Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
Cédric d'Ajaccio est le pseudonyme d'un haut-fonctionnaire tenu au devoir de réserve
L'Europe est-elle en dehors de l'histoire ou les États-Unis se veulent-ils au-dessus de lois dont ils sont les co-auteurs ? Alors que les États-Unis procédaient à un franchissement de ligne jaune caractérisé du droit international, on a assisté à d'étonnants chassés-croisés dans les réactions des commentateurs français et américains sur lesquelles cet article fait retour à des fins cathartiques, alors que la position de la diplomatie française dans ce conflit paraît, pour une fois, relativement exemplaire puisque non entachée du pacifisme de principe de la position allemande.
L'article va jusqu'à caresser l'espoir que la crise irakienne, qui a joué le rôle d'un extraordinaire révélateur des déséquilibres de puissance dans le monde, puisse, une fois passé le temps de la colère, de l'orgueil et des susceptibilités froissées, devenir un facteur de promotion inattendu des idéaux international et européen défendus au lendemain de la Seconde Guerre mondiale par des alliés communiant alors dans la vision d'un monde dominé par le droit. Espoir également que cette crise vienne bousculer les frontières de l'opinion publique européenne en renouvelant la problématique de la construction européenne.
L
A POSITION FRANÇAISE dans l'affrontement diplomatique international au sujet de l'Irak, qui fût aussi celle de la majorité du Conseil de sécurité de l'ONU et des grandes puissances qui y participent comme la Chine et la Russie, nous paraît mériter, pour une fois, une défense et illustration plus que circonstancielle. Le fait qu'elle s'inscrive en rupture par rapport à la position adoptée par la France dans la précédente guerre contre l'Irak et dans la récente guerre contre l'Afghanistan suffit à établir que la politique française n'est pas dominée par la volonté a priori de contrer la politique étrangère américaine comme certains Américains et un observateur français éminent, J-F. Revel, le soutiennent . Le fait est simultanément établi, et l'on s'en félicitera d'ailleurs , qu'elle n'est pas là non plus d'abord pour plaire à nos amis américains.
Qu'elle ait paru perdre du terrain " médiatique " à la faveur de la victoire militaire américaine en Irak et de l'élimination politique de Saddam, ou qu'elle paraisse en regagner à la faveur des difficultés de la pacification et de la transition (qui amènent les Américains, on croirait rêver, à exprimer le besoin d'une " third party " sur le territoire irakien), qu'elle ait été populaire ou non, ne change rien à l'affaire, car c'est au niveau des principes qu'elle peut être dite juste et qu'elle reste défendable indépendamment de sa " rentabilité politique " à court terme. Il est d'ailleurs étonnant que ce soit sur le terrain de la real politik que se soient placés les critiques les plus virulents de la position française, que ce soit les soviétologues A. Besançon et F. Thom , pourtant peu suspects d'opportunisme politique et de conséquencialisme éthique, ainsi, finalement, que P. Bruckner, A. Glucksman et R. Goupil . À cette aune-là, si l'Union soviétique ne s'était pas finalement écroulée, les dissidents auraient eu tort de s'y opposer, et à ce compte également si Hitler avait remporté la Seconde Guerre mondiale (n'a-il pas été accueilli en libérateur en Ukraine en Biélorussie et même en Russie ?) la résistance dans les zones occupées aurait été vaine. Le martyrologe n'est pas non plus une marque de succès au regard de la real politik, mais on peut quand même préférer Pierre à Néron. La qualité d'une politique dépend moins de ses résultats, notamment à court terme, que de sa rationalité et de sa justesse, même si elle ne doit pas sacrifier toute " responsabilité " à la " conviction " sous peine de se transformer en simple témoignage. Il doit exister des défaites honorables et des victoires honteuses dans un monde dont la loi du plus fort n'est pas l'ultima ratio, même si l'histoire, racontée par les vainqueurs, leur rend peu de justice.
C'est un paradoxe que la position française, difficile à tenir, lui ait valu tant de critiques internes " autorisées ", au moment où le fait critiquable majeur nous semble avoir été le complet dérapage de la politique étrangère américaine et son irrationalité flagrante, comme ne manque d'ailleurs pas de le souligner nombre d'observateurs américains (voir plus loin le bel exemple retenu), au nom même des principes fondateurs de la société américaine. Parcourir et développer ce paradoxe est l'objet même de cette réflexion . Car quelque chose de redoutable s'est bien passé à nos yeux, lors de cette crise internationale, et depuis le 11 septembre 2001, qui dépasse en importance pour l'avenir la matérialité de cette crise : les États-Unis ont montré au monde et aux Français en particulier, un inquiétant visage largement inédit en dehors du temps de guerre et en particulier une singulière conception de l'alliance qui nous paraît appeler d'urgence, et en dehors de toute obsession anti-américaine, un contrepoids international, nécessairement pluridimensionnel, mais essentiellement européen à court et moyen terme. Cette réaction salutaire, pour les États-Unis y compris, pourrait être la contribution la plus positive et la plus inattendue de la crise irakienne, au-delà de tant de dommages collatéraux, à la politique internationale et européenne de demain, aujourd'hui soumise à un conflit de civilisation " intra-occidental " inattendu.
