Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
LE TEMOIGNAGE du chrétien ne peut se limiter à la sphère de la vie privée. L’ère où certains préconisaient l’enfouissement du catholicisme, son expulsion de la vie publique, est terminée. Les défis auxquels nous sommes confrontés sont nombreux et ils nous empêchent de somnoler.
Ils ont pour nom : sécularisation, laïcisation, paganisation, et, le pire de tous : déshumanisation .
Les méfaits de ces défis (je n’oserais pas dire de cette culture) apparaissent de façon évidente dans l’effondrement dramatique de la fécondité partout dans le monde, mais spécialement dans les pays de grande tradition catholique comme l’Espagne, l’Italie et la France. Rarement a été aussi pressante l’invitation adressée par saint Pierre : " Soyez toujours prêts à rendre compte de l’espérance que vous portez en vous " (1 P 3, 15). Pour répondre à l’appel que Pierre nous adresse, pour apporter joie et espérance au monde de ce temps, nous allons examiner le rapport entre la culture et la globalisation. Nous exposerons d’abord la signification de ces termes ; nous examinerons ensuite leurs rapports. Nous terminerons par quelques suggestions en vue de l’action.
L’HOMME, AUTEUR ET DESTINATAIRE DE LA CULTURE
Dès que l’on parle de culture, on est renvoyé au travail de la terre. L’homme a appris à cultiver la terre pour en recueillir les fruits. À partir de ce sens fondamental, le mot culture évoque, de façon figurée, le soin donné aux activités humaines.
Des composantes interactives
On parle alors de culture intellectuelle, artistique, spirituelle, etc. On dira ainsi d’une personne qu’elle est cultivée, qu’elle a développé ses talents musicaux. En apprenant à jouer d’un instrument, elle a développé sa culture musicale. On dira d’un autre qu’il a cultivé ses dispositions pour les mathématiques, qu’il a suivi des cours dans ce but. Pris au sens figuré, le mot culture concerne donc le sujet, et il renvoie à l’éducation, à l’apprentissage, à la formation de celui-ci.
Mais — toujours au figuré — le mot culture se revêt aussi d’un sens objectif. Il concerne alors un patrimoine intellectuel, artistique, spirituel, etc. engrangé dans une société donnée. Ce patrimoine n’est pas donné d’emblée ; il est acquis, construit, enrichi, transmis. La culture apparaît ici comme un ensemble caractérisé par l’interactivité des composantes, parmi lesquelles on peut repérer des traditions, un faisceau de connaissances, des institutions, des façons de penser et d’agir, des valeurs morales et religieuses, etc. Prise en ce sens, la culture s’inscrit dans le temps, dans la durée ; elle implique mémoire et continuité. Mais elle s’inscrit également dans l’espace. Toutes les cultures n’honorent ni au même point ni de la même façon les composantes que nous venons de mentionner. Les valeurs sont honorées différemment selon les cultures. Telle culture est plus attentive à la liberté ; telle autre à l’égalité. Telle est plus spéculative ; telle autre est plus technique. Telle défend les droits de l’homme dans des constitutions ; telle autre les défend par la jurisprudence.
On observe donc que toute culture recueille le produit de l’activité spécifiquement humaine. Mais chaque culture est aussi le lieu du dépassement, de l’inventivité des membres d’un groupe donné. La culture occupe une place de premier rang dans la définition de l’identité du groupe en question.
Artisan par excellence de toute culture, et en même temps bénéficiaire : la personne humaine, capable de s’exprimer face aux autres, d’en être compris, de les comprendre, de délibérer, de projeter. Le langage apparaît ici comme une composante essentielle de la culture, en même temps qu’il est un canal privilégié de la communication entre les cultures. En outre, la culture acquiert visibilité grâce aux œuvres dans lesquelles elle s’exprime. Elle se manifeste dans des institutions, par exemple dans le droit. Elle trouve son reflet dans les arts. Elle se concrétise dans des sciences et dans des techniques. Elle se transmet par des réseaux éducatifs et procure elle-même une formation continue.
