Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
PUISQUE le " traité établissant une Constitution pour l'Europe " doit être soumis à un référendum de ratification, il fallait lui consacrer un dossier d'analyse aussi complet que possible. Nous ne prétendons cependant pas à l'exhaustivité tellement le texte en est long et compliqué : 448 articles formant un livre de plus de 200 pages, auxquels s'ajoutent 36 protocoles, 2 annexes et 50 déclarations qui font tous partie intégrante du traité et forment un second volume plus épais encore que le premier.
Au total donc, 500 pages environ, dont le moins que l'on puisse dire est qu'elles sont d'une lecture ardue.
Est-ce pour cette raison qu'il est difficile de s'en procurer un texte complet ? L'édition officielle publiée par la Documentation française ne comporte, outre le projet de traité strictement dit, que les deux premiers protocoles . Certes, ils sont importants puisqu'ils traitent du rôle des parlements nationaux et de l'application des principes de subsidiarité et de proportionnalité. Mais tous les autres manquent, dont certains qui ne sont pas négligeables : je pense aux protocoles réservant la position de plusieurs pays, notamment le Royaume-Uni, l'Irlande ou le Danemark, sur des questions sensibles telles que les contrôles aux frontières, l'acquis de Schengen ou l'euro, aux protocoles portant statut de la Banque centrale européenne ou de la Cour de justice de l'Union européenne, à ceux qui concernent les critères de convergence ou les déficits excessifs dans le cadre de l'union économique et monétaire, à celui qui traite de l'adhésion de l'Union à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, etc. Il est vrai que la plupart d'entre eux ne font que recopier des traités antérieurs ; mais ils sont soumis à la même ratification que le projet de traité constitutionnel auquel ils sont désormais rattachés et doivent donc d'être réexaminés dans ce cadre. Voilà cependant qui en dit long, plus qu'un discours, sur la façon dont on nous propose d'aborder le processus de ratification et sur le refus de la pédagogie qui devrait l'accompagner. Comme si nous n'avions à remplir qu'une formalité purement politique, les yeux fermés.
Nous voulons garder les yeux ouverts, et c'est bien l'objet de ce dossier dans lequel seront examinés successivement plusieurs aspects de la question, parmi ceux qui nous ont semblé les plus importants ou les plus critiques : le contenu du projet de Constitution européenne avec ses apports institutionnels nouveaux et les différences qu'il comporte au regard des traités antérieurs, par Georges Berthu ; son articulation avec l'ordre constitutionnel français, par Catherine Rouvier-Mexis ; la question de la définition de l'identité européenne qui est sous-jacente au projet, par Élizabeth Montfort ; les conséquences juridiques que pourrait avoir un éventuel rejet sur le fonctionnement des institutions européennes, par Jean-Louis Clergerie ; enfin une conclusion par Philippe Bénéton en forme de réflexion sur la différence et le rapport à l'universel.
En guise de synthèse introductive, et me plaçant dans la logique des rédacteurs du projet de traité constitutionnel pour qu'il ne soit pas dit que leurs intentions et perspectives n'ont pas été prises en considération, il me semble nécessaire de caler la réflexion sur deux questions majeures, et finalement décisives, qui concernent le fonctionnement réel de l'Union européenne et non celui rêvé des discours politiques. Les réponses qui leur sont données au travers du projet soumis à notre approbation devraient déterminer l'attitude à adopter.
La première concerne l'insertion de la Charte des droits fondamentaux de l'Union dans le corps du traité, avec la force juridique qui s'y attacherait, et sur laquelle le Conseil constitutionnel s'est longuement penché avant de considérer qu'elle était conforme à notre constitution : l'ambivalence de cette insertion au regard notamment du rôle exercé par la Cour de justice de l'Union européenne, mérite un examen approfondi. La seconde porte évidemment sur les rapports qui existent nécessairement entre le traité et l'élargissement de l'Union : ce n'est que rendre justice à l'intention même de ses rédacteurs qui ont notamment voulu établir un dispositif institutionnel apte à accueillir, non seulement les vingt-cinq États déjà membres, mais aussi les candidats actuels et potentiels.
Quelle que soit la complexité des questions posées, malgré les nuances dont les réflexions doivent être empreintes, en surmontant les incertitudes inévitables et en pesant tous les enjeux, il faudra cependant se résoudre à exprimer une appréciation globale, toute risquée qu'elle soit, sur la proposition qui nous est faite, tant au regard de l'expérience acquise du fonctionnement de l'Europe que des réformes dont le traité constitutionnel est en principe porteur, par un choix qui ne peut être que binaire, " oui " ou " non ", auquel se résumera finalement le vote demandé aux Français.
