti-chrétien Yeshayahu Leibowitz scientifique et philosophe célèbre en Israël. Celui-ci avait dénoncé l'occupation des territoires dès 1967 et s'était acquis un public enthousiaste parmi les Israéliens de gauche les plus sécularisés, alors que les motivations théologiques de sa dénonciation et le mode de vie pieux et farouchement anti-idolâtrique dont elles participaient étaient tout le contraire du choix de vie de la plupart d'entre eux !
Cette première époque du témoignage de Marcel Dubois en Israël s'accompagnait d'une grande discrétion sur Jésus-Christ lui-même, prenant en considération le tabou qu'est devenue la croix dans la culture juive, après des siècles d' enseignement du mépris , de conversions forcées ou de violence. L'humilité est de mise, en effet, pour assumer des siècles d'hostilité envers les Juifs... Aujourd'hui encore, beaucoup voudraient en rester là. C'est un point qui ressort de l'émouvante réaction semi-privée de plusieurs membres historiques de la Qehilla (communauté catholique hébréophone en Israël).
Marcel Dubois estime en revanche qu'il est urgent de sortir de tant de discrétion et d'oser une parole plus forte. Pourquoi ?
III- LA DECEVANTE REALITE DE L'ISRAËL ACTUEL
Loin de l'image idéale du peuple juif luttant pour rendre témoignage au Dieu transcendant à la face des nations, le pays d'Israël est de plus en plus dans une logique de puissance, comme n'importe quel autre pays. Pour le théologien qu'est le Père Dubois, il est choquant qu'Israël soit plein d'idoles : on y retrouve bien sûr toutes les idoles qui encombrent nos sociétés occidentales anciennement chrétiennes (argent, pouvoir, sexe) : emblématique en est l'émergence assez récente du grand banditisme et de la corruption du monde politique en Israël.
Mais plus choquant est le culte de la force, dénoncé jusque dans nos journaux occidentaux par de grandes plumes israéliennes comme David Grossman . Il est lié à celui de la sécurité . Que le génocide de la dernière guerre ait laissé un traumatisme indélébile et que les Juifs entendent désormais compter sur eux-mêmes pour assurer leur survie et sécurité est compréhensible. Qu'Israël soit menacé et doive se défendre est incontestable. Mais non moins contestable est la démesure de son usage de la force armée . Nous avons tous en tête la destruction des infrastructures au Liban cet été ; on sait moins qu'à Gaza Tsahal a fait près de 350 morts dont près de 200 civils et une soixantaine de mineurs, entre l'enlèvement du caporal Gilad Shalit le 28 juin et la fin de novembre 2006...
Cette violence semble objectivement servir une sorte de culte du territoire . Le conflit des justices est, en effet, devenu un véritable scandale avec la poursuite de la colonisation des territoires palestiniens après les accords d'Oslo et la continuation d'une occupation régulièrement violente ces dernières années. Souvent présentée comme le fait d'un lobby très minoritaire et d'extrémistes religieux sans importance, la colonisation au mépris du droit international et même des droits humains constitue en réalité le problème essentiel de la politique israélienne aujourd'hui et fonctionne comme une véritable gangrène, une structure de péché , pour la société israélienne entière . Pour qui croit, avec la communauté diplomatique internationale, que la solution au conflit est dans l'établissement d'un État palestinien viable aux côtés d'Israël, un simple regard sur la carte montrant le tracé du Mur de sécurité et le classement administratif des différentes parcelles de ce qu'on appelle les Territoires , permet de se rendre compte qu'elle est chimérique aujourd'hui .
Pourquoi la conscience chrétienne a-t-elle tant de mal à reconnaître et à dénoncer l'occupation des Territoires palestiniens ? Le malaise vient peut-être de ce que nous lisons dans la Bible des textes dans lesquels Dieu promet formellement cette terre, voire semble autoriser les moyens les plus extrêmes pour s'en emparer. Et de fait, certains groupes évangéliques s'appuient sur une lecture littéraliste (et aussi sur la doctrine hérétique de la rapture), pour collecter des fonds et soutenir l'entreprise de colonisation comme une œuvre divinement inspirée . C'est un effort d'interprétation pour sortir de lectures fondamentalistes qu'il s'agit de faire : la Terre promise biblique a-t-elle des frontières précises? De quelle manière et pour quelle fin est-elle promise ? Les frontières de 1967 ne peuvent-elles pas satisfaire aux exigences proprement religieuses liées à la terre ?