Examen rétrospectif des raisons américaines et françaises
Un premier retour " à froid " sur les positions américaine et française plaide assez largement en faveur de la position française au moment où les dirigeants américains et britanniques se retrouvent aux prises avec leur opinion publique et leurs médias au sujet des raisons invoquées pour justifier une aussi grave démarche : synthétiquement, la présence en Irak d'armes de destruction massive (les fameuses WMD biologiques, chimiques ou nucléaires qu'il n'a pas encore été possible de localiser) et le soutien du régime irakien au réseau Al-Qaïda toujours sujet à caution. En cas de présence avérée d' " ADM " en Irak d'ailleurs, la question des vecteurs par lesquels elles auraient pu affecter le territoire américain resterait tout entière posée.
En effet, une guerre d'agression (fut-elle nommée préventive) enfreint en principe le droit international tel qu'il a été conçu par les Alliés au lendemain de la guerre et exprimé dans la charte de l'ONU ratifiée par les États-Unis (à la différence de celle de la SDN dont l'idée revenait pourtant au président Wilson). Celles que l'URSS avait menées dans le camp socialiste en 1953, en 1956, en 1968 et en 1977 en Afghanistan en toute illégalité internationale (sans que le Conseil de sécurité ne puisse pour autant la condamner) ont légitimement choqué le monde entier. Et celle qui a été menée récemment pour défendre le Kosovo en contournant, peut-être à tort, l'ONU l'a quand même été avec un large consensus international, qui ne rend pas comparable ce cas avec celui de la crise irakienne. Une telle guerre ne pouvait donc être envisagée par une démocratie parlementaire modèle telle que les États-Unis qu'avec l'accord du Conseil de sécurité (articles 33 à 36 de la charte des Nations unies) et dans des circonstances exceptionnelles telles que celles revendiquées par les États-Unis : menaces graves sur la sécurité intérieure d'un pays signataire, à la condition qu'elles soient identifiées et avérées (l'invasion de la Grenade pouvait à la limite rentrer dans cette catégorie et a été admise comme telle). Il ne paraît donc pas indéfendable que la France, parmi d'autres, ait exigé qu'on laisse le temps à l'ONU de mettre à jour ces preuves sans lesquelles la guerre risquait de s'avérer rétrospectivement sans objet. Comme l'observait un lecteur américain du Time au sujet de la position française, il est possible qu'une amitié vraie soit mieux attestée par le refus de laisser un ami faire une bêtise et un avertissement salutaire (mais qu'allez-vous faire dans cette galère ?) que par la docilité et la complaisance d'indéfectibles suiveurs.
On a vainement prétendu que la position française était affaiblie sur le fond par la liesse populaire irakienne au moment de la prise de Bagdad par les Américains, même si cette liesse a dû faire chaud au cœur des " envahisseurs " en procurant une caution morale a posteriori et surnuméraire à un acte de guerre dont l'objectif libérateur et philanthropique n'a jamais été mis en avant dans les prémisses de la guerre (à tort selon certains observateurs américains ou à en croire un T. Blair dans son discours au Congrès américain). La finalité morale d'ailleurs ne saurait suffire à déclarer une guerre, sinon la guerre serait permanente et universelle dans le monde contemporain. C'est donc légitimement que l'on demande, sur la scène politique internationale où s'est joué ce drame, avant d'entrer en guerre soi-même ou de cautionner la guerre d'un allié, que soient respectées les conditions légales d'une déclaration de guerre, en laissant de côté les éventuelles justifications morales de circonstance. Ou bien alors la loi internationale n'est plus rien d'autre que le droit du plus fort. Il s'agirait d'un curieux résultat pour un ordre international que l'on croyait s'être constitué contre la manifestation hitlérienne de ce droit, avec au centre de ce dispositif un Conseil de sécurité restreint destiné à surmonter l'impuissance passée de la SDN.