I- ENTRE LA CHARTE ET LA COUR DE JUSTICE, L'AMBIVALENCE D'UNE CONSTRUCTION QUI INSCRIT NOS DROITS ET LIBERTES DANS DES PERSPECTIVES INCERTAINES
Pourquoi commencer cet examen par la Charte des droits fondamentaux de l'Union ? Après tout, le texte en avait été rédigé lors de la préparation du Traité de Nice, quoique sous forme d'une déclaration politique sans portée juridique. Aujourd'hui, sans que la rédaction en ait été modifiée, elle est incorporée dans le dispositif du traité, en deuxième partie, d'une façon qui lui donne une force contraignante et donc une toute autre ambition. On est en droit d'y reconnaître l'innovation majeure du projet, qui oblige à y prêter la plus grande attention.
Une Charte des droits qui doit être approuvée...
La Charte se présente sous la forme d'un vaste catalogue de droits et de principes, répartis en six domaines (dignité, libertés, égalité, solidarité, citoyenneté, justice) : comme beaucoup, je suis sensible à plusieurs affirmations qui, par leur rédaction claire, positive et précise, confortent des valeurs auxquelles nous sommes particulièrement attachés. Je cite, dans l'ordre du texte :
- Article II-61, dignité humaine : " La dignité humaine est inviolable. Elle doit être respectée et protégée. "
- Article II-62, droit à la vie : " 1. Toute personne à droit à la vie... "
- Article II-63, droit à l'intégrité de la personne : " 1. Toute personne a droit à son intégrité physique et mentale. 2. Dans le cadre de la médecine et de la biologie, doivent notamment être respectés : ...b/ l'interdiction des pratiques eugéniques... ; d/ l'interdiction du clonage reproductif des êtres humains. "
- Article II-70, liberté de pensée, de conscience et de religion : " 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique celui de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, et l'accomplissement des rites. "
- Article II-74, droit à l'éducation : " ... 3. La liberté de créer des établissements d'enseignement dans le respect des principes démocratiques, ainsi que le droit des parents d'assurer l'éducation et l'enseignement de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses, philosophiques et pédagogiques, sont respectés selon les lois nationales qui en régissent l'exercice. "
- Article II-93, vie familiale et professionnelle : " 1. La protection de la famille est assurée sur le plan juridique, économique et social. "
Incorporées dans le traité constitutionnel avec toute la force qui s'attache à des obligations précises, ces valeurs deviendraient contraignantes non seulement pour les institutions, organes et organismes de l'Union, mais aussi pour les États membres. L'article II-111 précise certes en ce qui les concerne, " uniquement lorsqu'ils mettent en œuvre le droit de l'Union ". Mais comme les domaines de compétence de l'Union, dans lesquels les États sont contraints d'harmoniser leurs législations, sont devenus extrêmement larges, ce n'est pas rien ; en France particulièrement, où les droits relatifs à l'exercice du culte et à l'enseignement n'ont jamais été affirmés de façon aussi ample. En outre, la lecture des articles relatifs aux deux droits précités doit se faire à la lumière de l'article I-52 : leur contenu est clairement plus protecteur que celui qui résulte de la lettre des lois de 1903 sur les congrégations en ce qui concerne l'enseignement, et de 1905 sur la séparation des Églises et de l'État, même si la pratique administrative actuelle s'inscrit, pour l'heure, dans des perspectives assez libérales.
... mais à l'avenir plus qu'incertain
Certains États membres s'en sont d'ailleurs émus pendant les négociations ; tout comme le Conseil constitutionnel lorsqu'il a eu à se prononcer sur la conformité du projet de traité à la Constitution.
Les premiers ont fait ajouter un préambule à la Charte, ainsi qu'un titre VII comportant des dispositions qui en régissent l'interprétation et l'application, et qui fonctionnent selon trois axes : d'une part un renvoi aux traditions constitutionnelles de chaque pays, d'autre part l'adjonction de toute une série d'explications et de commentaires figurant dans les déclarations annexées au traité , et enfin l'appui sur la jurisprudence tant de la Cour de justice de l'Union européenne que de la Cour européenne des Droits de l'homme . C'est là que le bât blesse ! Dans sa décision du 19 novembre 2004, le Conseil constitutionnel, après avoir vu la difficulté que pose l'article II-70 au regard de la laïcité telle qu'elle est encore perçue en France, s'est tiré du piège par ce qu'il faut bien considérer comme un artifice. En substance, il a considéré que, conformément aux explications annexées à la Charte, le droit mentionné par l'article II-70 avait le même sens et la même portée que celui garanti par l'article 9 de la Convention européenne des Droits de l'homme tel que celui-ci est interprété par la Cour européenne des Droits de l'homme qui le fait " en harmonie avec la tradition constitutionnelle de chaque État membre ". Sous cet éclairage, le Conseil a pu estimer que cet article de la Charte ne violait pas l'article 1er de la Constitution aux termes duquel " la France est une République laïque " .
