Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
PROPOS RECUEILLIS PAR MARCIN KOSZOWY, ROMAN SCHMIDT ET PIOTR SZALEK.
Le 2 décembre 2000, le professeur Stefan Swiezawski recevait à Varsovie des étudiants de l'Université catholique de Lublin (UCL), tous trois représentants du Cercle philosophique, Marcin Koszowy, Roman Schmidt et Piotr Szalek.
L'entretien que nous publions est une rédaction autorisée de la conversation qui s'est tenue ce jour-là. Les étudiants du Cercle philosophique remercient Stanislaw Majdanski pour son inspiration et ses suggestions. Ce texte est paru originellement dans la Revue Summarium, 2001/02, p. 189-203. Traduit du polonais pour Liberté politique par Jozefina Sadowska et Agnès Bastit.
L'Université catholique de Lublin, où Jean-Paul II enseigna la philosophie morale de 1954 à 1978, a été fondée en 1918 par l'Académie théologique de Saint-Pétersbourg, contrainte de se replier vers l'Ouest. Elle assura un rôle important de résistance intellectuelle et spirituelle pendant la dernière guerre, et surtout pendant la période la plus difficile de la Pologne populaire, lorsque l'État s'efforça de brimer et de limiter par tous les moyens possibles son action, que plusieurs de ses cadres principaux furent écartés et qu'une nouvelle équipe dut relever le défi de continuer une activité autonome sans entrer en conflit frontal avec le pouvoir communiste. Pour la philosophie, fer de lance de cette politique, ce fut un groupe de jeunes universitaires, parmi lesquels le pape actuel, réunis autour du doyen Jerzy Kalinowski, qui réussit ainsi à préserver sa liberté de pensée, fait exceptionnel en Pologne, et même dans le monde communiste tout entier – car l'enseignement de la philosophie était partout ailleurs réduit au marxisme. Une des clés de cette réussite réside dans l'unité étroite, humaine et intellectuelle, qui soudait ces jeunes professeurs, au service d'une haute exigence de qualité scientifique et de la devise de leur université : Veritas in caritate.
Le présent témoignage sur cette période de l'après-guerre et sur la personnalité du doyen Kalinowski est donné par le professeur Stefan Swiezawski, grand connaisseur de la philosophie médiévale, spécialiste du XVe siècle dans la ligne d'Et. Gilson. Proche ami et collaborateur de Karol Wojtyla depuis un demi-siècle, il fut auditeur laïc au IIe concile du Vatican. Il évoque ici la figure de leur ami commun, Jerzy Kalinowski (1916-2000), philosophe et logicien auteur d'une œuvre importante , l'un des créateurs de la logique des normes moderne, dont la carrière s'est partagée entre la Pologne et la France, où il enseigna à l'Université catholique de Lyon, puis fut directeur de recherche au CNRS.
Monsieur le Professeur, quels furent vos débuts à l'Université catholique de Lublin ?
Stefan Swiezawski.— À l'origine, je portais un regard assez critique sur l'Université catholique de Lublin. Je ne comprenais pas l'idée, la conception même d'une université catholique. Je me souviens de discussions sur ce sujet avant la guerre. Le père Konstanty Michalski, une grande autorité, n'était ni pour la création ni pour le soutien à l'Université de Lublin. Selon lui, il était préférable de prêter un renfort catholique aux universités d'État.
Pour ma part, j'avais été formé par ma famille et par le mouvement Renaissance, une organisation de jeunesse catholique, très libérale pour cette époque pré-conciliaire. Par ailleurs, j'avais été élevé dans des milieux pas spécialement religieux, aussi bien au lycée (j'ai fréquenté le Gymnase ordinaire de Lvov) qu'à l'université, dont les créateurs respectaient l'importance de la religion et avant tout la grandeur du Christ et de la chrétienté, mais portaient un regard négatif sur la hiérarchie et les institutions de l'Église, sur ce qu'on peut appeler confession religieuse. Éduqué dans cet esprit, je rêvais de travailler dans une université d'État. Après avoir obtenu le titre de docteur, j'ai su que ma vocation était de donner une nouvelle présentation du patrimoine philosophique médiéval, très délaissé par les universitaires de l'époque.
Quel fut le déroulement de votre parcours scientifique ?