C'est ici le lieu de dire, indépendamment de la justesse relative des positions, à quel point la conception de l'alliance exprimée de bonne foi par l'administration Bush, qui ne laisserait à l' " allié " pas d'alternative à l'alignement inconditionnel sous peine d'accusation de traîtrise, est choquante et inacceptable, et d'ailleurs de nature à provoquer une " régression gaulliste " (en forçant le trait) chez les plus convaincus des atlantistes. Que signifie en effet cette conception de l'alliance sinon que la " souveraineté " des membres de l'Alliance Atlantique est " limitée " et que la doctrine Brejnev est en train de retrouver une nouvelle jeunesse dans le " camp (alors bien nommé) occidental " ? Les héritiers de R. Reagan réserveraient ainsi une bien étrange succession au vainqueur de " l'Empire du mal " et une bien étrange surprise à ses admirateurs. Mais gageons que les mots qui ont fait froid dans le dos de ceux à qui ils s'adressaient ont dépassé la pensée de leurs auteurs, que R. Perle n'est pas devenu le commissaire politique américain dont il a si bien su donner l'impression pendant quelque temps et que le propos " impérialiste " et dégagé de Condoleezza Rice, selon lequel il faut " comprendre la Russie, pardonner à l'Allemagne et punir la France ", ne fut qu'un moment d'égarement d'une institutrice égarée en politique. Et espérons que le gouvernement américain aura la sagesse de ne pas faire la démonstration à ses amis de toujours qu'il correspond bien, jetant le masque selon l'expression consacrée par le PCF, à la caricature qu'en ont faite ses ennemis de toujours. Il est heureux de constater en ce sens que bien des Américains sont les premiers à être effrayés par une politique, et pire encore par une attitude qui tend à " les faire haïr du monde entier " (pour reprendre l'expression d'une bande dessinée du Time).
C'est ici également le lieu de dire en toute honnêteté que la politique irakienne de la France aurait pu être mieux inspirée et faite de plus de retenue après l'arrivée au pouvoir de cet admirateur déclaré de Staline qu'est Saddam Hussein, pour tous ceux qui ont encore en tête le voyage de J. Chirac Premier ministre en Irak en 1975, et l'apologie marquée des médias français durant ce séjour à l'égard de ce régime " exemplaire de laïcité " par rapport à ses obscurantistes voisins. La position de principe de la France dans la récente affaire irakienne n'en aurait eu que plus d'autorité. Mais il est vrai également que les États-Unis sont assez mal placés pour donner des leçons de vertu à la France sur ce terrain, eux qui ont fait alliance avec Saddam pour combattre l'Hitler iranien d'alors, et ne se sont pas taillés une réputation d'exigence irréprochable en matière d'alliance diplomatique.
La position française serait-elle affaiblie rétrospectivement par la rapide victoire anglo-américaine, après l'instant de doute qui semble être remonté jusqu'à la Maison blanche, sur les forces armées irakiennes ? Cette thèse fait sans doute trop injure à la qualité du renseignement français pour être prise au sérieux. La position française n'était pas si amicale ou irréaliste à l'égard des États-Unis qu'elle ait pu être inspirée par le souci de leur éviter une défaite prévisible (…
L'issue indubitable de la guerre ne renforce pas sa cause, mais plutôt à la limite celle de la thèse de la douteuse urgence d'une guerre " non nécessaire " à laquelle se résume la position française à bien la regarder (pour reprendre en la circonstance le titre de l'étude circonstanciée publiée par J. Mearsheimer et S. Walt deux universitaires américains spécialistes de politique étrangère dans Foreign Policy : " Un Unnecessary War ").
Reconnaissons ici à nouveau que l'expression, par la voix la plus autorisée, d'un clair satisfecit sur l'issue de la guerre : " La France, qui s'est opposée à la guerre et ne revient pas sur sa position, se félicite de la victoire anglo-américaine et de la fin de la dictature Baas " qu'un observateur arabe a eu l'audace et la dignité de faire , n'eût pas manqué de panache. Elle aurait eu le mérite de faire une claire distinction entre les thématiques en ne donnant pas à penser que le refus de cette guerre avait valeur de défense du régime irakien, même s'il n'est sans doute pas facile de saluer un lendemain de victoire les vainqueurs d'une guerre à laquelle on s'est opposé la veille. On ajoutera aussi que la servilité quasi-biologique des médias français à l'égard du pouvoir politique a pu conduire à des commentaires assez systématiquement orientés, au fort de l'action américaine en Irak, qui ont pu faire douter de la lucidité " française " sur cette évidente supériorité stratégique (la " guérilla " à laquelle sont désormais soumises " les forces d'occupation " est une tout autre question), dont le citoyen d'un pays libre, qui partage pleinement " pour une fois " l'orientation politique de son pays, se serait bien passé. Ce manque d'objectivité de l'information prête le flanc à de bien légitimes critiques déjà citées.