A-t-on considéré un instant le paradoxe de la situation, et quelle contorsion a permis d'éviter la révision de la Constitution sur ce thème politiquement impensable ? Voilà que la jurisprudence d'une organisation intergouvernementale devient un critère de conformité à la Constitution française d'un traité conclu dans une autre enceinte !
La question se complique davantage avec la compétence de la Cour de justice de l'Union européenne. L'article I-29 du traité institue, ou plutôt confirme l'existence de cette Cour, en lui donnant pour mission d'" assurer le respect du droit dans l'interprétation et l'application de la Constitution ". L'article III-381 en renvoie le statut à un protocole annexe (protocole n° 3). On me fera observer à juste titre que cette instance communautaire est une des plus anciennes puisqu'elle remonte au traité CECA de 1952, en vertu duquel elle avait déjà pour mission de veiller au respect du droit communautaire. Depuis lors toutefois, deux évolutions majeures sont intervenues. Tout d'abord, au fil des traités, ses compétences ont été considérablement élargies, en dernier lieu au domaine de la coopération judiciaire et policière en matière pénale par le traité d'Amsterdam ; le projet de traité constitutionnel ne fait qu'achever le processus. Parallèlement, la Cour s'est livrée à un quasi " coup d'état juridique ", il y a longtemps certes, mais qui n'a pas fini de produire ses effets : dans un arrêt " Costa-Enel " de 1964, elle a posé le principe de la primauté et de l'effet direct des normes communautaires, considérant que son mandat était de promouvoir ces normes et de les faire systématiquement prévaloir sur les normes nationales, fussent-elles constitutionnelles. En d'autres termes, non seulement elle tranche les litiges sur la conformité des normes communautaires au regard des traités, mais, par le moyen d'une démarche prétorienne où elle est à la fois juge et partie, elle s'est arrogé le pouvoir quasi-constituant de générer ces normes puis de contraindre les États à les appliquer.
C'est donc à cette Cour que, en fin de compte, le Conseil constitutionnel a remis le dernier mot en matière de droits et libertés... Sans être un farouche adepte de la version française des droits de l'homme, notamment dans les matières mentionnées plus haut, on ne peut s'empêcher d'exprimer une sérieuse réserve. Qui sont ces juges, en effet, et quelle est leur légitimité ? Leur compétence et leur intégrité sont évidemment au-dessus de tout soupçon. Mais à la différence des cours constitutionnelles exerçant une fonction juridictionnelle suprême dans la plupart des États européens, qui s'insèrent dans un ordre juridique dont elles ne sont pas maîtresses et dans un contexte politique et culturel qui les enracine au sein de la nation, la Cour de justice de l'Union européenne échappe à tout ce qui fonde leur légitimité politique, et qui par conséquent motive leur prudence et leur modération. Elle s'est voulue et est devenue une " machine à intégrer " par le droit, et par un droit dont elle s'est fait non seulement l'interprète mais aussi l'auteur. Voilà la muraille derrière laquelle s'est abrité notre propre Conseil constitutionnel : il a remis le destin de nos libertés à un gouvernement de juges !
Aujourd'hui, les termes de la Charte peuvent nous satisfaire. Qu'en sera-t-il demain ? Comment, si la jurisprudence de la Cour dévie dans une direction qui heurte les peuples européens ou viole le sens des mots, pourra-t-on la redresser ? Si encore le préambule du traité avait comporté la référence aux racines chrétiennes de l'Europe que près d'un million et demi de citoyens ont réclamé par pétition, on aurait pu penser que la Cour y eût trouvé un guide d'interprétation qui l'empêchât de dériver ; mais son absence, a contrario, ne peut que l'inciter à s'en écarter au fur et à mesure que l'air du temps, l'évolution des idées et des mœurs, ainsi que la pression des lobbies le lui suggèreront. Comment redonnera-t-on le dernier mot aux peuples ? Il n'y a pas de réponse : on nous invite à l'ascension d'un sommet inconnu sans corde de rappel !
