Le déni européen
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008

QUE LE REFERENDUM tenu en France sur le projet de constitution européenne ait, malgré la pression des principaux médias, partis politiques et milieux d'affaires en sa faveur, abouti à un rejet aussi net constitue à soi seul un événement de première ampleur.

Ce vote interrompt un élan de " construction " européenne déjà vieux de cinquante ans et qui constituait pour toute une génération l'unique horizon de l'action politique : il est probable qu'il marque le début d'une nouvelle époque de l'histoire de l'Europe ou en tous cas du processus européen.

Pour les uns, il s'agit d'un grand acte démocratique démontrant à lui seul la vitalité de la procédure du recours au peuple : malgré la multiplication des médiateurs, prescripteurs, informateurs et désinformateurs supposés gauchir l'expression du suffrage, le démos s'est exprimé librement et clairement. L'ampleur du débat qui a précédé le vote, non seulement dans les organes d'information ou les réunions publiques mais encore sur les marchés, dans les bistrots ou les familles, est en effet remarquable. Au point que d'autres en ont retenu que consulter le peuple sur une matière aussi grave avait été une erreur et ont vu dans l'issue du référendum la confirmation des dangers de toute procédure démocratique. Quoi qu'il en soit les uns et les autres y ont vu un événement majeur.

 

Le retour de Marx

 

Autant que par la clarté du verdict populaire, on est frappé par la brutalité du clivage sociologique qui sépare les partisans du oui de celui du non. Si Marx s'est trompé tout au long de sa vie en identifiant tout clivage politique à un clivage de classe, si les marxistes ont tout au long du dernier siècle commis la même erreur, sous-estimant notamment les facteurs religieux ou culturels, il se peut que l'illustre philosophe allemand mort et enterré, quinze ans après la chute du communisme et dans le contexte de la mondialisation libérale, prenne enfin sa revanche. Jamais on aura vu en effet le vote populaire épouser d'aussi près les critères de richesse et de revenu : aux 82 % de oui de Neuilly répondent les 80 % de non de certaines régions industrielles sinistrées ou de beaucoup de communes rurales déshéritées. Constat devenu banal : à travers les arrondissements de Paris ou certaines zones côtières, l'adhésion au traité suit de manière quasi mécanique le prix du mètre carré !

Un autre clivage remarquable est celui de l'âge : les plus de soixante ans, généralement retraités ont voté oui, et cela de plus en plus à mesure qu'ils étaient âgés. Les actifs ou ceux qui, chômeurs, sont en âge de l'être, ont voté massivement non, à l'exception d'une frange de très jeunes électeurs étudiants.

Moins décisifs sont d'autres critères comme la légère prévalence du non dans le Midi, région contestataire où fleurirent ici les votes du Front national, là ceux de " Chasse, pêche, nature et tradition ".

On se gardera d'autres débats interprétatifs délicats. Là où certains ont vu une réaction nationale, d'autres n'ont perçu que corporatismes, populisme, voire xénophobie, ou bien volonté de sanctionner Jacques Chirac. Ces motivations ne sont pas si contradictoires qu'on croit si l'on considère que l'impuissance des gouvernements français successifs résulte d'abord des contraintes européennes ou que l'État-nation demeure le cadre le plus adéquat de la défense des intérêts collectifs. On peut aussi noter que les scrutins, qu'ils soient régionaux ou européens se déterminent toujours par rapport aux gouvernements nationaux et non l'inverse.

 

Le déni

 

Mais plus remarquable encore que la brutalité des clivages électoraux, est la réaction des principaux tenants du oui au résultat, spécialement ceux qui, politiques, politologues ou journalistes, français ou européens, avaient tenté de diriger l'opinion dans ce sens. Cette attitude pourrait être qualifiée de dénégation. Tout se passe comme si, à l'encontre de toutes les traditions démocratiques, le résultat était refusé, nié, refoulé au sens psychanalytique du terme.