Arrêtons-nous quelque peu sur quelques institutions qui contribuent de manière décisive à l’édification de la culture.
La " république " en miniature
En premier lieu, la famille. Les Romains reconnaissaient dans cette institution naturelle le principium urbis, le seminarium rei publicae. La famille est le berceau du droit, et cette lente émergence d’un droit civil doit beaucoup à la mère, qui organise la vie quotidienne du foyer. Elle doit beaucoup aussi aux pédagogues. Sans oublier le rôle du père, il faut donc constater que c’est dans la pusilla res publica qu’est la famille que l’enfant est introduit dans une culture qui est déjà là, de laquelle il va être imbibé comme par osmose. Dans la famille, l’enfant recueille les savoirs de base, mais il est aussi formé aux vertus qui feront de lui un homme sociable, un bon citoyen, un bon père, capable en tout cas de faire un usage responsable de la liberté. Toute l’éducation de la personne est donc basée sur la réception d’une culture préexistante à la personne. Or la réception de cette culture n’est nullement un processus passif ; elle n’est pas une simple accumulation " bancaire ", un empilage de connaissances inertes. Elle est toujours aussi tradition, transmission. Chacun est appelé à être, au sens fort, auteur de culture, c’est-à-dire à augmenter, par un apport original, le patrimoine culturel de la communauté.
La philosophie et la psychologie contemporaines confortent cette vision. Dans la construction de son identité personnelle, l’être humain se pose plusieurs questions : Qui suis-je ? Qui sont mes parents ? Dans quel milieu suis-je né ? La famille est ici le premier lieu de référence où l’enfant puis l’adolescent découvrent, d’un même mouvement, leur identité et leur différence. Mais c’est aussi le lieu où ils apprennent à s’associer et à œuvrer ensemble, à imprimer une marque humaine au monde ambiant, à organiser la vie sociale, à s’ouvrir à la vérité, à la beauté, à la justice, à la transcendance.
La famille apparaît ainsi comme le noyau originaire non seulement d’où part toute culture mais où s’enracine la possibilité même de toute culture. Elle est, comme on l’a dit, la " cellule associative de plus grande proximité ". La destruction de la famille serait donc une catastrophe pour la culture en général et pour les cultures particulières. En prime, cette destruction conduirait au totalitarisme, qui, détruisant la famille, détruit aussi le moi personnel et tarit la vitalité culturelle des sociétés qu’il investit.
Expression politique de la culture
Il est vrai que la famille ne saurait être, à elle seule, foyer de culture ; elle ne peut se passer d’associations multiples. Celles-ci peuvent se former à partir de familles, mais elles naissent aussi à partir de centres d’intérêts réunissant les hommes autour des aspects les plus divers de la vie humaine. Dans le cadre limité de cette communication, nous fixerons notre attention sur les associations politiques en tant que celles-ci sont bénéficiaires de culture et agissantes au niveau culturel.
Historiquement le passage de la vie rurale à la vie urbaine a donné une impulsion remarquable à l’essor de la vie culturelle. La ville et l’organisation de la commune deviennent le lieu ou personnes et associations découvrent leurs différences en même temps que leur interdépendance. Il en va de même au niveau des nations. Comme les villes et les communes, les nations sont des lieux où les hommes se socialisent et se découvrent solidaires. C’est là que les hommes apprennent à débattre, à délibérer, à se concerter, à planifier, à collaborer. Ces expériences se font dans le cadre d’unités territoriales qui s’intègrent au fil de leur histoire.