Sur le plan religieux, justement : avec la possession de la terre, l'annexion de tout Jérusalem, en particulier, on a assisté à la constitution de certains symboles redoutables. Par exemple, les travaux au Mur occidental — ou mur des Lamentations — ou les fouilles au sud-est de l'Esplanade des mosquées ou Mont du Temple font renaître le désir d'une reconstruction du Temple et pourquoi pas d'une reprise des sacrifices. Les milieux qui l'orchestrent, aussi actifs qu'ils sont minoritaires, enseignent à la suite du prestigieux rav Kook et de son fils la valeur intrinsèque de la terre d'Israël, éventuellement supérieure à la vie humaine, et interprètent la destinée de l'État d'Israël comme un messianisme collectif... Avec ce sionisme religieux, on s'éloigne beaucoup du judaïsme rabbinique classique. Dans certains cas, on a vraiment affaire aujourd'hui à une régression ethniciste ou nationaliste du judaïsme , qui choque de nombreux Juifs eux-mêmes .
Car toute l'entreprise est accompagnée de la montée en puissance d'une thèse politique désormais publique, celle du transfert . On présente l'évacuation des Arabes comme une étape indispensable (au mieux : malheureusement indispensable) pour ramener le calme ... La thèse du transfert est présentée comme minoritaire et immorale, cependant un ministre de l'Éducation a invité naguère les écoles à célébrer l'anniversaire de la mort d'un général assassiné, Rehavam Zeevi, qui la prônait publiquement et plusieurs ministres y compris dans le gouvernement actuel, la soutiennent sous une forme ou sous une autre ...
Confronté à de tels développements, Marcel Dubois le prêtre fait d'abord une observation pleine de compassion spirituelle : Il est difficile de savoir qu'on est aimé par Dieu et d'être à la hauteur de cet amour... "Dieu est avec nous !" : en fait, on est toujours au-dessus ou au-dessous ; ce qui manque, en général, c'est l'action de grâces (p. 24). Mais Marcel Dubois le citoyen israélien fait ensuite une véritable autocritique : Nous avons été trop naïvement sionistes ! [...] La participation à toute chose sympathique à [l'establishment politique d'] Israël n'est pas forcément pour le bien du peuple juif (p. 73).
Il y a là un changement profond, mais il faut souligner que c'est un changement de position politique, nullement théologique, et que ce changement est légitime dans le spectre des opinions politiques israéliennes. L'israélien qu'est Marcel Dubois ne se pose évidemment pas la question d'être pour ou contre le sionisme ou l'existence d'Israël. Non, sa question est : pour quel Israël ? Pour quel sionisme ? Marcel Dubois n'est pas seul : nombreux quoique très minoritaires aujourd'hui, sont en Israël ceux qui posent des questions semblables. L'une des voix les plus intéressantes est d'ailleurs celle du préfacier du livre, Yossi Schwarz, de Tel Aviv, ancien élève devenu collègue, même si l'on connaît mieux, en France celle d'un Avraham Burg, ancien président de la Knesset, par exemple .
IV- LA NOSTALGIE D'ISRAËL
Ainsi s'explique le titre de notre livre : Nostalgie d'Israël. Bien sûr, Marcel Dubois est nostalgique de l'Israël des débuts (époque des kibbutzim, empreints de l'utopie socialiste de fraternité de tous les peuples, etc.) . Mais plus profondément, sa nostalgie est théologique : il a pris de conscience du fait que l'idée qu'Israël soit un mystère est chrétienne. Les Juifs eux-mêmes ne pensent pas aussi immédiatement Israël comme un mystère faisant signe au-delà de lui-même. L'interprétation humaniste et universalisante de la destinée juive ou de l'élection d'Israël ne s'impose pas d'elle-même. Expliquons-le en trois propositions.