Force est de constater cependant que les abus médiatiques n'ont pas été unilatéraux et que ceux de nos alliés (il faudrait bien sûr distinguer selon les médias) font pâlir les commentaires perfides et les interrogations objectives de la presse écrite et télévisuelle française (sans parler de l'évolution que nos alliés, parangons de la civilisation occidentale la plus évoluée ont soudainement imprimé au langage diplomatique entre nations civilisées au nom bien sûr de la franchise). Même un hebdomadaire dont le patriotisme a été aussi modéré que le Time et dont le suivi de l'affaire irakienne nous paraît relativement exemplaire ne peut s'empêcher de reprendre à son compte le terme officiel et pour le moins discutable de " coalition " pour qualifier le binôme militaire anglo-américain qui ne se compare justement pas aux coalitions passées. Un lecteur français assidu du Time ne peut d'ailleurs manquer de remarquer le parfum de francophobie (toujours étonnant pour un Français au regard de l'importance relative de la France dans le monde d'aujourd'hui par rapport à celle des États-Unis, comme si un plus vieux compte encore que le nôtre restait à régler là-bas avec la France) qui émane de longue date de tout article sur la France, de l'aspect de renforcement des clichés qui les inspire ainsi que du choix des thèmes d'édition.
L'histoire de l'obsession anti-française, et anti-catholique aussi bien d'ailleurs, des Américains reste encore à écrire. Et il est vrai que si personne en France n'est choqué parce que J-F. Revel cloue au pilori une indéniable obsession française anti-américaine, on se prend à se demander si la parution d'un livre symétrique est imaginable dans les États-Unis du moment, qui paraît un étonnant " groupe en fusion " dans une société dite libre et individualiste. Il se pourrait bien en effet que, selon une tradition bien française d'autodérision et d'esprit autocritique exacerbé, préférable au demeurant au penchant de l'autosatisfaction, nous regardions plus la paille qui est dans notre œil que la poutre dans celui du voisin. Imagine-t-on par exemple trouver sur les murs d'un atelier d'Airbus en France le pendant du slogan écrit en lettres géantes rouge vif sur les murs d'un atelier de Boeing : " I hate Toulouse " ? L'américanophobie de l'homme de la rue en France peut-elle également se comparer à la francophobie exacerbée qui a fleuri ces derniers temps aux États-Unis et y compris à Hollywood, non sans réactions et oppositions bien sûr ou même manifestations d'amitié contraires ? Ne dit-on pas que " la phrase politique qui tue " en ce moment outre-Atlantique, où la nouvelle campagne présidentielle démarre, est : " He looks French " ? Le Mérovingien de Matrix 2, amateur de femmes et de bon vin, est-il interprété par hasard par Lambert Wilson (ce Français typique qui par malchance est doté d'un patronyme anglo-saxon) ? L'Américain dans le rôle du méchant, même notre cinéma gauchisant n'en est pas encore arrivé là nous semble-t-il. L'article parodique de Simon Jenkins dans le Times du 24 avril 2003 racontant " La chute de la France ", laquelle " représentait une menace immédiate et claire appelant une action préventive de défense de la part de la coalition ", a bien épinglé ce délire francophobe qui s'est manifesté chez nos alliés à ce moment, comme l'arbitraire dans lequel le concept d'attaque préventive, au cœur de la nouvelle stratégie américaine de défense, plaçait les relations internationales.
Apprendre à reconnaître et à gérer l'exception américaine
En sortant spectaculairement de ses gonds, en méprisant la charte de l'ONU (et au passage la doctrine chrétienne de la " guerre juste ") et l'instance internationale suprême qu'est le Conseil de sécurité parce qu'il risquait de s'opposer à sa volonté, l'Amérique a clairement indiqué son refus de se plier à une quelconque règle supérieure, son refus d'une quelconque " International Rule of Law ", de l'état de droit international, de se contenter d'être un simple primus inter pares au sein de la communauté internationale. Au même moment, symboliquement, les États-Unis refusent de reconnaître le Tribunal pénal international et par là de se soumettre au droit pénal international, C. Powell expliquant benoîtement dans les colonnes du Monde que la souveraineté de la loi américaine est quelque chose de crucial pour les Américains . Au fond, les États-Unis revendiquent hautement, et le monde entier l'a longtemps accepté sans sourciller, respectant sans doute et faute de moyen de pression conséquent " la loi du plus fort " (du Grand Frère) en se gardant de le dire, le droit de signer des accords internationaux et de ratifier des traités sans s'engager à les respecter. Un grandiose précédent, la rupture unilatérale des Accords de Bretton-Woods le 15 août 1971, habillée par le président Nixon en " plus grande décision monétaire de tous les temps " (avec une ironique prescience), montre bien au fond la conception américaine du droit international : une fois la suspension de l'engagement de convertir les avoirs en dollars en or imposée aux pays signataires, on réunit ceux-ci pour légaliser le fait . La volonté américaine doit passer en force de loi pour le monde. Parler alors d'unilatéralisme américain, devant une conception aussi froidement et ingénument défendue et appliquée, revient-il vraiment à faire preuve d'anti-américanisme primaire ?