Intersubjectivité et intentionnalité
Nous avons vu jusqu’à présent que les multiples expressions de la culture subjective des hommes donnaient naissance à des expressions objectives très nombreuses et à des associations qui s’assignent pour but, précisément, de cultiver des segments particuliers de l’activité humaine. Il y a donc un va-et-vient incessant entre la culture au sens subjectif et la culture au sens objectif. En ce sens, on pourrait dire que la culture est la traduction vivante de l’intersubjectivité. Les œuvres des hommes sont toujours faites à l’intention d’autres hommes, qui sont visés et atteints par toutes sortes de médiations. Et cette intention, cette visée, cette ouverture aux autres hommes se fait toujours selon deux axes. Selon l’axe synchronique, car par mon œuvre je vise mes contemporains, et dans mon œuvre, j’accueille leurs œuvres. Selon l’axe diachronique, car j’accueille les œuvres de mes devanciers et je les dépasse en réactivant leurs intentions et en déployant ma fidélité créatrice à l’égard de leur œuvre. La culture est donc toujours une réalité bien vivante.
Niveaux de vérité, échelle de valeurs
On ne saurait toutefois perdre de vue que, pour qu’elle soit authentiquement humaine, l’œuvre culturelle doit tenir compte de l’existence de niveaux de vérité et d’une échelle de valeurs. La réflexion philosophique est ici essentielle, précisément parce qu’elle s’intéresse aux valeurs morales, aux valeurs universelles, aux valeurs qui méritent d’être désirées pour elles-mêmes. Elle offre des critères permettant de distinguer des valeurs qui sont de l’ordre des moyens, et d’autres qui sont de l’ordre des fins. C’est ainsi que l’épistémologie cerne, par exemple, le niveau de vérité atteint par les sciences physiques. C’est ainsi aussi que l’anthropologie philosophique est en mesure d’établir la dignité inaliénable de toute personne humaine. Nul être humain ne peut être réduit à la condition de moyen, être manipulé physiquement ou psychologiquement. Le corps de l’être humain n’est pas disponible, pas plus que son moi psychologique ne peut être manipulé. Lorsqu’une culture perd de vue la centralité de ces références fondatrices d’elle-même, elle entre dans un processus qui met gravement en péril son identité et son existence.
Il est non moins évident que les valeurs religieuses, spécialement les valeurs religieuses chrétiennes, donnent toujours lieu à un enseignement moral, dont les implications sont considérables au niveau de la culture et des cultures. Le juriste hollandais Grotius (1583–1645) fut le premier à vouloir retrancher Dieu du droit, du " droit naturel ", de la vie politique, des relations internationales. En dépit de l’aveuglement rabique de certains technocrates sévissant dans les ateliers de l’Union européenne, toutes les cultures européennes sont imprégnées de christianisme, et l’Europe ne saurait se comprendre ni encore moins se bâtir sur un postulat niant l’évidence du tissu chrétien constitutif de son identité. En indiquant à l’homme qu’il a des devoirs envers Dieu et envers les autres, en montrant la signification de ses œuvres, en révélant à l’homme le fondement ultime de sa dignité, le christianisme recueille et porte à son point d’incandescence la règle d’or qui a noué toutes les grandes cultures humaines et qui, seule, peut donner son sens ultime aux projets de globalisation.
Le providentialisme autoritaire de l’État
Comme nous l’avons déjà insinué, la culture est un élément constitutif de la société civile. Sous cette dernière expression, on regroupe une grande variété d’associations émanant de l’initiative des membres d’une société donnée. L’initiative de fonder ces associations ne part pas de l’État ; elles sont l’expression d’une société culturellement identifiée, antérieure à l’État, mais qui peut légitimement aspirer à se doter d’une organisation politique. C’est la société civile qui se dote d’une organisation politique, afin de mieux saisir et de protéger son identité, de se situer face à d’autres cultures et face à d’autres sociétés civiles. L’entrée en société politique, loin d’étouffer le patrimoine culturel d’une société civile particulière, doit au contraire protéger celui-ci et créer des conditions favorisant son épanouissement.