1/ Religion juive ne signifie pas religion de la Bible
Le Judaïsme dont parle le Père Dubois, le Peuple juif dont il célèbre le génie sont les représentations que s'en fait le christianisme à partir du message des prophètes... lesquels n'ont pas la même importance dans le judaïsme traditionnel qui en subordonne l'interprétation à celle de la Loi. Plus encore, le christianisme a constitué l'unité de la Bible à partir de Jésus-Christ reconnu comme messie d'Israël et sauveur de l'humanité, en y lisant toute une histoire du salut, dans laquelle l'Israël des prophètes a la place de choix que nous savons. Mais justement : il n'est pas sûr du tout que le judaïsme rabbinique se retrouve dans le judaïsme prophétique des chrétiens .
2/ "Juif religieux" ne signifie plus "juif rabbinique"
Quoi qu'il en soit, c'est notre deuxième proposition : en Israël contemporain, Juif religieux ne signifie plus seulement juif rabbinique orthodoxe passant sa vie à étudier le Talmud-Torah, sous l'autorité de rabbins, dans une sorte de vie consacrée qui ressemble à la vie monastique. Le colon tirant sur le paysan palestinien qui vient faire sa récolte ou sciant ses oliviers, le notable sponsorisant le très marginal et pourtant bien vivant Institut du Temple ne se sentent pas forcément moins religieux que le Juif orthodoxe dédaigneux du politique. Sous la forme du sionisme religieux, un nouveau judaïsme se développe. Beaucoup de Juifs sont passés d'une religion de la sanctification (où l'essentiel consiste à sanctifier le quotidien par des rites) à une religion de la rédemption en marche à travers le nouvel État.
3/ "Juif" ne signifie pas "religieux"
Troisièmement, tout particulièrement en Israël, Juif ne signifie pas nécessairement religieux. Dès le départ, le sionisme était plutôt anti-religieux : entre le judaïsme traditionnel qui avait conduit aux ghettos, et l'assimilation dans les sociétés occidentales, il a ré-inventé une identité nationale puisée directement dans la Bible, lue comme un livre communautaire fondateur contre le Talmud, qui organisait la sanctification de la vie quotidienne. À l'arrivée, il n'est guère étonnant que la plus grande partie des Israéliens soient sécularisés.
D'où l'incompréhension des interlocuteurs Juifs devant l'insistance avec laquelle le théologien Dubois définit le Juif par sa vocation divine. Ainsi Charles Szlakmann m'a-t-il demandé sur Radio Judaïca : Au nom de quoi se permet-il d'imposer aux Juifs une identité religieuse ? Est-ce qu'Israël n'a pas le droit d'être un peuple comme les autres ? Je ne sais pas si le journaliste s'en rendait compte, mais sa phrase était presque la même que celle des israélites infidèles quand ils réclament un roi au début du premier Livre de Samuel . Bref : en rappelant modestement mais avec force sa vocation religieuse à Israël, l'Israélien qu'est le Père Dubois fait l'expérience que nul n'est prophète en son pays .
IV- UN DEVOIR PROPHETIQUE DU CATHOLIQUE EN ISRAËL : RAPPELER AUX JUIFS LA PIERRE DONT ILS SONT TAILLES
On l'aura compris, la solution aux problèmes n'est pas simplement que les Juifs deviennent plus religieux, ou redeviennent religieux. Tout dépend de quel judaïsme il s'agit. Pour un chrétien, dire cela est assurément présomptueux et choque la plupart de nos interlocuteurs juifs. Au nom de quoi les chrétiens, les catholiques, en particulier, se permettraient-ils de juger les développements du judaïsme ? Commencez par balayer devant votre porte, portez déjà le poids de l'histoire et on verra plus tard ! Mais précisément, l'Église catholique n'est-elle pas entrée dans cette démarche, dressant l'inventaire de son passé, demandant publiquement des pardons aux descendants de victimes des infidélités de son passé, corrigeant même son enseignement là où il demeurait ambigu. Et le Père Dubois serait infidèle à l'amitié judéo-chrétienne dont toute sa vie témoigne, s'il se taisait au moment où il lui semble que beaucoup de ses amis risquent d'errer ou de se fourvoyer sur les trois points suivants.
