Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
LA CONNAISSANCE HISTORIQUE a toujours fait l'objet d'une tentative d'instrumentalisation de la part des pouvoirs en place, autant pour se justifier, que pour forger une mémoire commune à une société. Aujourd'hui, il semble bien que nous vivons, de ce point de vue, une réelle mutation de ses attendus dans les programmes d'enseignement.
De fait, la connaissance historique n'est pas exempte des effets de mode, et la tyrannie du politiquement correct, bien que fortement atténuée par l'exigence de vérité des universitaires, s'y fait tout de même ressentir, avec l'exigence médiatique du devoir de mémoire. Le législateur est pressé de dire l'Histoire, ou de l'encadrer... Non qu'il soit permis de dire tout et son contraire, mais le chercheur est volontiers suspect, tout comme... le passé lui-même, que la République doit " assumer " pour demeurer " compatible " (Jacques Chirac, le 30 janvier). Révélateur, le débat télévisé du 26 janvier 2006 animé par Arlette Chabot sur France 2 à propos de la question du passé colonial de la France : aucun universitaire invité ! La connaissance historique a changé de registre. C'est qu'en effet, l'histoire est devenue une matière civique.
De ce fait, la science historique revêt désormais un caractère particulier : son poids est de plus en plus lourd dans les débats de société pour justifier telle ou telle mesure ou revendication. La neutralité objective de l'histoire, si chère aux tenants des Écoles historiques qui se sont succédées depuis le XIXe siècle, paraît de plus en plus battue en brèche par l'action des différents groupes de pression dont l'objet est de faire prévaloir une lecture partisane de l'histoire[1]. Certes, il n'est pas interdit et il est même, au contraire, souhaitable qu'une société reconnaisse son histoire, avec ses coups d'éclats et ses vicissitudes. C'est généralement l'objet des programmes scolaires et des recherches universitaires. Toutefois, il peut arriver que le législateur veuille insister particulièrement sur certains aspects de l'histoire, au besoin, en les faisant figurer dans ses textes fondateurs. Mais alors, il est nécessaire que cette reconnaissance se place dans un dessein d'avenir, dans un consensus fondateur d'unité, et non dans une optique idéologique qui passe à l'étranger pour du nombrilisme, et finit par devenir indépassable et donc destructrice, car sans dynamique créatrice ni espérance. En ce sens, le maniement politique de l'histoire est des plus délicats et la question du passage du savoir historique à la mémoire collective, particulièrement déterminant.
Dans ce cadre, l'organisation des programmes scolaires actuels doit beaucoup à l'évolution récente du savoir historique. Jamais neutres, car devant nécessairement opérer des choix d'études dans le corpus infini de l'histoire de l'humanité, les programmes d'histoire-géographie ont pour objet de forger la connaissance du futur citoyen et doivent donc être en phase non seulement avec les attendus de la société, mais également avec l'actualité de la recherche historique. C'est en effet à la suite des travaux des universitaires et des chercheurs que les grandes orientations des programmes sont normalement établies. La présence de Jean-Pierre Rioux à la tête de l'inspection générale d'histoire au seuil du passage du second au troisième millénaire, n'a probablement pas manqué de marquer les orientations des nouveaux programmes du collège, principalement dans les choix du programme de troisième qui traite du XXe siècle, période qu'il connaît particulièrement bien eu égard à ses nombreuses publications sur le siècle dernier. Ainsi, le nouveau programme de troisième associe l'histoire et la géographie dans un ensemble cohérent de compréhension du monde qui doit beaucoup aux recherches récentes de ces deux disciplines et au poids grandissant des " sciences de l'éducation "[2].