Concrètement, c’est à l’État qu’incombe cette charge. En tant que société politique, l’État a un rôle subsidiaire ; il est purement fonctionnel. Il n’a aucune réalité concrète distincte de la société civile qui l’a appelé à l’existence. C’est cette société civile qui institue la société politique, organise l’État, constitue ceux qui sont investis de pouvoir, contrôle le fonctionnement des institutions et le pouvoir exercé par les mandataires. Il appartient à la société politique d’apporter un plus au faisceau d’initiatives culturelles émanant de la société civile. L’État doit aider les associations culturelles à bien exercer leur mission, et non se substituer à elles. Et pour parvenir à bien exercer cette mission, l’État doit veiller au bien commun, dont la culture est une composante essentielle. Il s’ensuit que l’État doit promouvoir les valeurs supérieures, d’ordre moral et de nature universelle, sans lesquelles la société sombre dans l’anarchie ou dans l’étatisme totalitaire.
Contre une certaine tradition européo-occidentale qui veut que l’État régente la société civile et toutes ses composantes culturelles, il faut donc tenir solidement que l’État dépasse ses compétences lorsqu’il cède au prurit du providentialisme autoritaire et prétend imposer — notamment par l’enseignement — sa volonté dans la définition des valeurs morales. À plus forte raison dépasse-t-il ses compétences lorsque, sous prétexte de laïcisme sectaire, il feint d’ignorer le prix que la société civile attache à la dimension religieuse de sa culture. Ces réserves valent évidemment aussi pour l’ONU et l’Union européenne.
GLOBALISATION ET GOUVERNANCE MONDIALE
Les réflexions précédentes appellent tout naturellement un développement sur la globalisation. Ce terme a son origine dans la langue anglo-américaine, mais il a été incorporé dans les langues latines, où il est pratiquement synonyme de mondialisation.
Actualité d’une idée ancienne
L’idée de globalisation n’est pas tout à fait neuve. Elle est présente dès l’Antiquité avec le cosmopolitisme hellénistique, le projet impérial d’Alexandre-le-Grand, la Pax romana, sans oublier l’expérience impériale chinoise. Depuis toujours, les hommes ont reconnu leur interdépendance ; ils ont procédé à des échanges ou à des conquêtes ; ils ont tenté d’intégrer les sociétés ou de les subjuguer. À Rome, à la fin de la République et surtout sous l’Empire, le stoïcisme et l’épicurisme ont tenté de démobiliser politiquement les membres de la Cité, afin de laisser les coudées franches à des gouvernants distants de leurs bases, incontrôlables et irresponsables. Nous retrouvons ces deux traits dans les projets actuels de globalisation : pouvoir concentré, distant, insaisissable ; hommes et femmes exaltés dans leur individualité et leur hédonisme, mais tenus à l’écart de la participation politique.
Les tentatives actuelles d’organiser une société mondiale ont donc de solides racines historiques. Nous assistons, médusés, à l’émergence d’un jacobinisme global : toutes les composantes du pouvoir et de la puissance convergent vers un centre de pouvoir mondial en formation. Traditionnellement, les tentatives d’organiser une société mondiale émanaient tantôt de motivations plutôt politiques, tantôt plutôt de visées économiques. Aujourd’hui, lorsqu’on parle globalisation, on a d’abord en vue deux grands modèles. D’une part, le modèle libéral, qui voit la globalisation en termes d’hégémonie mondiale d’un pays ou d’un groupe de pays. D’autre part le modèle socialiste, qui est internationaliste. Dans les deux cas de figure, l’homme risque d’être aliéné, politiquement paralysé, tenu à l’écart du pouvoir.
Il reste que le monde d’aujourd’hui tend vers une plus grande unité, vers une meilleure intégration. De nouvelles structures, de nouveaux instruments de concertation sont indispensables. Mais cette globalisation ne peut se faire à n’importe quel prix. Elle ne peut se faire au prix d’une désactivation des États, ni d’un encagement des citoyens dans la licence et la consommation. Disons-le tout de suite : les projets globalistes de l’ONU et de l’Union européenne ont de quoi préoccuper.