Le cataclysme de la guerre m'a obligé à quitter Lvov avec ma femme et mes enfants. Nous nous sommes retrouvés à Szczawnica, où je suis devenu hôtelier. C'est à cette époque que Stefan Dabrowski, professeur et ultérieurement recteur de l'Université de Poznan, un physiologiste apparenté à ma femme, a tenté de me convaincre de passer à tout prix mon habilitation. Quand la guerre a commencé, mon travail d'habilitation était achevé, mais celle-ci elle-même paraissait très lointaine. Dans cette situation, Dabrowski, qui avait gardé un contact étroit avec l'Université des territoires de l'Ouest (dont l'activité continuait secrètement à Varsovie), a décidé que mon habilitation aurait lieu en juillet 1944 dans l'appartement du professeur Wladyslaw Tatarkiewicz. Tout cela a été très difficile à mettre en œuvre en raison de l'Occupation, car il a fallu recourir à des messages clandestins pour fixer la date de la soutenance. C'était un événement extraordinaire. Nous avons fait le voyage de Szczawnica jusqu'à la capitale, voyage très pénible, les trains étant " nur für Deutsche " et les Polonais obligés de se serrer dans les trains de troisième classe. La soutenance de l'habilitation eut lieu au dernier étage du " petit palais " de la famille Tatarkiewicz — qui fut entièrement détruit lors de l'Insurrection de Varsovie —. Plusieurs professeurs de Poznan ont participé à cet événement, dont Zygmunt Szweykowski et Ludwik Jaxa-Bykowski [] De Varsovie, outre Tatarkiewicz, sont venus les pères Piotr Chojnacki et Jan Szalamucha. J'étais très insatisfait de cette séance, n'ayant pas eu la possibilité de bien me préparer. Je présentais uniquement mon travail d'habilitation Commensuratio animae ad hoc corpus , et pourtant je réussis. J'obtins une attestation de " docent ", et donc ma veniam legendi , mais limitée uniquement à la période du Moyen Âge.
Cependant, en 1945, vous n'aviez toujours pas commencé votre travail à l'Université catholique de Lublin?
Non, mon enseignement débuta seulement l'année suivante. Au début de l'année 1945, nous avons quitté Szczawnica pour Cracovie. Disposant d'une attestation de " docent " signée par le professeur Tatarkiewicz, je fus enregistré d'emblée comme spécialiste habilité et chargé de cours à l'Université de Cracovie. C'est là que le professeur Kazimierz Ajdukiewicz, qui avait vécu l'Occupation à Lvov, nous rejoignit. Notre rencontre a été très agréable. Professeur à l'Université de Poznan, il me conseilla de mener mon habilitation à terme.
En janvier 1946, je soutenais donc mon habilitation sous la direction d'Ajdukiewicz. Les correcteurs étaient les mêmes, entre autres les pères Piotr Chojnacki et Kazimierz Kowalski — le philosophe de Poznan, futur évêque de Chelm. Il y avait beaucoup plus de monde qu'à Varsovie et je dois dire que l'habilitation fut réussie. Après l'habilitation, il n'y eut pas de festivité, mais nous nous sommes tout de même rendus dans un petit restaurant avec Ajdukiewicz et Kowalski. Je me souviens de leur satisfaction car il y avait de la côtelette avec des choux ! Ajdukiewicz, qui m'a toujours tutoyé, me dit : " Mon petit Stefan, si tes liens avec les Pères de l'Église n'étaient pas si forts, je pourrais te proposer un poste à n'importe quelle université d'État, mais dans ton cas, ta place est à l'Université catholique de Lublin. " Je dois reconnaître que cela m'a déçu et que ce n'était pas bien. Toutefois, si c'était l'avis d'Ajdukiewicz, ce scénario était le plus probable… En revanche, je n'avais aucune proposition de la part de l'UCL. Je me disais aussi à l'époque qu'à Cracovie je serais devenu assistant du professeur Roman Ingarden, donc sans aucune mission autonome. J'étais donc un peu démoralisé.
Voilà comme Dieu arrange notre vie : une chose qui, à un moment donné selon nous, ne devrait pas avoir lieu, devient très juste et exactement ce qu'il fallait par la suite. En automne 1946, on m'a invité officiellement à l'Université catholique de Lublin. C'est le professeur Czeslaw Strzeszewski qui est venu me voir de la part du recteur — le père Antony Slomkowski. Malheureusement, ma situation ne me permettait pas d'habiter Lublin. Nous disposions à Cracovie, grâce à Dieu et avec l'aide du cardinal Sapieha, d'un appartement convenable. J'ai donc donné mon accord pour faire des allers et retours entre Cracovie et Lublin. Ma collaboration avec l'UCL a donc commencé à partir de l'automne 1946.