II- UN TRAITE FAIT POUR L'ELARGISSEMENT, ET UN ELARGISSEMENT QUI DESEQUILIBRE LE TRAITE : DES LIENS INDISSOLUBLES ENTRE LES DEUX QUESTIONS
On a suffisamment glosé sur l'empilement des traités successifs (CECA en 1952, Rome et Euratom en 1957, Acte unique en 1986, Maastricht en 1992, Amsterdam en 1997, Nice en 2001), sur l'emmêlement des compétences et des structures avec les trois piliers institués en 1992 (le premier pilier étant constitué par les Communautés européennes à dimension supra-nationale, le deuxième par la politique étrangère et de sécurité commune à dimension strictement intergouvernementale, et le troisième pilier par la coopération policière et judiciaire en matière pénale qui tend à devenir mixte) pour ne pas approuver une remise en ordre au sein d'un seul texte régissant une seule et même Union. On ne peut pas non plus contester le bien fondé d'une mise en ligne des organes communautaires et de leurs compétences respectives. Comme l'Union s'est parallèlement élargie pour compter aujourd'hui 25 membres, il était également légitime d'adapter la composition de ces organes à une dimension que les fondateurs n'avaient évidemment pas prévue : le traité est nécessairement destiné à permettre l'élargissement. En a-t-on tiré toutes les conséquences et si oui, dans quel sens ?
Un lien nécessaire
Il faut s'interroger sur le fonctionnement futur des organes de l'Union tels qu'ils résulteront de l'application du traité constitutionnel, et le faire en considérant que les candidats qui se présentent ont vocation à y participer. Ceux qui sont officiellement déclarés et reconnus sont au nombre de quatre : la Roumanie et la Bulgarie feront partie du prochain train d'adhésion, sans doute en 2007 ; puis viendront, à une échéance indéterminée mais que l'on a le devoir de situer dans le champ à venir du traité constitutionnel, deux autres pays dont la candidature a été acceptée, la Croatie et surtout la Turquie. N'omettons pas non plus ceux qui se présenteront naturellement à plus ou moins brève échéance : les autres pays issus de l'ex-Yougoslavie, Bosnie, Macédoine et Serbie ; l'Albanie sans doute ; vraisemblablement la Moldavie et l'Ukraine, voire la Biélorussie ; sans parler des absents volontaires (Suisse et Norvège) dont il n'est pas interdit de penser qu'ils se raviseront un jour.
Il faut donc raisonner non pas au vu du nombre actuel, mais sur une hypothèse d'au moins 30 membres. Et, malgré toutes les préventions justifiées qui ont été articulées à son encontre et dont on doit espérer qu'elles finiront par porter, il serait irresponsable de fermer les yeux sur l'hypothèse turque puisque la décision d'accepter cette candidature prise par le Conseil européen au mois de décembre nous y contraint.
Au demeurant, puisqu'ils étaient susceptibles de s'en voir un jour appliquer les stipulations, les pays officiellement candidats ont naturellement été invités à participer en qualité d'observateurs aux travaux préparatoires de la Convention et de la conférence intergouvernementale ; à telle enseigne qu'ils en ont tous signé l'acte final, y compris le délégué turc. Il est de notoriété publique que celui-ci a d'ailleurs pesé sur la négociation lorsque la question de la mention des racines chrétiennes de l'Europe a été évoquée.
J'ajoute, en priant le lecteur d'excuser une parenthèse dans le raisonnement, que le Président de la République lui-même est entré dans cette logique, par le biais de la révision constitutionnelle en cours. Rien ne nécessitait en effet d'introduire dans la Constitution française un nouvel article, l'article 88-5, afin de rendre obligatoire le recours au référendum pour ratifier les futurs traités d'adhésion. C'était déjà juridiquement possible en application de l'actuel article 11, article qui laisse toutefois au Président de la République la liberté d'en appeler ou non au peuple. Georges Pompidou s'en est servi pour demander aux Français d'approuver l'adhésion du Royaume-Uni, du Danemark et de l'Irlande à la CEE en 1972 : il lui a suffi de prendre ses responsabilités politiques. En outre, et quitte à introduire cette obligation qui embarrassera surtout ses successeurs (faudra-t-il donc recourir à la machinerie lourde du référendum pour accueillir la Macédoine ou la Norvège ?), pourquoi le faire dès à présent en mêlant cette adjonction avec la révision qu'appelle préalablement la ratification du traité constitutionnel, sinon pour tenter d'escamoter le débat sur l'adhésion de la Turquie à l'Europe ? L'une et l'autre questions demeureront donc indissolublement liées.