Une certaine représentation du passé
Quel savoir historique cherche-t-on à transmettre aux jeunes générations ? Les universitaires cherchent tout d'abord à élaborer un savoir historique qui soit toujours plus proche de la réalité qui a été vécue. On cherche, aujourd'hui à comprendre les faits et à les interpréter, non pas avec nos yeux de troisième millénaire commençant, mais avec les yeux des contemporains des faits étudiés : cela explique tout l'intérêt porté actuellement à ce que l'on appelle l'histoire orale ; histoire vécue, racontée par un acteur particulier qui donne nécessairement une représentation particulière du passé. Ce décalage de l'historien dans le temps des mentalités est quelque chose de particulièrement difficile à saisir pour nos contemporains. En effet, comme l'écrit Annette Becker à propos de la Première Guerre mondiale qui est un événement encore relativement récent puisqu'il concerne la génération de nos grands-parents ou arrière-grands-parents, " le décalage est considérable entre le sens dont les hommes et les femmes du début du siècle ont investi la guerre et son absence de signification qui nous frappe aujourd'hui jusqu'à l'absurde[3] ". De même, l'attitude des jurés à l'égard de l'intervention d'Henri Amouroux lors de l'ultime procès Papon montre bien cette difficulté, voire cette impossibilité pour nos contemporains, d'appréhender l'histoire avec d'autres yeux que les leurs. Or leur vision du passé est nécessairement déformée par le prisme de leur propre vécu, de leurs propres peurs, et par ce qui est communément admis comme vrai.
Aussi, le travail de l'historien est-il d'établir une certaine représentation du passé, la plus juste possible, même si cela doit remettre en cause des vérités établies ; et pour cela, il doit avoir recours à certaines méthodes.
Pour se faire, il a d'abord recours aux témoins. Mais, comme l'a expliqué Paul Ricœur lors des XXIIe conférences Marc-Bloch, " cette accréditation [du témoin] ouvre l'alternative de la confiance et du doute[4] ". Les témoins sont des sources historiques difficiles à manier car ils dérangent : " Ils sont le sel d'un pays. De près, ils brûlent la peau car personne n'a envie de les entendre. Mais ils persistent, solitaires et tristes, accrochés à leur mémoire. Ils attendent leur heure. Ils possèdent la résistance du grain de sable[5]. " L'historien procède donc à une critique de leurs témoignages qui transparaît dans ses œuvres. Le discours écrit perd nécessairement quelque chose de la saveur du témoignage en ce qu'il globalise, remet en cause et essaie de comprendre en faisant finalement abstraction des individualités et des destins personnels. L'historien, en effet, recherche toujours, au travers d'une certaine représentation du passé à approcher la vérité. Celle-ci reste plus ou moins saisissable et si l'on ne peut plus affirmer aujourd'hui de but en blanc comme le faisait feu Gabriel Hanotaux en 1924 que " la première loi de l'histoire, c'est la vérité[6] ", l'historien contemporain reste toutefois en quête de vérité sur le passé et cherche encore à étayer ses dires non seulement par le recours au témoignage, mais aussi par l'utilisation de la preuve documentaire. Il est bien évident que " la vérité n'est pas toute dans le "document", que la vie n'est pas collée sur le parchemin comme une fleur sur un herbier[7] ", mais ainsi que l'affirme Paul Ricœur, " le document est devenu l'unité de compte de la connaissance historique que Marc Bloch osait placer sous la rubrique de l'observation[8] ".
Ainsi, l'histoire serait aujourd'hui constituée de l'observation critique du passé qui permettrait d'en mettre en scène une certaine représentation grâce à l'étude des documents et des témoignages. Cette observation critique du passé nous donnerait, donc, de mieux appréhender le passé et d'en définir les lignes de forces mais imposerait corrélativement, à l'historien, de rester humble devant ses écrits promis à une incomplétude certaine voir à une obsolescence rapide. " L'historien sait, en effet, que sa preuve n'est pas de même nature que celle des sciences de la nature[9]. " Sa preuve n'est donc jamais définitive. Mais il ne faudrait pas croire, cependant, que la volonté d'établir une certaine représentation du passé doive être dénuée de toute objectivité. Il est bien évident que, comme le souligne Gérard Noiriel, il serait dangereux de n'étudier que les représentations du passé : une telle évolution, " si l'on n'y prend garde pourrait apporter de l'eau au moulin révisionniste[10] " car alors, il n'y aurait plus de vérité historique. Cependant, il reste que c'est peut-être l'une des avancées majeures du XXe siècle finissant que d'avoir souhaité transmettre aux jeunes générations une certaine représentation du passé qui n'est peut-être plus immuable, probablement moins sécurisante mais combien plus stimulante pour l'esprit. Elle doit leur permettre de mieux comprendre le passé en les confrontant aux difficultés du retour sur le passé tout en leur montrant au travers de l'histoire culturelle et politique — en plein essor actuellement — que le monde d'aujourd'hui n'est rien d'autre qu'une résultante de ce passé qu'il faut donc connaître pour comprendre le monde actuel.