Quelle était la situation de l'Université et de l'enseignement de la philosophie à cette époque ?
Au début, le département de philosophie n'existait pas à l'UCL. Il y avait en revanche une Faculté des sciences humaines avec une section de philosophie, où j'ai commencé mon enseignement. J'ai enseigné plusieurs matières : histoire de la philosophie, métaphysique (dirigée également par le père Adamczyk, lequel venait me contrôler, pour voir si je ne racontais pas trop d'" hérésies ") et esthétique. Il y avait beaucoup de cours.
Cette première période de l'activité de l'UCL, après la guerre, était très intéressante. Plusieurs personnages extraordinaires venant de l'ancienne Université de Lvov enseignaient à l'UCL : Juliusz Kleiner, Jan Parandowski, Jan Czekanowski. Ensuite d'autres professeurs vinrent de Cracovie comme Marian Plezia, Przemyslaw Mroczkowski ou Stefan Nosek. Kalinowski n'était pas encore là. Dès 1946, il fut décidé de créer à l'UCL une Faculté de philosophie, conformément aux statuts qui le prévoyaient expressément. Avec l'appui de l'épiscopat polonais, on ouvrit donc la Faculté de philosophie chrétienne. Le premier doyen en fut le père Jozef Pastuszka. Peu après, s'y retrouvèrent des professeurs de la Faculté de droit et des sciences économiques et sociales qui avait été fermée.
Je ne me souviens pas de ma première rencontre avec le professeur Kalinowski. Il me semble qu'il a été recruté après son retour de France, tout d'abord à la Faculté de droit et ensuite au nouveau département de philosophie.
Auparavant, Kalinowski avait travaillé brièvement à la Faculté de Droit. Comment expliquer qu'en philosophie se soit créé un groupe de jeunes gens au sein duquel on retrouve aussi Kalinowski ?
Kalinowski n'a été que peu engagé dans le cadre de la Faculté de droit. Ce n'est qu'en nous rejoignant que la diversité de ses intérêts pour la philosophie est pleinement apparue. Nous nous sommes compris instantanément, surtout à propos de l'université et de la philosophie. Nos conceptions à ce sujet nous ont réunis. Nous ne voulions pas que l'Université catholique devienne une école d'apologètes défendant le catholicisme ou influençant idéologiquement le comportement des personnes. L'Université devait atteindre un haut niveau scientifique justifié par le travail de ses chercheurs. Ce n'était pas le travail idéologique de formation qui devait dominer, avec la science à son service. La science, selon nous, devait être mise à la place principale.
En outre, il faut dire que Kalinowski répondait pour moi à l'idéal de l'homme " beau et bon ", kalos kai agathos , hérité de la Grèce classique. Il possédait un sens de l'humour formidable et un talent extraordinaire pour les contacts avec autrui. Il faisait très attention à ne pas délaisser les exercices physiques et à entretenir sa forme. J'étais impressionné par la façon dont il comprenait la philosophie, car à vrai dire, il était autodidacte. C'était extraordinaire. Sa rencontre avec la philosophie classique, les problèmes de métaphysique, la philosophie de saint Thomas, était due au hasard, au sens où il n'est pas sorti d'une école de philosophie qui aurait pu l'influencer. C'était le fruit de réflexions très personnelles, qui pourtant se référaient à l'esprit de restauration du thomisme, en particulier sur le sol polonais.
Insensiblement donc, une configuration commença à se dessiner au sein du département. Il faut noter que c'est à cette époque-là que les dirigeants communistes ont écarté de l'Université certains professeurs, comme le doyen Jozef Pastuszka.
Et c'est à ce moment-là que le professeur Kalinowski est devenu doyen.