Valeurs et vérité
Il saute aux yeux qu’actuellement il n’existe heureusement aucune culture unique qui s’étendrait au monde entier. Il existe certes d’innombrables passerelles entre les cultures. On ne peut davantage ignorer les efforts pour que les cultures se rencontrent et pour qu’elles bénéficient de leurs apports réciproques. De même il serait pour le moins prématuré d’annoncer l’émergence imminente d’une société civile mondiale. Cette société ne pourrait se fonder que sur la reconnaissance universelle de valeurs morales supérieures. C’est sur la base de la reconnaissance, par tous les États, de ces valeurs morales que la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 entendait fonder les relations internationales et la communauté mondiale. L’adhésion des États particuliers à ces valeurs morales laissait le champ libre aux cultures, aux sociétés civiles et aux nations.
On peut donc affirmer que le premier grand projet contemporain de globalisation est né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et qu’il a été proposé dans le cadre de l’ONU dans deux documents essentiels : la Charte de San Francisco (1945) (dont nous ne parlerons pas dans cet article) et la Déclaration de 1948. Celle-ci entend honorer des vérités concernant l’homme. Elle reconnaît, somme toute, que le respect des valeurs morales, et même des valeurs religieuses, est la condition préalable au dialogue et à la rencontre des cultures. Plus précisément, il n’y a pas place pour une culture politique si les droits fondamentaux de l’homme sont bafoués : droits à la vie, à la liberté d’expression, à fonder une famille, à s’associer, à choisir une religion, à travailler, etc.
Renverser la vision de l’homme
On observe cependant aujourd’hui que l’ONU tend à instaurer une conception de la globalisation qui est incompatible avec une culture politique valorisant la personne, la famille et la société civile. Malgré les innombrables déboires qu’elle a essuyés, et qui hypothèquent sa crédibilité, l’ONU cache de moins en moins sa tendance à mettre sur pied un gouvernement supra-étatique et à se poser en titulaire d’une " gouvernance mondiale ". Elle fait de moins en moins référence à la culture politique, illustrée notamment par Maritain, et qui a inspiré les rédacteurs de la Charte de 1945 et surtout de la Déclaration de 1948. Elle se comporte comme si elle avait reçu mission de mettre sur pied un super-pouvoir mondial dont la volonté s’exprimerait dans de nouveaux instruments juridiques à vocation contraignante.
La globalisation telle que l’ONU la met en œuvre se caractérise par un rejet de l’anthropocentrisme de 1948, ainsi que par une limitation croissante de la souveraineté des nations. L’ONU promeut désormais les droits de la Terre. Son projet de Charte de la Terre, en voie fort avancée de rédaction, signifie que cette organisation internationale a entrepris une nouvelle révolution culturelle. Aux yeux de l’ONU, c’est l’homme qui doit changer et être changé. La vision qu’il a de lui-même doit être retournée. Dans le Grand Tout où il se trouve, l’homme doit accepter sa soumission aux impératifs de Mère Gaïa. Toute son œuvre culturelle doit donc être reconsidérée fondamentalement, car ce qui a la primauté, ce n’est plus l’homme mais le Holos, le monde ambiant d’où il procède par évolution purement matérielle et dans lequel il est voué à disparaître définitivement au moment où il meurt. L’horizon de cette " culture ", c’est la mort.
Toute l’œuvre scientifique et technique de l’homme est ainsi remise radicalement en question. Place à un " nouveau paradigme " ! L’homme n’est plus le gérant responsable d’un milieu qu’il est appelé à humaniser. Il est au contraire le plus redoutable des prédateurs, et sa population, comme toute population de prédateurs, doit être strictement contrôlée, triée et planifiée compte tenu des contraintes supposées du " développement durable ". Bien plus, l’homme doit être fabriqué, cloné même, pour mieux répondre aux critères qualitatifs et quantitatifs fixés selon des critères holistiques.