La crise irakienne vient, sous nos yeux, de faire passer la vitesse du son à une thèse qui résume ce qu'il faut bien se résoudre à appeler l'exception américaine. Alors qu'il va de soi, pour tout pays, à notre connaissance (la construction européenne en est une vivante et permanente illustration pour les pays de l'Union Européenne) que le droit international est une norme juridique hiérarchiquement supérieure à la norme juridique interne, ce qui est la condition de base d'un État de droit international, il n'en va pas ainsi pour le droit américain, solitaire et autiste, pour se garder du terme impérial. Il est peut-être temps que les Américains entendent cette raison sans sourire et acceptent d'envisager de remettre en cause cette " exception américaine " en appliquant à la société internationale ce principe fondamental du droit de la République américaine qu'est le respect de la Rule of Law, dont la singulière et admirable caractéristique, sauf erreur de notre part, est de ne pas faire acception de personne, de ne pas tolérer d'exception. Les Américains eux-mêmes, dont la constitution est tout entière marquée, par le souci d'équilibre des pouvoirs (balances) et de contrôle judiciaire des abus (checks), n'ont-ils pas des raisons de frémir devant l'idée, au-delà de l'agrément de la domination, d'une Amérique au-dessus des lois et des autres et de tout ce que cette conception peut impliquer de blessant par rapport à sa propre Weltanschauung.
À ce sujet, la rhétorique martiale d'un R. Kagan, auteur de La puissance et la Faiblesse , qu'un vieil Européen aspirerait en effet à considérer comme obsolète, n'est pas plus rassurante que vraiment convaincante et illustre bien les errances du courant dominant des " néo-conservateurs " (dans lesquelles les " paléo-conservateurs " américains, sous les quolibets et même les " injures " des premiers, se gardent heureusement de donner ). Les Américains viendraient de Mars (et donc, si l'on traduit cette étonnante référence, en géopolitique, au best seller de John Gray seraient des " hommes ", des " vrais ") et les Européens de Vénus (et ne seraient donc que de faibles femmes à la recherche d'un " maître "). Quant aux " Britanniques ", qui n'ont bizarrement pas de place spontanée dans la cosmologie kaganienne, ils doivent sans doute sortir, telle Athéna, du cerveau de Jupiter. " Les pays forts, dit-il, voient naturellement le monde sous un autre angle que les pays faibles " (p. 47). De là, la propension des faibles à vouloir s'appuyer sur le droit international et à rechercher la conciliation (et de citer à l'appui de cette thèse la politique européenne de l'entre-deux-guerres vis-à-vis de l'Allemagne, alors que la force dans les années trente était encore manifestement du côté français et britannique et la faiblesse militaire du côté allemand), et celle des forts à compter sur leurs propres forces et à être moins tolérants à l'égard du risque. Les uns et les autres, continue-t-il, " évaluent risques et menaces d'une autre façon, ont une autre définition de la sécurité et ont aussi des niveaux de tolérance différents face à l'insécurité ". D'où la plus grande tolérance des Européens pour " des menaces comme celles posées par l'Irak de Saddam Hussein, par l'Iran des ayatollahs ou par la Corée du Nord " (p.51). " L'homme armé d'un seul couteau peut décider que l'ours qui rôde dans la forêt est un danger supportable dès lors que l'alternative — chasser l'ours à l'aide d'un seul couteau — est en fait plus risquée que de se tapir en espérant que l'animal n'attaquera point. Toutefois, s'il dispose d'un fusil, le même homme tiendra sans doute un raisonnement différent sur ce qui constitue un risque supportable " (p. 53).
Cette observation profonde, d'allure " néomarxisante " sur le fond puisqu'elle " explique " la superstructure politique par l'infrastructure militaire, a au moins le mérite de mettre en pleine lumière l'arrière-plan de la politique américaine récente et des désaccords américano-européens. Mais ce " je suis plus fort, donc je cogne " ne fait guère honneur à la hauteur de la politique américaine qu'on imaginait pouvoir dépasser, au moins sous la plume d'un de ses zélateurs, la psychologie du loubard. Et il ne rend pas vraiment justice à la vision wilsonienne (de Thomas Woodroow) du monde d'après la Grande Guerre, que les États-Unis ont fini par co-instituer par la création de l'ONU au lendemain de la Seconde Guerre mondiale au sommet de leur puissance. R. Kagan ne s'embarrasse pas de ces objections mineures (cf. le traitement rapide du " cas Wilson " après la Première Guerre mondiale, qui " n'a pas fait entendre la voix de l'Amérique " laquelle " se détournait alors de la force " (p. 25) et l'absence de toute référence à la création de l'ONU). Il oublie également un détail au sujet de l'origine de la puissance militaire américaine : son financement par l'épargne européenne et japonaise via l'étalon-dollar et la capacité d'endettement sans limite des États-Unis qu'il procure. De ce point de vue, la " jeune Amérique " n'a pas que des créances morales à l'égard de la vieille Europe et du Japon cacochyme, elle a aussi contracté quelques dettes financières qui ne sont pas sans rapport avec un investissement de modernisation publique et privée sans équivalent. C'est, soit dit en passant, une raison suffisante pour ne pas trop mal traiter les vieilles dames, en dehors même du respect dû aux personnes âgées selon la tradition commune des civilisations.