Oui, à la suite du départ des représentants de l'aile la plus conservatrice de l'Université catholique et de la philosophie, comme le père Stanislaw Adamczyk, un homme respectable mais qui pensait plutôt en termes de " Concile de Trente " que selon l'esprit du dernier concile et qui comprenait saint Thomas et le thomisme de la même façon. Ensuite le professeur Czeslaw Strzeszewski qui n'avait pas assez compris l'importance de la philosophie théorique. De là sont nés des conflits qui ont porté atteinte à l'unité de notre département. Après ces départs, le manque de personnel s'est fait sentir. Il n'y avait plus de professeur de métaphysique et nous pensions tous qu'une Faculté de philosophie devait se caractériser par une structure complète. Il a donc fallu rechercher de nouvelles personnes.
Deux éléments ont été à l'origine de mon inquiétude à cette époque. En premier lieu, j'étais très conscient du fait que le centre scientifique et didactique dans lequel je travaillais devait posséder une bibliothèque. Je mettais énormément d'efforts dans sa création. J'avais reçu une petite collection de livres de la part de l'ancienne section de philosophie, mais on a pu vraiment l'agrandir qu'après 1956, quand il est devenu possible de nous rendre à l'étranger et de trouver des donateurs.
La deuxième chose très importante, c'était de trouver et de faire venir des professeurs compétents pour remplacer les partants. C'est là qu'un fait inhabituel s'est produit. Tout d'abord ma grande complicité avec Kalinowski, ensuite deux de mes remarquables élèves sont apparus à la Faculté : le père Stanislaw Kaminski et le père Marian Kurdzialek avec lesquels nous nous sommes très bien compris. Deux autres professeurs sont entrés un peu grâce à moi dans l'Université. Je pense ici à la " nouvelle étoile " de la métaphysique chez les dominicains, le père Albert Krapiec, ainsi qu'au père Karol Wojtyla, lequel s'est laissé convaincre également de coopérer avec l'UCL. À l'origine de cette arrivée, une excursion d'une journée entière, désormais célèbre, que nous avions faite à trois, avec ma femme et lui. Il s'agissait d'une promenade en montagne entre Debno et Czorsztyn en passant par Gorce, au cours de laquelle eut lieu cette conversation décisive avec l'abbé Karol Wojtyla. Évidemment, je n'affirme pas avoir été le seul, mais je crois avoir été le premier à lui proposer de venir nous rejoindre après son habilitation en 1954 . C'est à ce moment là que nous eûmes de plus en plus de contacts avec Kalinowski.
Dans vos Mémoires, vous écrivez que lors des élections pour le poste de doyen en 1952, vous avez donné votre soutien à la candidature de Kalinowski. Quels motifs vous ont guidé, vous et le Conseil du département, pour confier cette place à un homme jeune et, semble-il, inexpérimenté ?
En ce qui concerne l'élection même, nous trouvions qu'à cette époque — l'une des pires périodes staliniennes — le doyen devait être une personne très intelligente, énergique et jeune, plutôt qu'un monsieur respectable et âgé. C'était là notre argument. En outre nous avions bien remarqué toutes les qualités de Kalinowski qui sont apparues très rapidement : sa grande sagacité, son énergie, sa persévérance et son sens du contact. Il était très difficile, dans la situation politique de l'époque, d'éviter de se plier à des compromis inacceptables. En même temps, il ne fallait pas non plus être un adversaire fanatique de tout ce " monde rouge ". À notre grande satisfaction, s'est créé au sein du département un groupe de personnes qui s'entendaient toutes bien ensemble. Il s'agissait des quatre messieurs en " k " : Jerzy Kalinowski, Stanislaw Kaminski, Albert Krapiec, Marian Kurdzialek ainsi que Karol Wojtyla et moi. À cette époque, à côté du Conseil officiel de département, existait un groupe informel de personnes, et c'est lui qui en réalité décidait et discutait des problèmes les plus importants.
Quels étaient les rapports entre les professeurs de l'UCL et le nouveau doyen du département, le professeur Jerzy Kalinowski ?
Il est certain que le groupe des conservateurs portait un regard très critique sur ce que faisait Kalinowski. Cependant, je trouve qu'il a très bien rempli ses devoirs. Les professeurs qui ont été obligés de quitter l'Université à cause des dirigeants communistes, les pères Jozef Pastuszka, Stanislaw Adamczyk ainsi que Czeslaw Strzelecki, informaient le primat Stefan Wyszynski sur ce qui se passait à l'UCL, peut-être avec de bonnes intentions, mais de façon négative. C'est pour cela que le Primat possédait une vision déformée de ce qui se passait à l'UCL. J'ai l'impression qu'il était complètement inconscient du fait que c'était justement le groupe informel évoqué plus haut qui se trouvait aux origines de la base scientifique du département.