À droite, le nouveau gouvernement Villepin ne comporte pas même un ministre délégué favorable au non. À gauche, Laurent Fabius, pourtant vainqueur du jour, est rejeté de la direction du Parti socialiste. Au niveau européen, M. Barroso et M. Juncker disent qu'il faut poursuivre le cycle des ratifications, alors même qu'ils savent qu'en droit international un traité suppose l'accord de tous les signataires. MM. Giscard, Barnier et d'autres laissent entendre que les Français pourraient être appelés à revoter. Hervé de Charrette envisage de détacher la première partie de la constitution et de la soumettre seule au Parlement. Le Figaro Magazine consacre un numéro entier à " ces Français qui ont voté oui " comme si c'était eux les héros du jour tandis que René Rémond et d'autres se confondent dans le quotidien en regrets sur le rêve brisé.

Les éditorialistes des grands journaux et de la télévision, à 95 % favorables au traité, sont toujours en place et tout se passe comme si certains continuaient la campagne pour le oui ! Sournoisement, ils déplorent l'isolement de la France, annoncent les représailles qu'elle doit craindre (" et ce sera bien fait pour les Français, etc. ! "). Partout on n'entend qu'amertume, voire ressentiment contre un peuple français supposé n'avoir " rien compris ". Il n'a fait, dit-on, que jouer le jeu des Anglais, comme si Tony Blair qui avait signé le même traité n'était pas, dans son propre pays, encore plus en porte-à-faux que ses homologues français. Si le président de la République a pris formellement acte de la décision des Français, tout le monde a compris que ce n'était que du bout des lèvres. Dominique de Villepin fut plus habile en n'évoquant pas la question de l'Europe dans son discours d'investiture.

 

L'intérêt de classe ?

 

On peut expliquer naturellement ces réactions par la logique des intérêts de classe. Que le clivage de classe ait été aussi brutal que ce qu'indique la carte des résultats était après tout logique. Depuis 1987, date qui correspond à l'Acte unique et que l'on peut fixer comme le commencement d'une nouvelle phase de la construction européenne où est larguée la préférence communautaire, les revenus disponibles des salariés ont peu ou prou stagné en France, en Allemagne, et dans d'autres pays de l'Europe continentale, et les capitalisations boursières ont été, elles, multipliées par dix. Que la mondialisation ou peut-être certaines politiques nationales trop rigides sur le plan social, soient autant responsables de cette évolution que l'Europe elle-même, qu'importe. Puisque c'est à l'Europe qu'avait été transféré l'essentiel du pouvoir économique, et en son nom que lors de l'avènement du marché unique et de l'instauration de la monnaie unique furent multipliées les promesses d'une prospérité mirifique, il est normal que ce soit à elle que les électeurs tiennent rigueur. Plus qu'une protection contre les effets pervers de la mondialisation, ce qu'elle aurait dû être, elle a en été plutôt le vecteur. Tant pis pour elle. C'est au contraire la bourgeoisie — avec les personnes âgées — qui a le plus profité de l'évolution économique des quinze dernières années. Or elle est, l'histoire du XIXe siècle nous l'a appris, mauvaise perdante. Une partie de l'acrimonie qui a suivi le référendum peut s'expliquer de cette manière.

Mais cette explication ne suffit pas : après tout, le rejet du traité constitutionnel ne remet en cause aucune situation acquise. Même si les Français ont voté davantage contre l'Europe existante que contre celle à venir qu'ils ne connaissent pas, les mécanismes actuels demeurent en place. La politique de la Banque centrale européenne reste en vigueur. Les articles les plus contestés de la Constitution, comme le libre échange interne et externe, étaient déjà appliqués. On ne voit pas au demeurant qu'après le grand soir symbolique du 29 mai, Attac ait tenté de marcher sur l'Élysée pour y imposer une république populaire. La bourse elle-même n'a pratiquement pas accusé le coup. Signe que les grands intérêts de ceux qui ont voté oui ne sont pas vraiment menacés.

 

L'Europe comme projet idéologique

 

C'est pourquoi pour comprendre l'étrange réaction de ces partisans du oui, il faut aller plus loin. On ne comprend à notre sens ce qui s'est passé que si on identifie la construction européenne à un processus idéologique.