Cependant, pour que cette observation critique du passé puisse être intégrée par les jeunes générations, il faut qu'elles puissent y avoir un accès aisé. Or il existe une autre " difficulté majeure [pour l'histoire], qui résulte, selon Paul Ricœur, de ce que les configurations narratives et rhétoriques sont des contraintes pour la lecture ; structurant à son insu le lecteur, elles peuvent jouer le double rôle de médiations en direction du réel historique et d'écrans opposant leur opacité à la transparence prétendue des médiations[11] ". Le grand retour du récit dans les réflexions sur l'histoire des années 90 dont parlent beaucoup d'auteurs, à commencer par Paul Ricœur lui-même serait, peut-être, le deuxième point que les universitaires et chercheurs souhaiteraient remettre à l'honneur dans le secondaire.
Vers un retour du récit ?
Il est vrai que l'on reparle beaucoup du récit en histoire depuis les années 1980/90. Il avait été évacué de la discipline dans les années 1950/70 par l'école des Annales au profit d'une histoire quantitative reposant sur des paradigmes forts. C'est alors que fleurirent toute une série de monographies cherchant à retracer l'histoire globale du monde[12] redéfinie et pensée à la lumière des statistiques et des chiffres recueillis au cours des recherches. L'histoire, devenue économique et sociale, cherchait alors à participer à la création des sciences sociales et donc à rejeter l'histoire-récit comme " l'histoire bataille ", événementielle, brocardée par Lucien Febvre dès les années 1930. La tentation était grande, alors, de penser le monde historique comme régi par des lois et des relations stables entre variables et donc de verser dans une histoire structuraliste ou marxiste.
Cependant, la manière d'aborder l'histoire a changé. Comme l'explique Jean-Yves Grenier, " cette représentation implicite [du monde] est depuis quelque temps modifiée en profondeur du fait de la mise en cause de cette préexistence des totalités sur laquelle reposait la démonstration en histoire[13] ". L'histoire quantitative a désormais montré ses limites ; et François Furet écrit à propos de l'histoire de la Russie que " c'est une des blagues du XXe siècle que l'histoire du pays qui s'est construit au nom du marxisme échappe plus que tout autre à la détermination par l'infrastructure économique et sociale[14] ". Ainsi, la démarche quantitative a maintenant perdu sa prééminence dans la manière d'aborder un problème d'histoire car elle " nous a beaucoup appris sur le quoi de la démographie historique mais relativement peu sur les pourquoi[15] ". Elle contribue désormais à définir l'univers des possibles et donc à jouer le rôle de " garde-fou pour contrôler la valeur ou la force du discours historique[16] ". Dès lors, il existe une place nouvelle pour la réintégration du récit dans le corpus historique. Et c'est probablement le deuxième enseignement de l'historiographie actuelle que les universitaires souhaiteraient faire passer à la jeune génération.
Il apparaît que face à une littérature historique issue de la méthode quantitative difficile à lire et surtout très aride car menant une démonstration sur un modèle scientifique, le récit historique est beaucoup plus abordable pour le lecteur. Peut-être parvient-il à être plus transparent, en un mot, plus lisible. Et comme l'explique Paul Ricœur, le " narratif n'est pas confiné à l'événementiel mais coextensif à tous les niveaux d'explication et à tous les jeux d'échelle[17] ". Le récit peut donc tout à fait trouver sa place dans la discipline historique puisqu'il ne la limite pas dans ses analyses.
L'histoire a pour vocation d'expliquer le passé et Paul Veyne le montre bien quand il écrit que " c'est un préjugé de croire que l'histoire est une chose à part et que l'historien se livre à de mystérieuses opérations qui aboutiraient à l'explication historique[18] ". Le récit a pour lui de convenir plus facilement à un public de profanes car l'explication historique devient compréhensible puisque l'on peut la raconter : la clarté de celle-ci émane le plus souvent d'un récit bien construit et suffisamment documenté. Il permet ainsi à l'historien de se faire comprendre et d'être un médiateur en réécrivant l'histoire pour ses contemporains. Ce faisant, il n'est rien d'autre qu'un " traducteur " pour reprendre l'expression de Paul Ricœur et ses construction sont, au mieux, des reconstructions mais qui s'inscriront d'autant mieux dans la mémoire de celui qui les reçoit que le récit historique joue sur les mêmes modes de mémorisation que la mémoire : il est plus facile de retenir une histoire qui donne du sens à notre vie qu'une démonstration.