Quant à nous, nous étions convaincus de deux choses : en premier lieu, il fallait souligner fortement qu'il s'agissait d'un département de philosophie et non pas de philosophie chrétienne. Un problème se posait quand un étudiant obtenait un diplôme de philosophie chrétienne, c'était comme " un billet noir " en Pologne communiste. On n'avait aucune chance de trouver un travail convenable. C'est pourquoi nous nous sommes battus pour avoir la réputation d'être une faculté de philosophie. On disait même que " de Berlin jusqu'à Séoul, il n'y a de philo qu'à Koul ". Cela voulait dire qu'à l'UCL, le marxisme était enseigné comme n'importe quelle autre matière et non pas en tant que base de la philosophie.
Il y avait aussi un deuxième argument : nous étions convaincus que, à strictement parler, la philosophie chrétienne n'existait pas. Elle apparaît uniquement en tant que phénomène dans l'histoire et il s'agit là d'une philosophie de chrétiens ou d'une philosophie pour laquelle le christianisme sert d'inspiration. Mais la philosophie en elle-même, pour être précis, n'est ni chrétienne ni non chrétienne. Elle est humaine. C'est ce que nous soulignions fermement.
Je me souviens qu'en octobre 1956, lors des changements politiques , le Primat était sorti de prison et nous, nous en étions très heureux. Quand il nous a reçu pour la première fois, nous nous attendions Kalinowski et moi à des remerciements pour ce que nous avions fait. L'UCL connaissait alors de grands succès scientifiques. Cependant, le Primat nous a dit : " Qu'avez-vous fait de la philosophie chrétienne ? " Cela nous a un peu déprimés, la discussion allait être difficile. Ce manque de compréhension a duré très longtemps. C'était très douloureux pour moi, car Wyszynski était mon collègue et ami , or il me manifestait une certaine aversion et gardait ses distances. Je crois qu'il n'a pas compris plusieurs de nos démarches. Toute cette histoire s'est terminée ainsi : lors d'une réunion, il m'embrassa et s'excusa pour ces années d'incompréhension. Ce geste était une preuve de sa grandeur : il s'était aperçu qu'il n'avait pas tout saisi — mais notre vision de la philosophie n'était pas non plus si facile à comprendre.
Par ailleurs, il y avait aussi toute cette affaire de l'interprétation de Gilson, qui était prise par les adeptes du conservatisme pour une nouvelle vision détruisant la conception traditionnelle du thomisme et de saint Thomas. Moi, je suis resté convaincu jusqu'à nos jours que seule la lecture des textes originaux est un chemin pour purifier la pensée de saint Thomas. À l'époque, je n'appréhendais pas cela comme aujourd'hui, je ne voyais pas l'idéologisation et la déformation de la pensée exacte de saint Thomas. Plus tard, mes études sur le XVe siècle m'ont beaucoup aidé dans la compréhension de cet aspect.
Comment les études étaient-elles organisées sous le décanat de Kalinowski et quel rôle joua-t-il à ce sujet ?
Kalinowski possédait un talent didactique énorme. Nous nous comprenions très bien au sujet de l'organisation de l'enseignement, des examens, etc. Je ne connais pas exactement les méthodes qui furent les siennes lors des séminaires, mais je crois qu'elles ont dû être proches des miennes. Quant à moi, sous cet aspect, j'avais emprunté beaucoup au professeur Kazimierz Twardowski . Twardowski savait diriger les discussions de façon excellente et avait un don pour les conclure génialement. De même Kalinowski, qui avait beaucoup de talent pour cela. Ce n'était pas un homme de monologue, mais de dialogue. Certaines rencontres, auxquelles j'ai participé, ont été très précieuses. Les principaux participants en étaient Albert Krapiec, Jerzy Kalinowski, Karol Wojtyla et Stanislaw Kaminski. À l'intérieur de ce cercle, des discussions eurent lieu sur la question de la philosophie et de son développement au sein du département. Une initiative de Jerzy Kalinowski, qui a pris une forme plus organisée mais néanmoins non officielle, fut connue sous le nom de " conservatoire méta-philosophique ", à l'intérieur duquel il réunit des professeurs ainsi que des étudiants scientifiquement mûrs .