Telle que l'ont analysée les penseurs libéraux comme Arendt, Popper, Hayek, Aron, Besançon, l'idéologie dans sa version dure, le marxisme-léninisme et le fascisme, est le principal responsable des malheurs du XXe siècle. À l'évidence, on ne trouve rien de semblable dans la construction européenne.

Mais l'idéologie a aussi sa version soft : cantonnée à certains secteurs de l'action publique, comme l'éducation nationale ou le commerce mondial, elle peut y faire de grands ravages : illettrisme, délocalisations, etc.

Le mécanisme idéologique tel que l'a décrit Jean Baechler est relativement facile à identifier : il entre en scène chaque fois que l'action publique est guidée par deux ou trois idées simples supposées apporter une amélioration plus ou moins radicale de la condition humaine, en rupture avec l'histoire qui l'a précédée.

Les idées en cause ne sont pas toujours fausses. Elles peuvent avoir un noyau de légitimité. Que la lutte des classes soit le moteur de l'histoire du monde, comme le pensait Marx, est partiellement fondé. Que la propriété soit quelquefois le vol, ou la famille un lieu d'oppression aussi. Que les nations ne se soient souvent combattues dans le passé est indéniable. Que le marché soit pas toujours une mauvaise chose est avéré.

L'idéologie intervient quand ces idées sont radicalisées et généralisées, c'est-à-dire déclinées dans les différents domaines de la vie publique – et quelquefois privée – à l'exclusion de toute autre, qui pourrait introduire un élément de complexité.

Pour reprendre l'exemple évoqué plus haut, le libéralisme économique étendu à toute la planète et à tous les biens et services sans exception, fondement du mondialisme, a sans nul doute des effets pervers qui en font une idéologie. De même le marché utile dans un domaine circonscrit n'est pas nécessairement la panacée comme le voudraient certains ultra-libéraux en matière de défense ou de services publics. L'égalitarisme simpliste qui a longtemps servi de dogme à l'Éducation nationale – un cursus unique pour tous – a des effets pervers qui en font une idéologie.

 

Un noyau de légitimité

 

L'idée européenne a eu et a encore son noyau de légitimité : permettre aux peuples d'Europe de vivre en paix et de surmonter les querelles du passé, les faire coopérer dans tous les domaines où cela est profitable, établir un marché commun, les amener à des positions communes susceptibles de peser sur la scène internationale, sont des objectifs difficilement contestables. Même si ses promoteurs les plus déterminés comme Jean Monnet, avaient déjà une visée idéologique, l'Europe des trente premières années, qui fut, comme par hasard, celle des Trente glorieuses, s'était plus ou moins cantonnée à ce noyau de légitimité.

Avec l'Acte unique de 1987, la monnaie unique de 1992 et le projet d'État unique impliqué par le terme de Constitution, le projet européen a changé de nature. Il a cultivé trois utopies (l'idéologie, c'est la tentative de mettre en œuvre quelque part une utopie) : celle d'un marché pur et parfait, impliquant une centralisation des normes de toutes sortes, hors même du domaine marchand — alors qu'aucun marché n'est pur et parfait, pas même le marché américain —, celui d'une monnaie parfaite, sans inflation, et celle d'un État supranational unique englobant tout le continent. Et par derrière, chez les partisans de la construction européenne, cette idée infiniment simple que l'Europe est l'unique solution à tous les problèmes.

 

Caractères de l'idéologie

 

On ne sera dès lors pas étonné de trouver dans ce projet européen, beaucoup sinon tous les caractères ordinaires de l'idéologie :

 

· la logique : chaque étape entraîne la suivante ; des prémisses raisonnables ont des conséquences absurdes : de la théorie de la suprématie du droit européen, on tirera par exemple que tel règlement communautaire sur les pommes de terre a une valeur juridique supérieure à la Constitution nationale, etc. ;

· l'universalisme. Tout projet idéologique est universaliste. Son fondement n'étant pas la défense d'intérêts concrets mais la promotion de principes universels, rien ne justifie que le projet européen s'arrête aux frontières de l'Europe. Il n'est pas d'autre motif à la volonté forcenée d'intégrer la Turquie : " La Communauté elle-même n'est q'une étape vers les formes d'organisation du monde de demain " disait déjà Jean Monnet ;

