Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
LE XXe SIECLE restera comme la période la plus sanglante de l'histoire, un " siècle infernal ". La raison ? L'orgueil humain y a développé des systèmes politiques et sociaux utopiques qui ont versé dans l'horreur : guerre mondiale, déportations, génocides.
Il est vrai que jamais auparavant le monde n'avait connu, dans son hémisphère le plus actif au moins, une telle vague de progrès ; elle donna à croire à certains que perfection et toute puissance leur étaient accessibles.
L'objet de ce " premier regard critique " est le communisme soviétique dont les crimes sont aujourd'hui connus de tous. On les connaît, on les réprouve et la morale est sauve. Mais est-ce suffisant pour en garder les sociétés futures ? Non. Il convient pour cela d'en percevoir la genèse. Le rêve utopique survit à l'effondrement des utopies monstrueuses. La véritable compréhension historique de ce phénomène se distingue profondément de l'opinion publique, aussi bien sous sa forme courante que scientifique. Les faits que nous livre l'expérience des sociétés communistes sont plus que suffisants. Tout le monde les connaît. Cependant les connaître ne signifie nullement les comprendre. Les problèmes de la méthode de réflexion, de compréhension, de recherche sont absolument capitaux. Toutes les lois sociales qui commandent une société particulière ne se changent pas en fonction du lieu et du temps : " Les lois du communisme sont les mêmes pour tous les peuples et pour tous les temps " (A. Zinoviev). Ainsi en ira-t-il de toute ambition totalitaire qui, immanquablement, nie l'individu - la personne.
Difficile prise de conscience
C'est une juive allemande, Hannah Arendh, qui tenta la première d'identifier ce phénomène effrayant à travers ses deux manifestations majeures du XXe siècle, le communisme et le national-socialisme. The Origin of Totalitarianism paru à New York en 1951. Il fallut attendre 1972, malgré l'appui très actif de Raymond Aron, pour qu'un éditeur parisien osât en publier une traduction française. L'opinion française alors, obnubilée par une pensée " progressiste " au moins marxisante sinon radicalement marxiste, refusait, parfois avec violence, toute information qui pût porter ombrage au " monde à venir ", l'Union soviétique. Soljenitsyne en fit aussi les frais : quand, en 1974, il fut expulsé d'URSS, l'Europe lui témoigna une telle hostilité qu'il choisit de s'exiler aux États-Unis. Un autre dissident, vingt-cinq ans plus tôt, avait connu la même épreuve, Victor Kravchenko. Après la publication de son livre J'ai choisi la liberté, il fut traîné en justice à Paris, à l'initiative d'intellectuels communistes. Pourtant, " l'affaire Kravchenko " est sans doute la première fissure dans le mur d'imposture que le Komintern, puis le Kominform, avec la complicité plus ou moins volontaire d'une nuée d'intellectuels, avaient dressé autour du " paradis " stalinien. Pendant plusieurs décennies le grand déluge de désinformation et de propagande a complètement faussé l'image dans le monde du nouveau pays " sans classes ".
" On ne peut tromper tout le monde tout le temps ", disait Lincoln ; immanquablement la vérité finit par se faire jour.
Le rapport Khrouchtchev, en 1956, causa un vrai séisme dans l'opinion européenne. Son principal effet fut d'abattre l'auréole de Staline. Pour la majorité, le Petit Père des peuples ne fut plus bientôt qu'un vulgaire tyran aux mains couvertes de sang. Le choc est violent, mais le communisme va sortir à peu près indemne de l'épreuve : une minorité va dénoncer dans le rapport Khrouchtchev " une machination de l'impérialisme procédant du Département d'État " ; pour la majorité, si le stalinisme a porté atteinte au communisme, il ne saurait le disqualifier. Le concept utopique en demeurait, intact. Pourtant, le ver était dans le fruit.
Le rapport Khrouchtchev a irrémédiablement ébranlé le communisme soviétique. Eût-on vu, sans lui, paraître bientôt Une journée d'Ivan Denissovitch de Soljenitsyne, qui dénonçait le goulag ? Et naître ce mouvement " civil " qu'on allait nommer " dissidence " ? La plus grande figure, Andrei Sakharov, physicien, académicien, en fut bientôt connue dans le monde entier. On salua sa position courageuse dans la défense " des " libertés face au totalitarisme qui subsistait. Son livre Mon pays et le monde s'adressait particulièrement à l'intelligentsia qui se voulait attachée à " la " liberté et en attendait l'épanouissement du triomphe marxiste. Sakharov lui reprochait ses illusions, ses courtes vues et sa co-responsabilité dans l'extension du mal totalitaire. Il ne convainquit guère, avouons-le, les " progressistes " obsessionnels !