Des organes qui restent mal adaptés
Revenons à la question de l'équilibre des organes communautaires dans la perspective de l'élargissement et examinons chacun d'eux.
1/ Le Conseil. Le Conseil était et demeure composé des représentants de chaque État ; il conserve, conjointement avec le Parlement, le pouvoir de décision sur les lois européennes . Mais comme les poids respectifs des États sont très différents, il fallait trouver une méthode de vote qui en rende compte. Aujourd'hui, chacun dispose d'un nombre de voix plus ou moins proportionnel à sa taille . L'article I-25 du projet de traité introduit une méthode de comptage différente qui s'appliquera à partir du 1er novembre 2009 : chaque État disposera d'une voix, mais une décision prise à la majorité qualifiée devra recueillir au moins 55 % des voix, représentant au moins 15 États réunissant au moins 65 % de la population. En pratique cependant, tant que le nombre d'États membres restera à 25, le minimum de 15 revient à imposer un seuil de 60 % des voix ; il faudra attendre qu'ils soient 28 pour que le seuil de 55 % commence à jouer.
Il en résultera deux phénomènes. En premier lieu les petits États seront, plus encore qu'actuellement, largement maîtres du jeu parce qu'ils sont très nombreux (19 sur 25) et qu'ils disposent déjà de la majorité qualifiée en voix. C'est pourquoi la Commission s'appuie en général sur eux, et réciproquement. Il leur suffit de s'adjoindre deux " grands " pour franchir le seuil de population et emporter la décision. D'où le filet de sécurité que le même article institue par le moyen d'une minorité de blocage d'au moins quatre États. En second lieu, l'État le plus peuplé disposera d'un atout, sinon décisif, du moins privilégié : en l'état actuel des traités, le critère de population bénéficiera à l'Allemagne sans laquelle il sera difficile de franchir le seuil de 65 % ; demain, si elle y adhère, ce sera évidemment à la Turquie puisqu'elle représentera à elle seule immédiatement plus de 15 %, et à terme près de 20 %, de la population de l'Union. Restera aux autres " grands " le seul verrou de la minorité de blocage, autant dire une arme politiquement difficile à manier de façon récurrente. Objectivement, la France, qui ne pourra utiliser ni le premier ni le second atout, risque fort de se retrouver souvent prise en tenailles et de perdre sa position actuelle au sein du conseil.
2/ La Commission. À l'origine, les grands États y nommaient deux membres, et les petits un. Lorsque leur nombre est passé à 25, il a été admis que chacun n'en nomme plus qu'un seul pour éviter que cet organe, qui doit en principe fonctionner collégialement, ne devienne pléthorique et ingérable. La composition de la Commission Barroso a montré que cette crainte n'était pas vaine. Mais comment réduire ses dimensions alors qu'on élargit l'Union et que la symbolique de la Commission est très forte ? Chargée à titre exclusif de " promouvoir l'intérêt général " par l'article I-26, et pour cette raison dotée du monopole de l'initiative des projets, maîtresse de leur avancement , responsable des relations avec le Parlement, point de passage obligé de toutes les actions communautaires des États membres, elle se trouve placée au centre du dispositif. Il a été décidé de démarrer avec une Commission comptant un ressortissant de chaque État membre, donc avec les 25 commissaires nommés au deuxième semestre 2004 pour cinq ans. Puis, à l'issue du mandat en cours, c'est à dire en 2009, le nombre de commissaires devra en principe être réduit aux deux tiers du nombre d'États membres.
Faut-il applaudir ? Pas sûr, pour deux raisons : d'abord parce que les deux tiers de 27 (ce sera alors le nombre d'États membres, avec la Bulgarie et la Roumanie), cela fait déjà 18, c'est-à-dire trop ; ensuite et surtout, parce que le 6e alinéa du même article I-26 prévoit que le Conseil peut, " statuant à l'unanimité ", modifier ce nombre... Qui se sacrifiera ? Certainement pas les nouveaux entrants, puisqu'ils viendront d'arriver ; ni les " grands ", parce qu'ils sont grands ; et quel " petit " acceptera de se voir déclassé davantage ? En d'autres termes, face au blocage politique prévisible, la porte de sortie est toute trouvée et la Commission grossira avec le nombre d'États, jusqu'à devenir elle-même une petite assemblée. Que signifiera alors son mode collégial de fonctionnement ? Comment exercera-t-elle ses responsabilités dans un dispositif aussi complexe ?