Le grand retour du récit à l'université et dans le sérail des historiens aurait donc vocation à s'étendre lui aussi au secondaire comme nouvelle manière d'aborder le savoir historique. Il reste, toutefois un troisième champ sur lequel les historiens actuels souhaiteraient attirer l'attention des jeunes générations ; c'est l'histoire de la mémoire qui " constitue, selon Henry Rousso, depuis [deux décennies] un domaine spécifique et presque une nouvelle manière de faire de l'histoire[19]. " Il existe ainsi un intérêt nouveau des chercheurs pour la mémoire collective et la notion de patrimoine que les célébrations du bicentenaire de la Révolution Française ont mis en valeur[20].
L'irruption de la mémoire dans le corpus historique
Le sentiment d'être, en quelque sorte, à la jonction de la fin d'un monde et du début d'un autre, la peur de l'inconnu, ont généré, à la fin du XXe siècle une vive inquiétude. Comme l'expliquent Jacques Revel et André Burguière, " nous vivons le temps des fins : fin du progrès, fin des idéologies, fin des paysans, fin de la classe ouvrière, fin de la famille, et, en dernier lieu, fin d'un "exceptionnalisme" politique qui marquerait l'épuisement d'un long cycle révolutionnaire de deux cents ans[21] ". Or, ce temps des fins s'accompagne de la remise en cause d'un certain nombre de mythes historiques parmi lesquels on trouve le mythe de la glorieuse révolution française libératrice des peuples confronté au génocide vendéen, le mythe d'une France unitaire souffrante et combattante sous l'Occupation affronté aux conclusions de l'ouvrage, certes controversé mais néanmoins incontournable, de Robert Paxton[22] sur le Régime de Vichy ou encore, le mythe d'un régime communiste non totalitaire et idéaliste confronté à l'ouverture des archives du KGB consécutive à la disparition de l'URSS et à l'ouvrage dirigé par Stéphane Courtois[23] sur les crimes du communisme international.
Ces trois exemples sont " très représentatifs de l'envahissement de l'espace des discussions scientifiques entre historiens par les polémiques mémorielles, [...], les instrumentalisations politiques qui déstabilisent la communauté historienne française en aggravant sa fragmentation[24] ". Les polémiques entre historiens sont, en outre, sorties du sérail pour être exposées sur la place publique, embrouillant encore un peu plus le profane en remettant en cause des certitudes qu'il avait faites siennes. Le débat actuel concernant l'inscription dans la loi effectuée par le Parlement français d'une reconnaissance de l'existence " du rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord[25] " en est la parfaite illustration. Ainsi, pouvons-nous dire avec Steven Englund et Pierre Nora que " l'engouement actuel des Français pour les ouvrages historiques et biographiques reflète l'inquiétude d'un public qui recherche désespérément ses racines[26] ".
Il s'agit donc, aujourd'hui, pour nombre de nos contemporains, de retrouver leurs racines et de se reformer une mémoire collective qui ne devienne pas une mémoire partisane s'opposant à la cohésion sociale car insistant, dès lors, sur les particularismes et la victimisation.
Dans ce contexte, les historiens ont cherché dans l'élaboration de l'histoire de la mémoire une réponse cohérente à cette nouvelle demande sociale. Cette discipline récente marque une évolution du savoir historique. De nouveaux rapports entre l'histoire, la mémoire et l'identité paraissent devoir se tisser. C'est ce qu'explique Henry Rousso quand il écrit que " l'histoire de la mémoire a le plus souvent été une histoire des blessures ouvertes de la mémoire car elle n'était, au fond, qu'une manifestation parmi d'autres des interrogations actuelles et brûlantes sur certaines périodes qui ne "passent pas" : si l'on admet que l'histoire des historiens n'est qu'un des modes d'expression de la mémoire collective, [...] rien d'étonnant alors que l'histoire de la mémoire ait été d'abord et avant tout une manifestation de la mémoire collective, dans le contexte un peu trouble et la perte des repères des années 1980-90[27] ".