· la langue de bois bien connue de ceux qui lisent la prose de la Commission ;

· l'idée qu'une avant-garde éclairée doit imposer le projet à une masse nécessairement réticente, et cela quitte à biaiser avec la démocratie ; cette théorie de l'avant-garde, elle aussi présente dans toutes les idéologies, est au fondement de l'existence de la Commission, comme pour Lénine, elle était au fondement du Parti communiste. Elle explique la réticence de beaucoup de partisans de l'Europe à accepter le verdict populaire ;

· aussi curieux que cela paraisse, le centralisme : malgré les rengaines des souverainistes qui ne cessent de dénoncer l'Europe " fédérale ", le projet européen est centraliste. Le nombre de matières que le projet de Constitution réserve à l'Union au détriment des États est beaucoup plus considérable que dans les États fédéraux ordinaires. Le tribut verbal payé au principe de subsidiarité et la fiction de la " compétence partagée " (où, en réalité, le droit européen prévaut) cachent mal cette volonté de centralisation. Comment en serait-il autrement : la raison d'être du centralisme français fut la diversité française ; une Europe bien plus diverse peut-elle s'unir sur une autre base qu'un centralisme encore plus fort ? Au demeurant comment une avant-garde idéologique pourrait-elle faire confiance à des pouvoirs périphériques au point de leur déléguer plus que l'application de ses décisions ? Un idéologue est toujours centralisateur ;

· l'idée d'un sens de l'histoire : le dépassement des nations, c'est l'avenir, dit-on ; les nations appartiennent au passé. La pauvreté des arguments favorables à la construction européenne fut à cet égard frappante : l'idée que l'Europe c'était l'avenir suffisait à beaucoup ;

· ce sens de l'histoire débouche sur un mirage ensoleillé, un " avenir radieux " aussi peu défini que l'étaient autrefois le socialisme ou la révolution ;

· l'Europe doit toujours aller de l'avant ; si elle s'arrête, elle est morte. C'est la théorie de la bicyclette ; la Constitution parlait d'une " union sans cesse plus étroite " des peuples d'Europe ;

· l'idée que l'abolition des différences, nationales en l'occurrence, soit un bien en soi, comme l'étaient ou le sont pour d'autres l'abolition des différences de classe, d'ordre, de sexe ou d'orientation sexuelle.

· cela implique, selon l'expression de Rémi Brague , un rapport " marcionien " au passé. Comme ce gnostique du IIe siècle qui voulait jeter aux orties l'Ancien Testament, l'idéologue dit " du passé faisons table rase ! " ; le passé, ce sont les guerres, la misère, les oppositions fratricides ; c'est pourquoi le projet européen, en voulant dépasser le passé, est de fait si peu sensible à l'héritage historique, culturel et religieux de l'Europe ;

· comme le socialisme s'attaquait à des existentiaux aussi fondamentaux que la propriété et la religion, le projet européen s'attaque à la nation – en même temps que les idéologies libertaires qui, comme Cohn-Bendit ont quelquefois un lien direct avec le projet européen, mais le plus souvent agissent en parallèle, s'en prennent à la famille ;

· tout ce que touche l'idéologie est généralement perverti. Cela peut paraître exagéré. C'est pourtant ce qu'on voyait au sein des idéologies dures. Les réalisations européennes citées comme exemplaires : Airbus, Ariane, ont été développées en dehors des institutions et donc de l'idéologie européenne. Elles revêtent un caractère intergouvernemental et pragmatique. On cherchera en vain une réussite indubitable dans ce qui a été promu à partir de Bruxelles.