Avec Court traité de soviétologie à l'usage des autorités civiles, militaires et religieuses, Alain Besançon publie, en 1976, une description élaborée du processus social, économique, et politique du communisme. Nombre de ses lecteurs comprennent alors ce que sont la " culture " et le fonctionnement de ce système ; mais — perseverare diabolicum — tous ne le répudient pas. De la même époque (1973-1975) date la conférence d'Helsinki : elle permet le renouveau de la liberté religieuse en Europe orientale, laquelle prend une ampleur inattendue avec l'accession au trône de Pierre, en 1978, du cardinal polonais Wojtyla. Le rayonnement du Pape venu de l'Est a fortement contribué à opérer " l'érosion du système " communiste, un effet dévastateur sur la " police des esprits ", indispensable à tout système totalitaire. Le message de Jean-Paul II ? Une évidence : la liberté est indissociable de la vérité ; une invitation à vivre : " N'ayez pas peur " !
La politique de Gorbachev qui a le courage de liquider pacifiquement l'empire soviétique voué à un effondrement prochain achève d'abolir le crédit du communisme dans les pays que la Russie y a asservis. Dans ces pays-là, au moins, nul n'y voit plus la perspective d'un avenir radieux. La démystification gagne alors de proche en proche et, aujourd'hui, les quelques États dont les dirigeants se réclament encore du communisme sont régulièrement invités à " plus de démocratie " par la communauté internationale.
Si le communisme n'est pas mort comme utopie, le communisme marxiste, en ce début de XXIe siècle, a cessé d'être perçu comme le processus infaillible propre à mener à une société parfaite. La conviction existe même désormais que toute prise de pouvoir par les tenants marxistes de la " dictature du prolétariat ", conduit inexorablement à un système de type soviétique — à un échec tyrannique. Le naufrage de l'Union soviétique — naufrage économique et social, naufrage humain — n'est pas le fruit d'une quelconque fausse manœuvre, moins encore d'un hasard malheureux : il était l'issue inévitable de l'expérience. Beaucoup en ont été étonnés, beaucoup ont été déçus. Détrompés par les événements, ils n'ont en général pas su gré à ceux qui, depuis des décennies parfois, avaient annoncé la fin de leurs illusions. Loin de saluer leur clairvoyance, ils se sont le plus souvent ingéniés à dénoncer chez eux l'égoïsme, la cupidité, l'intolérance, qui leur faisaient récuser la pureté des intentions marxistes. Ceux-là cherchaient déjà les paroles d'une nouvelle Internationale ! D'autres ont fouillé le passé qu'ils avaient adoré et ont contribué à composer Le Livre noir du communisme — lequel établit que le phénomène totalitaire déborde les frontières des nations, qu'il est d'une ampleur planétaire et obéit à la lois universelle : à même cause même effet.
Le premier centre de soviétologie
" Le régime totalitaire obéit à une logique rigoureuse, à ces lois positives de l'Histoire ou de la Nature dont découlent toutes les lois positives, et il les met scrupuleusement en pratique ", disait Hannah Arendt. Est-elle la première à l'avoir dénoncé ? Elle est certes du nombre des pionniers, mais l'a précédée l'Institut de l'Europe de l'Est qui vit le jour à Vilnius entre les deux guerres mondiales. Il a rassemblé une quantité considérable d'informations sur le phénomène alors nouveau d'un " collectivisme sans classes antagonistes ". Le renseignaient des hommes et des femmes qui avaient fui l'utopie criminelle dont l'étanchéité des frontières participait, elle aussi, de l'utopie et n'existait pas.
Peu de gens le savent, mais dès les années 1930, exista donc à Vilnius le premier centre d'études soviétologiques du Vieux Continent, l'Institut de l'Europe de l'Est. Il tint sa réunion constitutive le 23 février 1930. Janusz Jedrzejewicz en fut nommé directeur. Il ne le resta pas longtemps, puisqu'en 1931, il devint ministre de l'Éducation dans le gouvernement polonais, avant d'être nommé, en 1933, Premier ministre de Pologne .
Autre membre fondateur de l'Institut, Stéphan Ehrenkreutz lui succéda à la tête du conseil d'administration. Il était par ailleurs doyen de la Faculté de droit et de sciences sociales. L'Institut était logé dans les locaux de la bibliothèque Wroblewski — aujourd'hui bibliothèque de l'Académie des sciences de Lituanie. En 1932, une école des Hautes études de sciences politiques fut fondée dans le cadre de l'Institut de l'Europe de l'Est. Y enseignaient principalement des professeurs de l'université de Vilnius. Leur y était offerte la possibilité de travailler en relation étroite avec des institutions étrangères, d'Estonie, notamment, de Lettonie, de Finlande, de Tchécoslovaquie et d'Autriche.