Il n'en reste pas moins que l'analyse politique de R. Kagan stigmatise justement et cruellement la dépendance stratégique et la faiblesse politique de l'Europe d'aujourd'hui, une " Europe en train de renoncer à la puissance ou, pour dire la chose autrement, s'en détournant au bénéfice d'un monde clos fait de lois et de règles, de négociation et de coopération transnationales ", cherchant à pénétrer dans un paradis post-historique et de relative prospérité, concrétisation de ce que E. Kant nomme la " paix éternelle " (sic, pour " perpétuelle ", id. p. 9). Kagan souligne également à juste titre que le désaccord stratégique entre l'Europe et l'Amérique ne se résume pas à une éventuelle parenthèse d'une administration " va-t-en-guerre " et spécifiquement bushienne, en rappelant les réactions internationales que la politique étrangère conduite par M. Albright suscitait, l'apparition sous l'administration Clinton du terme de rogue States (États voyous) et l'évolution de la politique étrangère clintonienne passée en quelques années de " l'affirmation du multilatéralisme " à celle des États-Unis comme " nation indispensable ".
Face à cette justification factuelle de l'exception américaine revendiquée et affirmée sans complexe au nom d'une force supérieure, on trouve heureusement du côté américain des points de vue critiques qui ne sont pas inspirés par un pacifisme de principe (comme celui de J. Carter par exemple) mais par le caractère inquiétant de cette exception grandissante d'une hyper-puissance à la recherche désordonnée, du fait même de ce déséquilibre et à son corps défendant, de son contrepoids international (ce qui n'empêche pas T. Blair de déclarer obsolète, à l'appui de sa vision d'un espace Atlantique coalisé contre le reste du monde autour des États-Unis comme leur château fort, la politique traditionnelle d'équilibre des puissances). L'étrange alliance au sein du Conseil de sécurité de la Russie, de la Chine de l'Allemagne et de la France est peut-être le meilleur exemple de cette tendance foncière vers l'équilibre des relations internationales, par-delà même les affinités naturelles ou les alliances historiques, reconstituant sous nos yeux la politique traditionnelle de balance of power.
Parmi ces points de vue qui sauvent l'honneur américain, rassurants pour de vieux, non seulement du fait de leur teneur, de la hauteur de vue qui les inspire et de leur impartialité (c'est un homme qui vient de Mars qui s'exprime, même si quelque archéologue ne manquera peut-être pas de dénoter une influence lointaine possible de Vénus) mais de par la lumière incidente que ces observations verse sur les controverses françaises au sujet de la politique française, citons ici celui de l'observateur américain en France qu'est l'avocat Jack Kevorkian, que les lecteurs réguliers de sa newsletter mensuelle ne sauraient soupçonner de francophilie systématique et excessive . " Due process of law is to me the most noble expression in the English language " écrit l'avocat américain J. Kevorkian dans sa lettre mensuelle de mars 2003 . Pour continuer ainsi : " In the international sphere, the UN Charter represents law, both as to substance, e.g. proscribing aggression, and process, e.g. collective action via the Security Council. Bush's decision to disregard the Security Council when he saw he could not get the requisite votes was a flagrant insult to international due process of law ". Il souligne d'ailleurs à cette occasion, pour le déplorer, que le pouvoir de veto des États-Unis (et des quatre autre pays dotés du pouvoir de veto) donne une totale immunité à celui qui viole la charte de l'ONU, et que, de ce fait, les États-Unis et les quatre autres pays sont donc de facto libres d'attaquer " en principe " n'importe quel pays à n'importe quel moment. " Interdiction without a sanction is meaningless ". Cette remarque montre à la fois les limites actuelles du droit international public et la direction, exactement inverse de celle qui vient d'être empruntée, de la réforme souhaitable.
Le deuxième principe juridique enfreint par le gouvernement américain est celui de " l'égale protection des lois ", ou refus de la " poursuite sélective ". " While shedding crocodile tears over the threat of a french veto in the Irak matter, the Bush administration would have us forget that the US has wielded the veto on 76 occasions (to only 18 for the French) and many of the US vetoes have been used to shield Israel from sanctions voted by a majority of the Security Council. Thus, the Muslim world , including people who detest Saddam Hussein, sense a profound injustice in the double standard employed by the United States. The result is an unprecedented decree of hatred for the land that was once a beacon for justice and fair dealing. " J. Kevorkian ajoute incidemment que, " comme citoyen américain, il ne se réjouit pas du tout d'être haï par un milliard de personnes ".