Dans cette odyssée de l’espace, la famille est forcément destinée à disparaître, car il faut non seulement que soit contrôlée la transmission de la vie humaine, mais il faut également détruire la communauté primordiale, où l’homme et la femme développent et transmettent, avec la vie, la culture qu’ils ont eux-mêmes reçue. L’art lui-même, lieu par excellence de la liberté créatrice, doit être mis au service d’un projet délirant où est sacrifiée l’humanité de l’homme.
La soviétisation de la culture
La place nous manque pour détailler l’exposé et la critique de cette nouvelle révolution culturelle concoctée à l’ONU et dans une myriade d’ONG, par les idéologues de ce monisme panthéiste qui est sans précédent dans l’histoire. Selon ce projet, l’homme n’est plus une personne, un être capable de relations, appelé à la réciprocité, à l’extériorité et à l’amour, ouvert aux valeurs morales et transcendantes. Il lui faut une police des corps, des cœurs, des intelligences et des âmes.
Citons pêle-mêle quelques thèmes illustrant ce projet de destruction culturelle dont les grandes lignes apparaissent en particulier dans la Charte de la Terre : nouveau paradigme de la santé, santé de la Terre et du corps social (Organisation mondiale de la Santé-OMS) ; nouvelle éthique sexuelle, déresponsabilisation des parents (UNICEF) ; contrôle de la population (FNUAP) ; érosion de la souveraineté des nations, ingérence dans les affaires intérieures des nations, interventions dans les nations " rebelles " (CEDAW-Convention et Protocole pour l’élimination de toute discrimination contre la femme), Haut-commissariat pour les droits de l’homme ; pacte économique mondial, contrôle des sciences et des techniques (Millenium) ; religion mondiale unique (Initiative des Religions unies) ; éducation inspirée par la Charte de la Terre (UNESCO), etc.
En somme, nous assistons à une main-mise sur tous les secteurs essentiels qui constituent le tissu de toute culture. Osons le mot : nous sommes en présence d’une soviétisation de la culture. Il s’ensuit que l’essor d’une société civile mondiale est désormais impossible, car l’ambition de contrôler toute la vie culturelle est essentielle au projet onusien de globalisation. Le modèle sous-jacent à cette ambition est un remake de l’internationalisme marxiste.
Consensus et négociations
Pour verrouiller son projet globalisateur, l’ONU est en train de mettre sur pied un système de droit international totalement positiviste. Ce projet trouve son inspiration dans l’œuvre du juriste Hans Kelsen (1881–1973). Il repose sur un scepticisme, un relativisme, un agnosticisme radical. La Déclaration de 1948 était fondée sur des vérités devant lesquelles on s’inclinait, sur des valeurs morales que l’on reconnaissait. Ces questions de valeurs, ces questions d’anthropologie n’ont désormais plus de pertinence. On procède comme en droit commercial : les " nouveaux droits de l’homme " sont négociés ; ils procèdent du consensus, sans référence à la vérité. Ils donnent lieu à des pactes et à des conventions. L’avortement, l’euthanasie, les unions homosexuelles, la répudiation, l’eugénisme, l’infanticide, le cannibalisme sont devenus ou sont en passe de devenir de " nouveaux droits de l’homme ". Les " recommandations " et les traités internationaux normatifs, une fois ratifiés, acquièrent force de loi dans les États. Aspirant à la gouvernance mondiale, le centre de pouvoir onusien s’auto–légitime en légitimant le " nouvel ordre international ", et valide les droits étatiques. La référence aux valeurs morales est expulsée des relations internationales et du droit. Quant à la religion, elle est priée de se dissimuler dans la sphère de la vie privée.
Pour faire bonne mesure, un Tribunal pénal international est instauré, ayant dans ses compétences les plaintes contre quiconque, personne ou institution, contesterait cette source du droit ainsi que cette vision des " nouveaux droits de l’homme ".