Ainsi, la mémoire trouve-t-elle une nouvelle place dans les discours et la société auxquels l'historien s'adapte en faisant passer, durant ces mêmes années, la mémoire de l'état de source parmi d'autre, au statut d'objet historique à considérer pour lui-même. Désormais, la mémoire en tant que composante des représentations collectives d'un groupe devient, en tant que telle, un objet à sauvegarder. Avec Jean Boutier et Dominique Julia, nous pouvons soutenir que " le Mémorial de Caen ou l'Historial de Péronne sont à cet égard des réussites exceptionnelles[28] " de sauvegarde et de valorisation de la mémoire deux guerres mondiales : ils font de ces deux guerre un patrimoine à sauvegarder.
C'est pourquoi l'histoire de la mémoire fait référence à la notion de patrimoine qui devient de plus en plus centrale dans certains discours actuels sur la citoyenneté. Dans les lieux de mémoire, Pierre Nora, affirmant faire œuvre de civisme, explique que la société passe du national au patrimonial. Ainsi montre-t-il que " les lieux de mémoire naissent et vivent du sentiment qu'il n'y a pas de mémoire spontanée [...] et que sans vigilance commémorative, l'histoire les balaierait vite[29] ". On assiste donc, avec la mise en avant de l'histoire de la mémoire et à un mouvement de dépolitisation des mémoires que les historiens souhaiteraient transmettre à la jeune génération : ainsi, désormais, " on ne célébrerait plus la nation, mais on en étudierait les célébrations [...] comme si la France cessait d'être une histoire qui nous divise pour devenir une culture qui nous rassemble, une propriété dont on relève le titre indivis, comme un bien de famille[30] ".
De fait, désormais, avec l'affirmation du champ de la mémoire dans le corpus historique, l'historien s'est découvert un nouveau mode de compréhension du monde : la réalité symbolique d'un objet historique[31]. Cette dernière permet à l'historien de saisir le reflet de l'histoire que le lieu de mémoire porte en lui et ainsi d'avoir accès à la relecture de l'histoire qu'il suppose, voire impose[32]. Ainsi, l'historien actuel peut se ménager une relecture du rapport temps/société en étudiant les mémoires et ce qui constitue le patrimoine d'une société. En définitive, le temps retenu par la mémoire des gens serait beaucoup moins continuel que celui dégagé par l'analyse historique et donc serait en rupture avec l'idéal de continuité et de progrès que cherchait à atteindre le savoir historique depuis une centaine d'années.
Mais cette remise en cause profonde des finalités de l'histoire n'est pas sans complications. Il existe, en effet, une réelle difficulté quant à l'étude de ce nouvel objet historique qu'est la mémoire car " la mémoire est un absolu [alors que] l'histoire ne connaît que le relatif[33] ".
Il existe donc un véritable danger de la dérive mémorielle si à la mode actuellement. Il ne faudrait pas que la sacralisation d'une mémoire qui se ferait au détriment de la mémoire collective et nationale, indispensable à la cohésion nationale, empêche l'historien de travailler avec toute la liberté que suppose un vrai travail d'explication du passé.
Aussi, comme l'explique Pierre Nora, " identité, mémoire et patrimoine sont les trois mots clefs de la conscience contemporaine, les trois faces du nouveau continent Culture. [Ce sont] trois mots voisins, fortement connotés, chargés de sens multiples qui s'appellent et s'appuient les uns les autres. [...] Il y avait autrefois une histoire nationale et des mémoires particulières ; il y a aujourd'hui une mémoire nationale, dont l'unité est faite d'une revendication patrimoniale divisée, en permanente démultiplication et recherche de cohésion[34] ". Et c'est peut-être le troisième enseignement que les universitaires et chercheurs souhaiteraient transmettre aux jeunes générations.
Histoire ou revendication
Il s'agirait donc bien pour l'historien au travers de ses recherches, sinon de forger une mémoire collective, tout du moins de l'amender par la reconnaissance sociale de ses travaux. Il lui faut comprendre ce qu'est cette nouvelle mémoire nationale, tâcher de participer à son élaboration tout en la rectifiant par sa prudence. Dans ce cadre, l'école joue un rôle essentiel et il est révélateur que les interrogations et les travaux des universitaires et des chercheurs sur les notions de mémoire collective et de patrimoine, trouvent un écho dans les nouveaux programmes du secondaire.