Il accuse également le gouvernement Bush de " franche prévarication pour obtenir le soutien des citoyens américains à la guerre contre l'Irak ". " His government has presented false evidence to the Security Council and to the American people " (en ce qui concerne les armes de destruction massive et les liens affirmés avec Al Qaïda). Et il ajoute : " Simply stated, I don't like being lied to by my government, and I am embarrassed to be a citizen of a country that brazenly resorts to such methods. " Si l'on se rappelle du titre cité plus haut du Time de juillet (" Les conséquences du Mensonge ") on comprend que le point de vue ici exprimé n'est guère singulier, que les retombées politiques internes de la guerre irakienne sont loin d'être terminées, et que la réélection du deuxième Président Bush n'est pas acquise.
L'abus de pouvoir est la dernière des fautes " bénignes " que dénonce J. Kevorkian en élargissant son propos à l'inspiration néoconservatrice déclarée de la politique étrangère américaine développée dans le fameux " Project for a New American Century " néo-conservateur qui affirme " le rôle unique de l'Amérique (on n'est pas très loin de la nation indispensable) pour préserver et étendre un ordre international favorable à (friendly to) notre sécurité, notre prospérité, et nos principes " (on n'est pas très loin d'une reformulation de la doctrine de l'espace vital).
L'abondance des citations d'un tel observateur ne surprendra pas. Ces raisons " conservatrices américaines " éclairent de manière crue bien des déraisons atlantistes " françaises " en réaction aux récents événements. Elles rassurent sur l'universalité de la prédominance, dans une forme d'aristocratie sans frontière des esprits, des principes d'identité et de non-contradiction, face à l'incommunicabilité décrétée par R. Kagan et à la prégnance croissante dans les relations internationales de ce que Dali appelait le " viscéral ".
Du 11-septembre à la guerre contre l'Irak
Même si l'on ne cesse de répéter que nous, de ce côté-ci de l'Atlantique, n'avons pas suffisamment compris ce qui s'était passé dans les têtes américaines ce jour-là, il est aussi temps que les Américains comprennent que ce qu'ils vivent n'est pas le seul déterminant des affaires de ce monde. Les douleurs du monde n'ont pas commencé le 11 septembre 2001 (il aurait d'ailleurs peut-être suffi que les Twin Towers, construites après 1963 en acier, aient été aussi solides que l'Empire State Building construit en fer et en béton pour amoindrir l'ampleur du choc psychologique) aussi sidérant que l'événement ait pu être pour le monde entier du fait de sa re-présentation télévisuelle en boucle, obsessionnelle, compulsive (dans un but d'information ?) et peut-être obscurément complaisante. Si Le Monde a bien titré pour le 13 septembre un " Nous sommes tous des Américains " à la hauteur de l'événement, personne ne pouvait pas prendre cette expression au pied de la lettre, ni en deçà, ni au-delà de l'Atlantique. Nous étions tous certes en ces jours en totale sympathie " avec " les Américains, qui venaient d'être frappés par un malheur dans leur chair, leur puissance et leurs symboles (la Maison Blanche était une des cibles), nous étions transportés par des media en état d'alerte maximum " aux États-Unis ", mais nous n'étions pas plus " américains " qu'avant ce jour-là.
Cette proximité dans la douleur, sans identification, comportait une attente à l'égard des Américains : une possibilité leur était offerte, dans leur malheur, de communier avec les malheurs du monde passés et présents, en particulier ceux auxquels ils n'ont pas été étrangers (osons dire que nous avons pensé ces jours-là au 6 août 1945, à l'événement cataclysmique d'Hiroshima ainsi qu'à celui de Nagasaki, ces grandes horreurs cinématographiquement muettes), dont les États-Unis ont été fortunément assez largement préservés sur leur territoire au XXe siècle et ainsi de sortir grandis de cette crise. L'occasion était également offerte aux États-Unis de se remettre en question et de réexaminer en particulier la politique étrangère américaine car il faut bien se demander tout de même ce qui peut conduire des hommes, certes fanatisés, à faire le sacrifice de leur vie pour blesser leur ennemi.
La guerre contre l'Irak apporte une réponse assez définitive, en fin de non-recevoir, à cette attente extra américaine d'après le 11 septembre à l'égard des États-Unis. Malgré des réactions initiales nuancées, en particulier vis-à-vis du monde islamique et des musulmans, la réaction est finalement celle du lion blessé, qui doit faire couler le sang, quel qu'il soit, pour réparer l'offense et venger l'humiliation, quitte à transformer une sympathie quasi-universelle en antipathie quasi-universelle. Réaction de force et non de justice, face à une réaction née pourtant d'une injustice ressentie. Comme si le pouvoir absolu blessé rendait absolument fou furieux son détenteur.