1/ La théologie du peuple
De nombreux Juifs gardent le vif sentiment d'être un peuple pas comme les autres, de vivre quelque chose d'unique et de très différent de ce qui se passe dans les autres nations. En Israël, plus particulièrement, la nécessité d'avoir à être exceptionnel est ressentie à la mesure d'un sentiment de précarité grandissant. Ainsi a-t-on récemment lu ce titre alarmiste dans un article de Ha'aretz : Un Prix Nobel doute de la survie d'Israël. Il s'agissait d'une récente conférence du professeur Robert Yisrael Aumann, prix Nobel d'économie 2005, qui notait dans une conférence une torpeur dans la conscience juive. Trop de Juifs ne comprennent pas les raisons pour lesquelles ils sont ici , disait-il. Si nous ne comprenons pas pourquoi nous sommes ici et non pas en Amérique ou simplement dans un lieu de résidence, nous ne survivrons pas. Le désir de vivre comme les autres nations nous soutiendra peut-être encore 50 ans, si nous sommes toujours là . Cette lucidité est admirable assurément ! Hélas, après ce constat, Robert Aumann ne prône guère la conversion, le retour à l'essence morale du judaïsme ou à la version utopiste du sionisme, mais au contraire... plus de confiance dans la force ! Il déplore qu'on soit devenu trop sensible aux pertes, qu'on ne soit pas assez forts, qu'on se soit retiré de Gaza, etc. Ainsi donc, la proposition Israël n'est pas comme les autres nations est interprétée comme : il ne peut se permettre aucune faiblesse, pas de pitié mal placée !
Face à ces inquiétantes opinions, les chrétiens vraiment amis d'Israël et du judaïsme gagneront à se tenir informés du difficile débat entre Juifs sur la judéité, Israël et l'universel. Dans la mesure où ils le peuvent sans être ressentis comme des intrus, ils pourront encourager les Juifs qui font de l'humanisme du judaïsme diasporique et de son ouverture à l'universel des développements authentiques du judaïsme (et ne les réduisent pas à des accommodations en attendant d'avoir à nouveau le pouvoir) ; ceux qui placent la tradition de dissentiment moral au cœur du judaïsme, contre la tendance païenne à mettre la puissance au-dessus de la moralité .
2/ La théologie de la terre
Un deuxième sujet de collaboration pourrait être la théologie de la terre. Eretz Israël est promise et donnée par Dieu comme terrain d'exercices spirituels, pour apprendre à rendre grâce au créateur et devenir Or lagoyim, lumière pour les nations . Il s'agit d'enseigner au monde entier que Dieu seul est roi. Les catholiques, pour qui l'incarnation a tant de signification, pourraient aider à comprendre le don de la terre comme sacramental pour pratiquer la Torah et la justice. On n'a pas besoin de la totalité d'un Israël biblique un peu rêvé pour cela...
On peut fort bien reconnaître le lien spécial et mystique entre cette terre et le peuple juif (et Marcel Dubois a de belles pages à ce sujet) sans prôner le grand Israël ni par conséquent soutenir l'occupation et la colonisation des territoires. Pour ne pas sombrer dans le fondamentalisme si éloigné de la tradition catholique, la lecture politique des textes concernant la Promesse de la terre suppose et l'interprétation spirituelle des Écritures, et leur approche historico-critique tenant compte des genres littéraires et ne lisant pas tel ou tel récit biblique plein d'emphase épique et de fantasmes exiliques comme des programmes de conquêtes.