On peut parier que, plus encore qu'aujourd'hui, ce seront donc les services qui feront la loi, c'est-à-dire des fonctionnaires internationaux, certes compétents, mais exemptés de toute responsabilité politique envers quiconque : l'apothéose de la technocratie, avec ce que cela représente de prise offerte aux lobbies, d'obscurité des processus et d'absence de légitimité. Le problème posé par la Commission n'est donc pas réglé, bien au contraire. Il l'est d'autant moins que les négociateurs n'ont pas voulu revenir sur son privilège essentiel et exorbitant, qui n'est pas celui de l'exécution, mais celui du monopole de l'initiative : il figure à nouveau en toutes lettres au 2e alinéa de l'article I-26.
À cet égard, est passée trop inaperçue la récente décision de la Cour de justice qui a annulé la décision du Conseil suspendant l'application des critères de convergence, et par conséquent les sanctions prévues en cas de déficit excessif, à l'encontre de la France et de l'Allemagne : cette censure n'est pas motivée par des considérations de fond, mais uniquement par le fait que le Conseil a amendé une proposition de la Commission alors qu'il n'en avait pas le droit car l'initiative ne lui appartenait pas ! C'est dire combien, la matière fût-elle éminemment politique, la Commission peut brider le Conseil et le tenir à sa merci grâce aux procédures qui lui donnent la main. La combinaison de ce monopole avec d'une part les conditions de vote au sein du Conseil et d'autre part le pouvoir régulateur suprême conféré à la Cour de justice de l'Union européenne, ne peut que dégénérer en une oligarchie de plus en plus verrouillée...
3/ Le Parlement. Reste le Parlement à qui sont confiés à la fois une fonction législative (partagée avec le Conseil) et une fonction de contrôle politique puisqu'il élira le président de la Commission, laquelle, en tant que collège, sera responsable devant lui (1er alinéa de l'article I-20 et 8e alinéa de l'article I-26). Le nombre de députés, qui s'élève déjà à 732, est plafonné à 750 tandis qu'aucun État membre ne pourra se voir attribuer plus de 96 sièges. Qui obtiendra ce maximum ? Uniquement la Turquie, si elle adhère, puisque le même article oblige à répartir les sièges " de façon dégressivement proportionnelle, avec un minimum de six sièges par État membre ".
Très objectivement, il est douteux que le Parlement européen puisse fonctionner normalement, comme les assemblées dont nous avons l'habitude. De fait et en pratique, il est largement contrôlé par les groupes politiques qui se répartissent le véritable pouvoir, celui qui s'exerce au travers des présidences, des commissions parlementaires et des rapports à partir desquels s'élaborent les textes et se décident les votes. À ce jeu, et pour des raisons déjà évoquées lors des dernières élections européennes mais qui n'ont nullement été corrigées, les pratiques françaises nous placent dans le camp des perdants . Ensuite et surtout, comme ces élections l'ont encore une fois démontré, chacun votant dans son coin selon des considérations essentiellement nationales, le fameux " lien démocratique " ne fonctionne pas. Les rédacteurs du projet de traité espèrent y remédier en obligeant le Conseil à adopter d'ici 2009 " les mesures nécessaires pour permettre l'élection des membres du Parlement européen au suffrage universel selon une procédure uniforme dans tous les États membres, ou conformément à des principes communs " (article III-330). L'échappatoire introduite en fin de phrase laisse d'ores et déjà entrevoir la difficulté, alors que les traditions des pays européens divergent complètement en matière électorale ; difficulté accrue par l'obligation de statuer à l'unanimité et de faire ensuite approuver ce dispositif par chacun des États membres selon ses règles constitutionnelles internes.
Le scepticisme quant au succès d'une telle tentative, nourri par les nombreux échecs antérieurs, se fonde sur cette réalité qui, finalement, l'emporte sur toutes les autres : il n'y a d'élection à valeur démocratique et de véritable régulation des pouvoirs par un parlement que là où il y a un peuple qui se reconnaît en tant que tel et qui s'exprime par ce moyen. Ce peuple européen n'existe pas : même les rédacteurs du traité l'ont admis dans le préambule lorsqu'ils y déclarent que " les peuples d'Europe, ... [restent] fiers de leur identité et de leur histoire nationale... ". Le Parlement continuera donc de fonctionner comme aujourd'hui, c'est-à-dire en participant au système oligarchique piloté par la Commission, système dont il n'est qu'un rouage technique ; avec le handicap supplémentaire que risque de lui infliger la représentation turque qui alignera le plus fort contingent national et des représentants dont les pratiques et les références seront les plus éloignées des nôtres. Il est très douteux que l'amalgame fonctionne.