Les errances de l’Union européenne
Il faut malheureusement constater que l’Union européenne s’est engagée sur la voie des mêmes errances. Sous une forme ou sous une autre, toutes les déviances que nous venons de mentionner à propos de l’ONU se retrouvent dans les projets de l’Union européenne. Pour s’en convaincre, il suffit de voir la jactance avec laquelle des eurocrates arrogants et dépourvus de représentativité veulent écarter de la constitution européenne toute référence chrétienne, ou bien de prendre connaissance du Rapport Van Lancker sur la santé et les droits sexuels et génésiques ou du Rapport Sandbæk sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil concernant les aides destinées aux politiques et aux actions relatives à la santé et aux droits en matière de reproduction et de sexualité. Le premier de ces rapports concerne l’Union européenne et les pays qui y sont candidats ; le second concerne l’ " aide " de l’Union européenne aux pays en développement.
LA MOBILISATION
Des "Lumières " anti-chrétiennes
Au terme de notre analyse, il apparaît que la globalisation telle qu’elle est mise en œuvre au plan international postule la nouvelle révolution culturelle à laquelle l’ONU et l’Union européenne sont en train de travailler activement. Cette nouvelle révolution culturelle est plus sournoise et plus destructrice que celle lancée en 1966 par Mao Tsé-Tung. Elle vide l’homme de son humanité, et ses promoteurs veulent imposer à tous une et une seule culture, la culture des Lumières, celle de l’illuminisme anti-chrétien et maçonnique. Ni comme hommes, ni comme chrétiens nous ne pouvons accepter cette prétention tendant à faire d’une culture particulière — pour le moins critiquable — une culture globale unidimensionnelle et obligatoire pour tous.
Pour qu’un projet acceptable de globalisation puisse prendre son essor, il faut refuser de " faire du passé table rase ". Il faut refuser l’idée selon laquelle les cultures anciennes seraient vouées à passer aux poubelles de l’histoire pour faire place à une " nouvelle culture " faisant passer de " l’obscurantisme " à ce qui est en réalité une idéologie néo-scientiste. Il n’y a de culture que là où il y a mémoire, continuité et échanges. Il n’y a de culture que là où l’homme est respecté dans sa raison, sa liberté, sa sociabilité.
Construire une société globale humaine et humanisante implique dès lors certaines tâches prioritaires dignes de mobiliser les chrétiens.
Non à la globalisation de la pauvreté
Il n’y a pas de culture possible sans la reconnaissance et la promotion de l’égale dignité de tous les hommes. Pour que puisse émerger peu à peu une société civile mondiale, tous les hommes doivent pouvoir participer — aux sens d’avoir part à, d’apporter leur part — à ces biens que sont l’instruction, l’éducation et la culture. Aujourd’hui, le visage de la plus grande pauvreté apparaît sous la ligne séparant, d’une part ceux qui savent et ont accès au savoir, et d’autre part ceux qui ne savent pas et n’ont pas accès au savoir. Il est absurde et malhonnête de faire miroiter une conception de la globalisation qui occulte le cloisonnement actuel scandaleux entre une société où seule la pauvreté est globalisée, et une société allergique au partage. Comme le souligne Amartya Sen, prix Nobel d’économie (1998), le déficit éducatif et culturel est une des grandes causes de la faiblesse de la société civile et dès lors le plus grand obstacle à la démocratisation.