3/ Le compromis
Enfin, dans le conflit des justices, le chrétien a le devoir de promouvoir une culture du compromis. Jean-Paul II n'hésita pas à dire, en 2001, que deux extrémismes différents sont en train de défigurer le visage de la Terre Sainte . De fait, le danger vient des extrémistes des deux côtés, qui ont absolutisé la terre. Il faut que les musulmans renoncent au mythe de la grande Nation arabe unie : géopolitiquement, l'existence même d'Israël sur une terre reprise à l'islam est d'une grande importance pour favoriser cette démythologisation. Semblablement, les zélotes juifs doivent renoncer au mythe du grand Israël.
Le nouveau zélotisme israélien exploite les plus profonds symboles religieux de la nation dont est né l'État d'Israël. Par là, il prend en otage toute la classe politique , dont le soutien réel à l'action de ceux mêmes qu'elle présente verbalement comme extrémistes ne s'est jamais démenti. Or les conflits entre la Loi de l'État et la loi rabbinique sont de plus en plus fréquents : la halakha est régulièrement invoquée contre la légitimité démocratique . Faute d'une tradition d'exercice du pouvoir politique, les autorités religieuses sont démunies et repoussent le compromis même à l'intérieur du monde juif : comment l'accepteraient-elles dans des négociations internationales?
Ce dernier point me semble très important, car une nouvelle rhétorique apparaît parfois dans la droite catholique française, qui suggère que toute critique de la politique israélienne soit un antisémitisme honteux. Critiquer Israël serait nécessairement tomber dans le spiritualisme et l'angélisme, et l'on nous rappelle que la vraie spiritualité ne saurait oublier la terre ni la nation ni l'engagement dans la cité . On va jusqu'à citer Pierre Boutang qui disait jadis que la véritable Europe n'existait plus qu'en Israël. Bref, le catholique d'aujourd'hui devrait prendre garde à ne pas avoir son méchant Israélien comme l'antisémite d'hier avait son bon Juif . Il est heureux de saluer la recherche d'une articulation entre le politique et le religieux, la tradition et l'utopie, recherche qui [aurait] déserté depuis longtemps nos pays de vieille chrétienté , et c'est ce que le Père Dubois a fait sur place pendant quarante ans. Le même Père Dubois constate avec de nombreux autres israéliens que c'est justement cette recherche qui est aujourd'hui en panne, et que si un certain esprit européen subsiste bien en Israël (en particulier dans les universités), le culte de la force le compromet gravement. Devient-on antisioniste ou antisémite pour faire ce constat ? Ou bien voudrait-on que les catholiques européens rejoignent les sionistes évangéliques dans le soutien inconditionnel de toute politique israélienne sous prétexte de sauver la civilisation ?
IV- EN CONCLUSION, LE PERE DUBOIS A-T-IL QUELQUE CHANCE D'ETRE ENTENDU ?
Bien sûr, plus on adopte une attitude critique dans une situation difficile et sur des sujets qui font mal, plus on met en lumière ses propres écarts, passés ou présents, par rapport à l'idéal qu'on défend. Le chrétien qui se sait pécheur n'en est pas scandalisé, mais il doit accepter que sa propre parole puisse être soupçonnée par les autres.
Une nécessité
Et cependant, il faut que Marcel Dubois soit entendu. On doit ici citer la préface de Yossi Schwarz. Etant donné le passé de M. Dubois, on ne peut sans grave malhonnêteté intellectuelle réduire sa critique à une critique foncièrement extérieure et s'enracinant dans une longue tradition pour laquelle le Juif n'est que l'"autre" religieux . On ne peut faire un procès d'intentions selon lequel Dubois ne ferait que
continuer cette tradition en la traduisant sur le plan politique dans le jeu des États modernes... [Car] au terme d'une telle traduction, toute critique de la politique israélienne risque d'être prise pour une critique du Judaïsme. Le grand danger est qu'on finit alors par exiger du chrétien qu'il accepte sans aucune condition la position sioniste. C'est cette grave ambiguïté que recouvre aujourd'hui l'alliance politique entre Israël et certains courants politiques occidentaux se prétendant d'inspiration chrétienne, surtout aux États-Unis. La position du Père Dubois échappe à ces pièges. Tout entière elle jaillit de l'intimité du regard, d'un regard aimant qui n'a rien d'extérieur sur le plan humain et qui, sur le plan religieux, sauvegarde l'unicité théologique du regard chrétien sur le Judaïsme. Autrement dit, la position du Père Marcel Dubois est la position authentique d'un chrétien qui participe aux événements qui l'entourent et s'obstine à les comprendre de l'intérieur à l'aide des concepts chrétiens qui sont les siens (p. 13).