Le chemin, inespéré, d'un retour sur soi et d'un " autocontrôle " de l'hyper-puissance américaine étant ainsi fermé, il ne reste plus d'autre moyen pour se soustraire au pouvoir excessif ou à la vindicte d'un empire qui ne veut pas se reconnaître mais se comporte comme tel que les voies " classiques " du contrepouvoir.
La doctrine libérale classique de Montesquieu (ou de Lord Acton), transposée au plan international, s'applique ici pleinement : " Seul le pouvoir limite le pouvoir, seule l'ambition limite l'ambition. " " Tout être exerçant tout le pouvoir dont il peut disposer " selon l'expression de Thucidyde, seule la limite apportée de l'extérieur à son pouvoir, et contre sa volonté il n'en faut pas douter, pourra le contrecarrer et ramener les chances d'une vie internationale équilibrée, conçue sans angélisme mais avec l'ambition de ne pas se contenter de répondre par la violence à la barbarie et renouant avec le principe fondateur de la charte de l'ONU de refus de l'agression unilatérale. On s'étonnera de ne pas trouver plus de libéraux français sur cette position-là, mais de les voir plutôt enclins à faire allégeance à leur " patrie d'élection ", dont ils connaissent pourtant l'incohérence et l'opportunisme en matière d'application de la doctrine libérale classique (imitant ainsi, mutatis mutandis, Georges Marchais, qui écrivait dans Parlons franchement que la France est le " second " plus beau pays du monde).
L'Union européenne et les eurosceptiques au pied du mur
C'est dans cette vision d'un monde multipolaire, préférable à celui d'un Beverley Hill occidental, coalisé autour du plus fort contre tous les faibles et les dépités de la terre, que l'Union européenne, nolens volens, répond à la nécessité historique de notre temps. La crise irakienne démontre comme l'a dit A. Vernholes, " un immense besoin d'Europe ". Il est temps de comprendre aujourd'hui ce qui était sans doute moins clair hier et, pour bien des eurosceptiques, de changer d'attitude face aux défauts, aux atermoiements, aux lenteurs et aux déceptions inévitables, face aux risques incontestables de la construction européenne. Loin d'arguer de ces faiblesses pour la freiner, il faut y voir des motifs d'accélération et des occasions de réaménagement et d'amélioration sans illusion utopique (comme si la France bousculée par cette construction était un modèle intouchable).
La nécessité faisant loi, nous appelons les Eurosceptiques à une conversion du regard sur la construction européenne. Il faut regarder l'Europe d'aujourd'hui avec les yeux bâtisseurs d'un Hugues Capet et de ses successeurs. La France ne s'est pas faite en quelques années ou quelques décennies, il lui a fallu des siècles, sans que les bâtisseurs disposent au départ du plan d'ensemble de la demeure dans son état final d'achèvement, mais en gardant toujours la même direction inspirée par la recherche d'un équilibre européen. On peut bien alors accorder quelques décennies de tâtonnement à l'Europe et regarder les faiblesses avec une plus grande espérance. La fougue eurosceptique, qui ne manque pas de génie, doit changer d'allégeance et devenir constructive. Si le jeu a valu la chandelle en ce qui concerne la France, il en va sans doute largement de même aujourd'hui avec l'Europe, en dehors de laquelle la notion d'indépendance devient un pur fantasme et qui, en dépit de divergences politiques manifestes, dispose, elle, d'une histoire et d'une vision communes. On ne peut plus " sérieusement " nier aujourd'hui la nécessité internationale criante d'une Europe politiquement plus forte et influente.
Si le droit international n'a pas une force suffisante en soi pour s'imposer, seule l'Union européenne peut à court terme espérer être en mesure de le rendre suffisamment fort pour le faire respecter. Il n'est d'ailleurs pas impensable que la crise irakienne, révélatrice à court terme de la dissension européenne, et plus encore de la force inertielle de l'attraction américaine, étant donné le niveau des dépendances industrielles et technologiques, devienne l'un des puissants catalyseurs de l'Europe à moyen terme en lui apportant la raison d'être qui précisément lui manquait jusqu'à présent.
L'Europe est devenue le seul garant possible d'une vie internationale relativement équilibrée sur le plan diplomatique et militaire, comme sur le plan économique et commercial, et sur le plan monétaire. Face à la volonté de puissance américaine puissamment affirmée et désormais clairement reconnaissable, c'est par elle, et par elle seule, que des alternatives concrètes à la loi américaine existent, telles que l'ONU (à réformer sans doute) et l'OMC. De la même façon que l'euro est aujourd'hui la seule alternative pratique, même insatisfaisante, au dollar.
C. D'AJ.