Cependant, si les programmes scolaires cherchent effectivement à tenir compte des recherches récentes, les manuels scolaires paraissent parfois bien éloignés des souhaits des universitaires. Ces derniers voudraient un retour au récit historique, à la fois plus facile à appréhender et à retenir. Pourtant, nombre de manuels scolaires, surtout au collège, proposent aux élèves des textes indigestes et parfois caricaturaux, dans la mesure où les nécessités éditoriales obligent à composer des paragraphes très courts, où les phrases ne sont reliées entre elles par aucun lien logique. De même, l'exigence de prudence et de vérité quant à la représentation du passé, n'est pas l'apanage de tous les manuels scolaires (cf. l'article de Pierre Schmitt, infra[35]). Et c'est probablement ce qui a justifié l'irruption du politique dans le domaine de l'enseignement de la connaissance historique. Comme l'a expliqué Christian Vanneste, député à l'origine de la loi du 23 février 2005 et lui-même enseignant, " lorsque ces derniers [les manuels scolaires] présentent des visions partiales, toujours les mêmes d'ailleurs, il est du devoir de la Représentation nationale d'intervenir et de consacrer une certaine forme d'honnêteté intellectuelle[36] ".
Si le poids du passé est de plus en plus prégnant dans les débats contemporains, ce n'est pas pour structurer une identité commune, mais pour justifier une revendication. Chaque évocation du passé provoque des réactions émotionnelles passionnées de la part de ceux qui se sentent victimes de l'Histoire. C'est ainsi que les prises de position au sommet de l'État sur la nécessité d'intervenir dans le domaine historique se soumettent aux implications politiques du devoir de mémoire[37], au détriment, peut-être, de l'honnêteté historique et d'une cohésion sociale qui ne peut trouver son sens que dans la seule vérité, sous peine d'être liberticide.
J.-B. M.
Né en 1974, professeur certifié, doctorant en histoire.
PROCHAIN ARTICLE : " La place de la connaissance historique par rapport au devoir de mémoire à travers l'étude des programmes scolaires. "
© Liberté politique, hiver 2006.
[1]. Il est très révélateur que certains cinéastes cherchent de plus en plus à faire œuvre d'historien et que parfois leurs choix historiques sont davantage motivés par les revendications de tel ou tel groupe de pression que par l'objectivité historique.
[2]. Il nous semble que cette nouvelle manière d'aborder les programmes d'histoire et de géographie résulte d'une réflexion approfondie réalisée ces dernières années par des universitaires sur leur matière réciproque (parmi d'autres ouvrages, on peut citer : en histoire, François BEDARIDA (dir.), L'histoire et le Métier d'historien en France 1945-1995, Ed. de la Maison des sciences de l'homme, 1995 ; en géographie, Paul CLAVAL, Histoire de la Géographie, PUF (Que sais-je ?), 1995. La place de l'histoire dans la société de même que celle de la géographie ont fait l'objet de nombreux débats au cours des vingt dernières années à l'issue desquels il semblait important de redonner du sens et un nouveau souffle à ces deux matières. Il semble que l'on se soit dirigé, dans l'université, vers de nouveaux sujets d'étude comme l'histoire culturelle ou vers la réactualisation de l'histoire politique récente et dans les programmes de l'enseignement secondaire, vers l'interpénétration de l'histoire et de la géographie quand la période étudiée en histoire le permet.
[3]. Stéphane AUDOUIN-ROUZEAU & Annette BECKER, 14-18 : retrouver la guerre, Gallimard, 2000, p.110
[4]. Paul RICŒUR, " L'écriture de l'histoire et la représentation du passé " in Le Monde, 15 juin 2000.
[5]. Cdt HELIE DENOIX de SAINT-MARC, " Devoir de mémoire " in Pierre HUTHER, Génération Djebels, 2000, p. 401.
[6]. Gabriel HANOTAUX, Sur les chemins de l'histoire, éd. Champion , 1924, p. 4.
[7]. Ibidem.
[8]. Paul RICŒUR, op. cit.
[9]. Op. cit.
[10]. Gérard NOIRIEL, " L'Historien et l'objectivité " in Sciences Humaines, Hors série n°18 - sept./oct. 1997
[11]. Paul RICŒUR, op. cit.