Les difficultés
Ensuite, ce sera difficile. On l'aura compris avec tout ce qui précède ! Dans la réaction pour l'instant la plus hostile au livre, trouvée dans les pages francophones d'un site d'informations israéliennes , on peut noter quatre difficultés.
La première est le refus de faire les distinctions nécessaires. Le Père Dubois prend position politique : il affirme qu'il existe différentes réalisations du sionisme, plus ou moins généreuses. Cela est caricaturé en un rejet pur et simple du sionisme . On va même jusqu'à lui intenter un procès d'intention concernant la légitimité de l'État d'Israël .
La deuxième difficulté à entendre le propos du Père Dubois tient au déni de la dégradation morale de la classe politique d'Israël aujourd'hui. Ainsi la recension en question juge-t-elle outrancière la phrase suivante : Comme chrétien, je me suis réjoui à la pensée que le peuple de la Bible retrouve la terre de la Bible, mais la tragédie actuelle réside en l'infidélité de ceux qui conduisent le destin d'Israël vers un destin terrestre de réussite, de violence et de conquête ! Comme si la colonisation n'était pas un fait. Mais précisément, l'auteur de cette recension refuserait sans doute les termes mêmes de colonisation ou d'occupation : en nous installant en Judée-Samarie, nous ne faisons que reprendre notre bien ...
Rien d'étonnant, donc, et c'est la troisième difficulté, que l'on rencontre du mépris pour les Palestiniens. Ainsi Marcel Dubois est-il décrit comme un ami d'Israël de plus qui se laisse gagner par le misérabilisme pro-palestinien .
Derrière tout cela, la quatrième difficulté est un dédain du christianisme, considéré comme religion de bons sentiments irréalistes et dangereux . Quoique les deux ouvrages ne courent évidemment pas dans la même catégorie, il vaut la peine de signaler ici le parallèle entre la réception réservée au récent livre de Jimmy Carter, Palestine : Peace, not Apartheid et celle de Nostalgie d'Israël. L'ancien président américain a écrit un ouvrage très personnel et très chrétien ; il rappelle son effroi en découvrant combien les Israéliens étaient éloignés de la religion ; en tant que principal agent des premiers traités de paix entre Israël et ses voisins, il dit sa déception d'avoir vu Israël enfreindre ces accords et se mettre à coloniser les Territoires, en dépit de ses propres mises en garde auprès de Menahem Begin ou de Aharon Barak (président de la Cour suprême d'Israël)... Comme Marcel Dubois, Jimmy Carter se voit vilipendé par des friends of Israel, qui se plaisent à signaler de menues erreurs factuelles, des généralisations ou des naïvetés dans son ouvrage . Ne se comporte-t-il cependant pas en véritable ami d'Israël lorsqu'il l'invite à rentrer dans la légalité internationale ? Au lieu de jouer les boutefeux, les amis d'Israël feront bien d'écouter la sagesse de ces anciens qui nous précèdent dans cette amitié . Comme l'a écrit Patrick de Laubier dans une belle recension croisée des deux livres, on ne s'improvise pas prophète, mais l'expérience et une certaine connaturalité née de la sympathie et même de l'amour, permettent de voir plus clair .