En fin de compte, les rédacteurs du traité constitutionnel ne sont pas sortis des ornières creusées par les traités antérieurs, dont chacun voit trop bien qu'elles entravent le bon fonctionnement de l'Union européenne. Celle-ci s'engonce dans un carcan oligarchique de plus en plus serré alors qu'il fallait le faire éclater pour redonner la main aux États, et par eux aux nations ; mais les " eurocrates " n'ont pas su ni voulu se départir de leur méfiance envers les instances nationales, les seules où fonctionneront jamais les règles de l'équilibre démocratique. Plutôt que compliquer la composition des organes communautaires et en rigidifier les procédures jusqu'au déraisonnable alors qu'elles ont perdu leurs raisons d'être, il eût mieux valu revenir sur ces deux clés que sont les privilèges de la Commission et la suprématie de la Cour de justice. À dire vrai, les propositions initiales formulées par le président Giscard d'Estaing y tendaient quelque peu, du moins en ce qui concerne la Commission. Celle-ci n'a eu de cesse de les torpiller, et y est parvenue en partie avec l'aide de gouvernements dont la clairvoyance n'a pas semblé la qualité première.
Beaucoup de bruit...
Finalement, que reste-t-il ? Il nous faut bien constater que le cœur du dispositif constitutionnel proposé ne méritait pas tant d'efforts : les causes des dysfonctionnements dont se plaignent tous les acteurs de la vie communautaire et qui trouvent leur source dans des mécanismes conçus il y a cinquante ans par méfiance envers les États, sont toujours là sans qu'on y ait remédié.
À l'inverse, les innovations dont les commentateurs ont fait leurs choux gras et par lesquelles ils espèrent emporter l'adhésion feront long feu.
Je vise ici en premier lieu le terme même de " Constitution " dont le traité se pare dans son premier article. Il n'a objectivement pas de sens, ni dans le fond ni dans la forme : il suffit d'en avoir suivi l'élaboration et d'en lire le texte pour en constater la nature de traité international. Au surplus, et à la différence de ses prédécesseurs qui en étaient dépourvus, il comporte une clause de suspension (article I-59) et une clause de retrait (article I-60) qui, indépendamment de leur complexité, voire de l'irréalisme de leur mise en œuvre, sont inconcevables dans un cadre constitutionnel.
Je vise également la création d'une présidence permanente du Conseil européen, distincte des États membres, et celle d'un ministre des Affaires étrangères. Pour spectaculaire que puisse apparaître la première, et intéressante du point de vue de la visibilité politique, l'honnêteté oblige à reconnaître qu'elle est de second ordre par rapport aux mécanismes concrets qui régissent le fonctionnement quotidien de l'Union, et qui resteront en vigueur. Il y a tout lieu de penser qu'elle restera plus honorifique qu'opérationnelle, tout simplement parce que le Conseil demeure sous la tutelle trop étroite de la Commission. Quant au ministre des Affaires étrangères, son changement de titre n'apporte rien à ce qui existe déjà. La " politique extérieure et de sécurité commune " est aujourd'hui confiée à une personnalité éminente dont la compétence et l'autorité internationales sont indubitables. Mais que s'est-il passé lors du déclenchement du second conflit irakien ? Ce sont les États qui sont revenus au premier plan, chacun suivant la pente naturelle de sa diplomatie et de ses intérêts. Si un moteur efficace a bien fonctionné, du moins jusqu'à un certain point, ce fut celui du tandem franco-allemand parce qu'il a recouru à ses instruments nationaux habituels, qu'il était mû par une volonté politique forte, et qu'il s'appuyait sur des alliés qui étaient loin d'être uniquement européens. La fameuse " PESC " a brillé par son absence, et rien dans le traité, qui, pour l'essentiel, se contente de reconduire le dispositif actuel, ne lui permettra d'émerger davantage. Quant à la défense, elle est renvoyée à une décision ultérieure du Conseil, à prendre à l'unanimité, dans le respect du caractère spécifique de la politique de certains États et des engagements souscrits au sein de l'OTAN (article I-41) ; autant dire qu'elle a peu de chances de revêtir une quelconque dimension concrète avant longtemps.
La soi-disant souplesse introduite par le moyen des " coopérations renforcées " (articles I-44 et III-416 à 423) a été rédigée de telle sorte qu'elle est proprement inapplicable. Qu'on en juge : la décision doit être prise par le Conseil, à l'unanimité, sur proposition de la Commission sollicitée par les États intéressés et après approbation du Parlement ; au surplus, il faut qu'un tiers au moins des États membres y participe, tandis que tous ont le droit de prendre part, certes sans voter, aux délibérations du Conseil qui en traitent ; l'adhésion d'un État membre, enfin, est de droit sur simple demande pourvu que la Commission en soit d'accord. Difficile de dresser davantage d'obstacles !