[12]. On peut penser à Georges DUBY & Armand WALLON (dir.), L'Histoire de la France Rurale, 1975 ou Fernand BRAUDEL, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, 1979, entre autre.
[13]. Jean-Yves GRENIER, " L'histoire quantitative est-elle encore nécessaire ? " in Autrement, n°150/151, janv. 1995.
[14]. François FURET, " C'est l'idée d'une science de la société qui est en crise " in Le Monde, (Grands Entretiens), juin 1993.
[15]. Lawrence STONE, " Retour au récit ou réflexions sur une nouvelle vieille histoire " in Le Débat, sept. 1980
[16]. Jean-Yves GRENIER, ibidem.
[17]. Paul RICŒUR, op. cit.
[18]. Paul VEYNE, Comment on écrit l'histoire, Seuil / Point-Histoire, 1979.
[19]. Henry ROUSSO, " La mémoire n'est plus ce qu'elle était " in François BEDARIDA (dir.), Ecrire l'histoire du temps présent, CNRS - éditions, 1993.
[20]. On ne peut s'empêcher de penser à la nombreuse publication sur le " génocide vendéen " qui a suivi ces célébrations. Quelques-unes s'interrogeaient sur la mémoire encore vivace aujourd'hui dans les mémoires vendéennes des massacres des colonnes infernales de Turreau pour essayer de comprendre comment s'était transmis de génération en génération le souvenir de ces faits.
[21]. André BURGUIERE & Jacques REVEL, " Préface " à L'Histoire de la France, Le Seuil, 1989.
[22]. Robert PAXTON, La France de Vichy 1940-44, Seuil, Paris, 1973 - Ouvrage dont la thèse est de démontrer que l'État français a recherché la collaboration avec l'Allemagne nazie tout en développant des projets politiques et idéologiques propres, en particulier antisémites, qui ne devaient pas grand chose aux contraintes de l'occupation allemande.
[23]. Stéphane COURTOIS (dir.), Le Livre noir du communisme, Crime, terreur, répression, Robert Laffont, Paris, 1998 - Ouvrage qui dénonce la nature intrinsèquement criminelle du communisme au travers de sa politique de répression totale de toute opposition dès le début (1917/18) et partout.
[24]. Christian DELACROIX, François DOSSE & Patrick Garcia, Les Courants historiques en France, XIXe/XXe siècle, A. Colin, Paris, 1999, p. 272.
[25]. Alinéa 2 de l'article 4 de la loi du 23 février 2005 sur les rapatriés.
[26]. Steven ENGLUND, " De l'usage de la Nation par les historiens, et réciproquement " in Politix n° 26, 2e semestre 1994.
[27]. Henry ROUSSO, op.cit.
[28]. Jean BOUTIER & Dominique JULIA, " À quoi pensent les historiens ? " in Autrement, n° 150-151, janvier 1995.
[29]. Pierre NORA, Les Lieux de mémoire, T.1, " La République ", Gallimard, Paris, 1984.
[30]. Op. cit. T.3, " La France ", Gallimard, Paris, 1992.
[31]. Op. cit. T.1, " La République " : " Le lieu de mémoire, en effet, suppose d'entrée de jeu l'enfourchement de deux ordres de réalités : une réalité tangible et saisissable, parfois matérielle [...] et une réalité purement symbolique, porteuse d'une histoire. "
[32]. L'Ossuaire de Douaumont, par exemple, porte en lui-même un message clair sur la bataille de Verdun et il n'est pas surprenant que les professeurs d'Histoire souhaitent y conduire leurs élèves pour leur montrer une certaine face de la guerre.
[33]. Pierre NORA, ibidem.
[34]. Op. cit., T.3, " La France ".
[35]. Cf. infra, Pierre SCHMITT, " Un manuel de contre-histoire ", p.
[36]. " Entretien avec Christian Vanneste, la présence française Outre-mer et l'enseignement de l'histoire " in L'Action Universitaire, n° 254, décembre 2005, p. 3.
[37]. Cf. GOUILLIAUD Philippe, " Colonisation : Chirac veut supprimer l'article 4 " in Le Figaro du 26 janvier 2006, p. 8. Il rappelle que " cette date [le 10 mai] correspond à l'adoption, le 10 mai 2001, de la loi reconnaissant la traite et l'esclavage comme crime contre l'humanité ".