 

Mais outre ces caractères " formels ", il est trois caractéristiques où se reconnaît de manière encore plus singulière encore un projet idéologique :

 

· l'intolérance : cette minorité qui s'accroche à des idées simples dont elle attend le salut du monde, ne comprend absolument pas qu'on puisse échapper à la lumineuse évidence de la supériorité du projet idéologique. Telle fut, telle est encore l'attitude des partisans du projet européen ; si l'on ne pense pas comme eux, ce ne peut être que par arriération ou sentiments troubles (relents de fascisme, de poujadisme, de trotskisme). Le sentiment obsidional que donne un projet " constructiviste " dont ses promoteurs eux-mêmes savent qu'ils s'oppose à des réalités naturelles, comme l'attachement aux nations, aggrave la crispation. Plus ils sentent au fond d'eux-mêmes que leur projet est artificiel, plus les idéologues le présentent comme évident et hors de toute discussion. L'idéologie est un autre nom du " politiquement correct ", qui tend à abolir le vrai débat démocratique et à diaboliser l'adversaire ; l'attitude de dénégation, de dépit haineux que l'on trouve chez certains partisans du oui défaits s'inscrit dans cette logique ;

· les effets pervers : le socialisme promettait le pain, la paix, la liberté ; il apporta la misère, les exterminations de masse et l'esclavage. Sans aller si loin, l'Europe avait promis, au temps du référendum sur la monnaie unique, une ère de prospérité inégalée ; elle n'a entraîné, au moins pour la majorité, que stagnation et chômage ; elle fait craindre pour l'avenir de la démocratie ; les différents pays qui composent l'Union s'ignorent aujourd'hui de manière inquiétante : de moins en moins de Français s'intéressent à la culture allemande et inversement. La culture est ce qui permet de comprendre l'autre ; la déculturation de l'Europe à laquelle on assiste actuellement, notamment avec la fin des études classiques, laisse craindre des malentendus grandissants ;

· le divorce entre les dirigeants et les " masses ". Ce divorce était patent dans l'ex-Union soviétique ; des élites pénétrées d'idéologie ont de plus en plus de mal à comprendre des peuples moins prisonniers des dogmes parce que plus terre à terre, moins logiques parce que plus simples et encore doués de bon sens. Cette incompréhension profonde se manifestait déjà dans le divorce entre le peuple et sa classe politique. Il est particulièrement net en France où un vieil héritage de société de cour a élargi plus qu'ailleurs le fossé entre les dirigeants et le peuple provincial, ouvrier ou paysan : dans quel autre pays civilisé rencontre-t-on des gens bien élevés qui dans un dîner tout ce qu'il y a de plus convenable passent leur temps à suer leur mépris pour le peuple français et la France ? Sûrement pas en Angleterre ou aux États-Unis où l'élite sait se tenir. La véritable exception française est sans doute là. Mais le phénomène demeure plus large que la France : il est lié à tout régime idéologique.

 

Certes l'idéologie européenne n'a pas la puissance terroriste du marxisme-léninisme ou du fascisme. Elle n'en est pas moins extraordinairement prégnante pour cette raison qu'elle est d'abord celle de la classe dirigeante : elle conjugue l'efficacité propre à toute idéologie, des idées simples, une espérance, la promesse d'un dépassement de la condition humaine avec l'autorité sociale des élites. Comme le communisme en URSS, elle paraissait indéboulonnable.

 

Réconcilier Marx et Arendt

 

On touche là le deuxième sujet sur lequel Marx, après s'être trompé pendant un siècle et demi a fini par avoir raison : la classe dirigeante a désormais une véritable idéologie. Les classes dirigeantes du passé, aristocratie ou bourgeoisie industrielle, avaient d'abord une autorité naturelle, celle des gens les plus instruits, les mieux éduqués, les mieux pourvus, elles géraient les États de manière pragmatique, comme un patrimoine de famille, sans prétendre fonder (à l'exception d'une brève parenthèse sous la Révolution française) un ordre radicalement nouveau ; ce que Marx a cru déceler en elles d'idéologie était peu de choses : un vague libéralisme économique pour les uns, l'attachement aux traditions religieuses et aux distinctions sociales pour les autres. En réalité, dans les sociétés du XIXe siècle, l'idéologie s'était réfugiée dans les marges, principalement dans le monde ouvrier et chez quelques intellectuels hâves et faméliques acquis à l'eschatologie socialiste.