Sous le nom d'Europe de l'Est, l'Institut entendait tous les territoires compris entre la mer Baltique et la mer Noire, savoir la part européenne de l'Union soviétique, les pays Baltes et la Pologne. Selon les instructions du gouvernement polonais, la finalité de l'Institut d'Europe de l'Est était de dispenser aux étudiants qu'il recevait une information générale sur cette vaste région, afin qu'il leur fût loisible par la suite d'effectuer des travaux personnels sur chacun de ces pays, dans les domaines politique, économique, juridique et culturel. Dès l'année universitaire 1931-1932, l'Institut reçut 143 étudiants auxquels s'ajoutaient 41 auditeurs libres. L'enseignement se répartissait en deux branches, l'une purement économique, l'autre politique et culturelle. Les étudiants recevaient dans ces disciplines une formation générale qui devait leur permettre une spécialisation ultérieure.
L'Union soviétique faisait l'objet de nombreuses approches. Le Pr Stéphan Ehrenkreutz enseignait l'histoire de la Russie et de l'Union soviétique ; le Pr Severin Vislouch s'intéressait à la Biélorussie et, plus particulièrement, à ses rapports avec les Russes et les Polonais. Les recherches des étudiants étaient orientées dans quatre sections : 1/ ethnographie, 2/ économie, 3/ droit & histoire, 4/ linguistique & littérature.
L'Institut disposait d'une maison d'édition que dirigeait Ehrenkreutz. Le premier ouvrage publié fut Lénine comme économiste, du Pr Stanislaw Swianiewicz qui y traitait de la personnalité du chef de la Révolution russe et faisait étude du procès de la formation d'un État totalitaire. L'Institut publiait deux revues périodiques, Baltikoslavika et Les Annales de l'Institut. Baltikoslavika était une publication riche en informations dans les domaines suivants : archéologie, histoire, ethnographie et philologie, tant des pays Baltes : Lituanie, Lettonie, Estonie, que de leurs voisins slaves : Russes, Ukrainiens, Biélorusses, Polonais. Le Pr Oskar Loorits, de l'université de Tartu, en était la cheville ouvrière. Les Annales parurent deux fois. Le second volume, dû aux économistes de l'Institut, était consacré à la collectivisation en Union soviétique et à la mise en place d'une économie planifiée. Si les chercheurs de l'Institut poursuivaient leurs travaux personnels relatifs à l'Union soviétique, principalement dans les domaines économique et politique, ils devaient satisfaire également aux commandes (politiques le plus souvent) du gouvernement polonais. La Deuxième guerre mondiale a mis un terme à l'activité de l'Institut de l'Europe de l'Est.
Retrouver les archives
Le 20 juillet 1944, peu après la fin de l'occupation allemande et au tout début d'une deuxième occupation soviétique, le NKVD arrêta le Pr Stéphan Ehrenkreutz qui avait présidé le conseil d'administration de l'Institut jusqu'en 1939, sous l'autorité polonaise. L'Institut de l'Europe de l'Est passa alors sous l'autorité de la République lituanienne. Le Pr Ehrenkreutz mourut l'année suivante, le 20 juillet 1945, à l'infirmerie de la prison de Lukiski ; on ignore où il a été inhumé. Pour sa part, le Pr Stanislaw Swianiewicz avait été fait prisonnier par les Russes lors de l'offensive de l'automne 1939 et envoyé à Katyn, l'endroit le plus terrible de la terreur stalinienne, où les Soviétiques massacrèrent des milliers d'officiers polonais. Quand les " services de sécurité " constatèrent qu'au nombre des prisonniers ils comptaient un éminent spécialiste de l'économie soviétique, ils se hâtèrent de l'envoyer à Moscou — à la Lubianka, d'où, il fut plus tard transféré dans un camp à régime sévère. Il est probable qu'il dut son salut au chef du gouvernement polonais en exil à Londres, Wladyslaw Sikorski, qui intervint auprès des autorités soviétiques et obtint sa libération et son expulsion vers la Grande-Bretagne, où il devait mourir, en 1997, à l'âge de 99 ans.
Après la guerre, rares furent les anciens professeurs de l'Institut qui, dans le cadre de la démocratie populaire, purent y poursuivre leurs travaux. La plupart ont émigré vers les États-Unis, la Grande-Bretagne ou la France. Cependant on ignore aujourd'hui où les Soviétiques ont transféré les riches archives de l'Institut... Pour l'heure ne restent de sa bibliothèque, dans la salle de lecture de l'Académie des sciences, que quelques exemplaires de ses Annales, au département des manuscrits, et quelques jeux de notes relatives à certains cours dispensés à l'Institut.
Qui nous renseignera sur le passé de l'Institut de l'Europe de l'Est ? Il faut fouiller dans les universités baltes, russes, ukrainiennes, biélorusses, polonaises, tchèques, autrichiennes qui ont été en rapport avec lui ; dans les universités occidentales où ses anciens professeurs en exil ont travaillé. Enfin, on peut espérer, dans la Russie moderne, trouver une aide favorisant la recherche des archives existantes. Cela permettrait de restituer les traces de la décennie 1930-1939, durant laquelle l'Institut de l'Europe de l'Est ouvrit la voie à la soviétologie.
J. M.