Toutes les raisons qu'ont certains militants de gauche d'émettre des critiques sur l'absence d'" Europe sociale " demeurent inchangées, et largement fondées de leur point de vue. Le Royaume-Uni a su préserver intégralement le champ clos de ses intérêts : l'essentiel de ce qui concerne la politique fiscale et le droit social continue de relever de décisions que le Conseil prendra à l'unanimité, de sorte que le marché intérieur devra fonctionner, et les règles de concurrence s'appliquer, sans que ces paramètres essentiels soient harmonisés. Bien entendu le Royaume-Uni reste aussi en dehors de l'euro et de ses contraintes, alors que le pacte de stabilité dont le gouvernement français a dit pis que pendre n'est pas modifié mais retranscrit inchangé dans les protocoles n° 10 et 11.
Même l'ouverture des frontières ne sera pas parachevée : les " acquis de Schengen " sont incorporés dans le traité sous forme, précisément, d'une coopération renforcée ; mais sans que le Royaume-Uni et l'Irlande soient revenus sur leurs réserves, et notamment sur le droit de maintenir tous les contrôles aux frontières qu'ils jugent nécessaires (protocoles 17, 18 et 19).
Politique et symbolique
Alors... Beaucoup de bruit pour rien ? La montagne a manifestement accouché d'une souris ; une grosse souris, j'en conviens ; mais une souris quand même. La mise en ordre juridique des traités préexistants n'était pas inutile ; sans doute l'inclusion de la " Charte des droits fondamentaux de l'Union " dans le dispositif du traité, malgré ses limites et ses incertitudes, constitue-t-elle un progrès, encore que l'absence de référence aux " racines chrétiennes de l'Europe " l'affaiblisse. Mais où est l'acte politique fondateur apte à mobiliser notre enthousiasme et notre énergie ?
À la différence du référendum sur le traité de Maastricht, le traité constitutionnel ne nous propose pas de projet majeur et tangible comme l'était la création d'une monnaie unique. Même les innovations symboliques dont il est porteur relèvent davantage de la rhétorique, sinon de la cosmétique.
En revanche, l'hypothèse du rejet n'est plus celle du chaos ou du saut vertigineux dans l'inconnu. Que se passerait-il en effet ? L'Union s'arrêterait-elle de fonctionner ? Non, à l'évidence : elle continuerait comme aujourd'hui, selon les mécanismes actuellement en vigueur, en suivant sa pente naturelle. Aurait-elle néanmoins laissé échapper une chance de remédier aux dysfonctionnements qui suscitent les critiques générales dont elle fait l'objet ? Même pas puisque le traité laisse en état leurs principaux facteurs.
Quel motif reste-t-il alors de l'approuver ? Se dire " pour l'Europe ", purement et simplement ? Pour continuer comme devant et la cristalliser telle qu'elle est, sans s'interroger ni donner un contenu politique au désenchantement et au mécontentement dont cette Europe-là est précisément la source ?
Si le projet de traité constitutionnel comporte un enjeu, c'est bien celui-là : enjeu éminemment politique et symbolique, puisque la technique se refuse à nous fournir la matière d'une réponse satisfaisante. Alors la question posée revêt un sens. Un sens qui n'est pas celui que ses auteurs veulent lui donner, mais un sens politique d'une autre nature. Celui qui s'attache à l'envoi d'un signal d'alerte, à l'accident de parcours qui contraint tout un chacun à s'arrêter un instant pour réfléchir. Il ne s'agit évidemment pas de jeter aux orties une construction cinquantenaire ; mais d'abord de contraindre les gouvernements à remettre à plat les éléments concrets du fonctionnement de l'Union européenne et à élaguer dans le foisonnement des règlements, des procédures et des contingents ; mais aussi de les obliger à trancher la question de son identité et par conséquent de ses frontières ; afin de repartir sur d'autres bases, plus conformes à l'échelle continentale d'une Europe qui a procédé à sa réunification, non au profit d'un pouvoir technocratique gérant un espace indéfini, mais autour de l'identité retrouvée de ses peuples.
Dans ces conditions, je ne sais pas répondre à la question posée autrement que par la négative : c'est le seul moyen de dire aux gouvernements que les peuples souhaitent autre chose que la pérennisation d'une oligarchie qui les ignore et qui entend manifestement continuer de les gouverner sans leur consentement tout en les contraignant à renier le cadre naturel de leur expression politique.
FR. DE L.L.