Capital humain, capital culturel
La priorité doit cependant être donnée à la culture de la famille, au culte de celle-ci. En dépit du dénigrement dont fait l’objet la famille, qui est hétérosexuelle et monogamique, l’institution familiale est de plus en plus mise en honneur dans les recherches contemporaines. Elle est par excellence le creuset où naît, se reçoit et se transmet toute culture. Elle est le lieu où se cultivent et se transmettent les valeurs essentielles inhérentes à toute culture authentique. Gary Becker a reçu le prix Nobel d’économie en 1992 pour avoir mesuré et démontré le rôle de la famille dans la formation du capital humain et par conséquent du capital culturel. Un capital — il convient de le préciser — qui n’est pas seulement utile dans une société de production, mais qui est désirable en soi, en raison de la dignité sans pareille de l’homme dans le monde créé. Dans cette formation, le rôle de la mère est décisif, puisque Gary Becker a démontré que, par son travail domestique, la mère de famille contribue pour plus de 30 % au produit intérieur brut d’une nation. Un projet de globalisation qui débiliterait la réalité de la famille annoncerait le naufrage de la personne et des cultures. Ce projet priverait la société civile de sa première communauté de base : la communauté familiale, et déboucherait dans le totalitarisme.
Globalisation–décentralisation : pas d’antinomie
De même que tout projet de globalisation doit respecter la personne et la famille, il doit également respecter les nations. Il est inadmissible qu’un projet de globalisation émane d’un centre de pouvoir mondial auto-proclamé et donc de légitimité suspecte. La diversité des cultures et, avec celle-ci, la diversité des nations constitue l’une des plus grandes richesses de la société humaine. Cette pluralité donne lieu à des sociétés civiles aux identités différenciées. Ces sociétés se donnent des organisations politiques et des instruments juridiques propres, destinés à manifester leur autonomie. Sans doute, une fois organisée politiquement, la société civile, devenue société politique, peut admettre de déléguer un segment de son pouvoir politique non seulement à l’État, mais aussi à des organisations internationales. Toutefois la diversité des hommes et des cultures exige le respect des identités nationales, une certaine fragmentation du pouvoir à l’intérieur comme à l’extérieur de l’État, un contrôle effectif exercé par les États sur les organisations internationales, et par les citoyens sur l’État. Bref c’est tromper l’opinion publique que d’insinuer qu’il y a antinomie entre globalisation et décentralisation.
Rendre l’espoir au monde
Finalement il faut reconnaître le rôle capital que la religion chrétienne est appelée à jouer dans tout projet de globalisation. Le ferment de toute culture, c’est la reconnaissance et le respect des valeurs morales et religieuses. Il n’y a pas de place pour une culture ni pour une société civile amorales, ni pour un État agnostique et amoral. Le moins que l’on puisse attendre d’un pouvoir public, c’est qu’il soit impartial. La société globale que propulsent l’ONU et l’Union européenne se caractérisent par leur agnosticisme, leur indifférence face à la vérité, leur amoralisme et même leur immoralisme. Autant dire que ce globalisme est basé sur le sable, il est annonciateur de despotisme.
L’Église a ici une tâche extraordinaire à accomplir pour donner sens à tout projet de globalisation et pour rendre espoir à un monde souvent désemparé. Elle est la principale instance qui défende encore sans ambiguïté des valeurs humaines essentielles, reconnues maintes fois par la raison philosophique, honorées dans les grandes cultures classiques et proclamées dans d’innombrables documents. Elle dévoile surtout le sens ultime et plénier de cette dignité en annonçant la Bonne Nouvelle que nous sommes, en tant que personnes, créées à l’image de Dieu et appelées, au delà de la mort, à se lover dans le bonheur de Dieu. Voilà le cœur de ce message global, universel, qui intègre tous les hommes dans la grande famille des enfants de Dieu et qui appelle l’homme à humaniser le monde ambiant.
Tout l’enseignement de l’Église sur l’homme, la famille, la nature et la société, détaille cette Bonne Nouvelle. À des degrés divers, celle-ci est répercutée partout dans le monde et s’exprime dans les paroisses, les écoles, les hôpitaux, les centres de recherche, etc. que l’Église a fondés depuis des siècles et qui crédibilisent son message. La figure de Mère Teresa de Calcutta, récemment béatifiée, brille ici comme un signe de cette espérance, à condition que, comme elle et avec le pape Jean Paul II, nous nous mobilisions tous et sans réserve pour la culture de la vie.
M. SCH.