Des raisons d'espérer
Enfin, il y a des raisons de ne pas désespérer. Dans le forum suscité par la recension caricaturale citée plus haut, on trouve d'intéressantes approbations du propos de Marcel Dubois. En voici une :
Au fond, le père Dubois n'a pas si tort que ça. Quand cesserons-nous de soupçonner d'antisémitisme tous ceux qui sont déçus de voir Israël abandonner sa vocation de peuple saint, dynastie de prêtres au milieu des nations ? C'est vrai, le monde attend du peuple juif qu'il remplisse le rôle pour lequel Erets Israël lui a été donné, sans lequel il ne peut revendiquer le moindre droit de propriété sur la terre sainte. Non, le don d'Erets Israël n'était ni gratuit, ni inconditionnel. Seule l'application intégrale des préceptes de la Torah nous garantit sa propriété éternelle ainsi que la paix avec nos voisins, la prospérité économique et l'abondance agricole. Il faudra bien qu'on s'y fasse un jour si on veut voir la fin de nos malheurs !
Plus encore, il existe bien des actions à encourager, en Israël même. Dans les annexes de Nostalgie d'Israël, nous signalons plusieurs associations israéliennes militant pour le dialogue et pour les droits humains . Émouvante et efficace est l'action du Circle of Bereaved Parents, regroupant les parents de victimes du conflit tant palestiniennes qu'israéliennes, juives que musulmanes ou chrétiennes témoignant pour la paix au nom de leurs enfants morts...
Dans le même esprit, il existe des initiatives porteuses d'espérance : comment ne pas se réjouir de la récente décision du ministre de l'Éducation nationale de faire figurer la Ligne Verte sur les cartes d'Israël dans les manuels scolaires ? Comment n'être pas bouleversé d'apprendre que le propre père du caporal Gilad Shalit, ce soldat israélien kidnappé dans la bande de Gaza il y a maintenant plusieurs mois, a décidé de rendre visite aux Palestiniens survivants de l'énorme bavure de Tsahal qui a tué vingt personnes d'une ou deux familles à Beit Hanoun ? Ou encore d'apprendre qu'un Arabe de Nazareth a établi chez lui un petit musée de la Shoah et a cherché à se faire inviter à Téhéran pour le colloque révisionniste qui a fait scandale à la fin de l'année 2006 , au cours duquel il souhaitait contredire les dénégations absurdes du président Ahmadinejad . Ou encore et inversement, de constater que le nouveau Musée de Yad Vashem n'expose plus publiquement la fameuse photographie du Cheikh Husseini avec des leaders de l'Axe...
Sur un plan plus intellectuel, on ne peut qu'être passionné par la recherche en cours chez plusieurs philosophes politiques israéliens, tel Menahem Lorberbaum, sur un contrat social qui garantirait aux minorités non juives tous les droits pourvu qu'elles acceptent le caractère juif de la vie publique israélienne ... Quadrature du cercle, peut-être, mais qui peut-être aborde la question avec plus de franchise que dans les démocraties occidentales encore dans l'illusion d'une laïcité neutre... S'y intéresser est d'ailleurs urgent, car il en va de l'avenir des communautés chrétiennes en Terre sainte.
Pour conclure, citons un texte qui résume l'espérance du Père Dubois aujourd'hui comme hier :
Il y a comme une sorte de vulnérabilité fondamentale ; les Juifs sont comme des blessés dont il ne faut pas toucher les plaies... Ils ont le sentiment d'avoir été victimes d'une immense injustice . Et cependant il y a une bonté juive et quand un Juif est bon, il l'est d'une façon singulière.[...] Au fond, toute amitié avec [les] Juifs suppose que bien des préjugés sont tombés et moi, j'ai effectivement fait l'expérience de préjugés qui tombaient. On m'a parfois justement perçu, à l'université par exemple, comme un témoin de l'amour, d'un certain amour, des goyim pour les Juifs (p. 192).
Le dernier mot sera de Yossi Schwarz, le préfacier du livre :
Il se peut [que le] discours [du frère Marcel-Jacques Dubois], qui vient de l'intérieur, constitue l'élément le plus subversif aux yeux d'Israéliens qui on du mal à entendre les critiques. Mais de ce point de vue, ils manqueraient sans doute l'occasion rare qui leur est offerte : se contempler dans un miroir bienveillant, sincère mais inquiet (p. 14).
O.-TH. V.*
*Religieux dominicain de la province de Toulouse, professeur à l'École biblique de Jérusalem.