Aujourd'hui avec l'Europe, l'ultralibéralisme mondialiste ou même la philosophie libertaire, les classes dirigeantes ont enfin, conformément à la vision prématurée de Marx, une idéologie. Et comment n'en auront-elles pas puisque l'idéologie, au dire d'Emmanuel Todd est ce qui vient combler l'état de manque qui résulte de l'effacement des croyances religieuses ? L'idéologie européenne va jusqu'à réconcilier Marx et Arendt.

 

La gueule de bois

 

La théorie de la bicyclette, le fait que le processus idéologique ne peut s'arrêter sans être en danger de mort, explique à la fois l'amertume de ceux qui ont cru et veulent croire encore en l'utopie européenne et le désarroi profond de dirigeants à qui la construction européenne avait jusque là servi à la fois d'horizon de référence et de ligne de conduite facile dispensant beaucoup d'être compétents.

Ceux qui ont observé la chute du communisme en Europe de l'Est ont eu l'occasion de vivre, en plus grave il est vrai, ce sentiment de vide que crée le percement de la bulle idéologique, la disparition du mirage de l'horizon. Tout à coup, le réel apparaît dans sa nudité et sa grisaille ; les espérances que l'on avait ne sont qu'un champ de décombres, les flèches brisées de la cathédrale apparaissent comme les " hauteurs béantes " de la tour de Babel, admirable symbole biblique du projet idéologique universaliste.

Comme la fin d'une ivresse, la dissipation de l'idéologie laisse la gueule de bois.

Même si les institutions européennes existent encore — le traité de Nice continue formellement à s'appliquer —, on peut craindre, si rien n'est fait, un délitement progressif, comme il advint du bloc de l'Est après la chute du rideau de fer.

Cela n'est pas souhaitable : les acquis communautaires comme on dit, ne serait-ce que l'habitude de travailler ensemble, de chercher des compromis, de se coltiner pacifiquement les uns aux autres, ne sont pas tous à rejeter. Mais peut-on encore les sauver ?

Demander s'il est possible, non seulement de préserver mais de promouvoir une Europe raisonnable après que se soit dissipé le mirage idéologique, revient à demander si, après la rupture d'un grand amour, il est possible qu'un homme et une femme préservent leurs relations sur la base de l'amitié. Cela arrive mais on sait combien c'est difficile.

 

Sauver l'Europe

 

Il se peut que le plus grand obstacle à une refondation du processus européen soit la nostalgie de tous les partisans du oui, qui n'ayant pas fait leur travail de deuil, rêvent encore de reprendre le traité constitutionnel sur de nouvelles bases, quitte cette fois à se contenter d'une approbation parlementaire. Hypothèse profondément méprisante pour les peuples et la démocratie et dont on voit quels dangers elle recèle.

Non seulement ceux qui cultivent cette nostalgie — assortie parfois d'une volonté sournoise de revanche — s'aveuglent, mais il se pourrait que de nombreux partisans du oui non-repentis soient désormais les principaux ennemis de la construction européenne. Encore une tentative de la sorte et le projet européen ne sera pas seulement rejeté, il sera vomi. L'histoire ne connaissant généralement que les mouvements binaires, il sera difficile d'empêcher que le balancier n'aille à l'autre extrême et que tout ce qui touche de près ou de loin à une idée, même raisonnable, de coopération européenne, ne devienne suspect, un peu comme il ne fallait pas parler de coopératives agricoles aux paysans polonais d'après 1990. Préserver ce qui peut l'être sera la tâche des dirigeants les plus lucides.

Or les seuls qui pourront faire accepter aux peuples européens – le peuple français n'étant pas seul en cause – la poursuite sinon d'un projet, du moins d'une coopération européenne approfondie, seront ceux qui auront pleinement pris en compte, admis, respecté et compris les 55 % de Français qui ont rejeté le traité constitutionnel. Toute autre attitude, et notamment celle du reproche, de l'amertume ou du déni, serait fatale, du point de vue de l'Europe elle-même.

 

© Liberté politique, automne 2005

Nota : L'appareil de notes avec la mention des sources citées est seulement disponible dans la version papier de Liberté politique.