Ces discussions étaient très importantes, car il s'agissait de définir différents secteurs pour chacune des disciplines du département, mais aussi de choisir les méthodes qui devaient y être employées. Tout cela avait un lien avec la méthode qu'il convenait d'adopter en métaphysique. Kalinowski a obtenu des résultats très intéressants, surtout dans sa façon de traiter la problématique philosophique. Ses recherches sur la vérité sont significatives de son engagement. J'étais très intéressé par ce sujet et ce qui m'a touché le plus chez Kalinowski, c'était le mélange des talents logiques et métaphysiques que l'on rencontrait chez lui. Habituellement, on est soit un très bon logicien soit un très bon métaphysicien. Cette jonction très intéressante des deux talents est le signum specificum de toute sa philosophie. L'œuvre de Kalinowski ne se distingue pas par son volume, mais elle est très importante du point de vue méthodologique.
Nous discutions à l'occasion non seulement de la conception générale de l'Université ou de la philosophie, mais aussi de l'importance de la métaphysique. Cela fait également partie de ce signum specificum — pour lui la métaphysique n'était pas un supplément, mais une matière qui se trouve au cœur de la philosophie. Il est très rare qu'un logicien talentueux comme Kalinowski ait une telle opinion. Ce qui fut déterminant, c'est son avis sur la philosophie de saint Thomas. Le destin lui avait fait découvrir cette philosophie, non pas au cours d'un programme idéologique, mais de façon très personnelle. Il s'est convaincu de l'immensité de l'œuvre de saint Thomas, non pas tant comme théologien, mais en tant que philosophe, car si Thomas était un grand théologien, pour lui la contemplation, et donc la philosophie théorique, avait une grande signification.
Pouvez-vous nous donner encore un signe de la spécificité de la philosophie de Kalinowski dans le milieu intellectuel qui était le sien ?
Toute la richesse du milieu du Lublin apparaît dans la rédaction de trois manuels universitaires de métaphysique, dont les auteurs étaient Albert Krapiec, Antonii Stepien et moi-même. Kalinowski avait écrit des compte-rendus critiques de ces travaux, ce qui prouve que tout cela ne le laissait pas indifférent. C'était un autre regard qui témoignait de l'activité philosophique dans le département. Et cette situation ne provoqua aucune jalousie, méchanceté, controverse ou éloignement les uns des autres. Il s'agissait de souligner la diversité, qui est une richesse sans aucun doute. L'intérêt de Kalinowski pour la métaphysique a abouti, lors de sa période française, à un livre L'Impossible Métaphysique (Beauchesne, 1981), qui est une polémique sur la vision de Pascal opposant " le Dieu d'Abraham, de Jacob et d'Isaac " à celui " des philosophes ". Kalinowski pensait, ce qui était typique de lui, que cette opposition n'existe pas.
La philosophie est inséparable, comme son nom l'indique, d'un élément de sagesse. Cette fonction de sagesse de la philosophie était liée pour Kalinowski à une fonction pratique et à un rôle spécial de la métaphysique. Était-il donc un philosophe classique ?
Sans aucun doute. C'est pour cela qu'il a gardé ce dont j'ai déjà parlé : un rapport spécifique à la philosophie. Je crois que ce rapport répondait aux exigences de ce que j'appelle une philosophie classique, donc une vraie philosophie qui ne s'est pas trahie, car elle soulignait le rôle fondamental de la métaphysique. Il est très significatif qu'un homme, très contemporain par rapport aux problématiques qui le préoccupaient, notamment dans le domaine de la logique et des bases des sciences pratiques, se référait également et très fortement au fondement qu'est la philosophie classique. Je crois que notre coopération était très harmonieuse. Il faut ajouter que Kalinowski a été capable d'inspirer plusieurs disciples : Leon Koj, Tadeusz Kwiatkowski, Stanislaw Majdanski mais aussi, d'une certaine manière, Antonii Stepien et d'autres.
Votre conception de la philosophie, et celle aussi du professeur Kalinowski, est liée forcément à une certaine vision de la didactique et de l'éducation philosophiques. Comment était reçue cette façon d'enseigner à l'Université catholique de Lublin ?
Il semble que sans Kalinowski, la philosophie à l'UCL n'aurait pas été la même. C'est son mérite à lui, car il était le doyen du département de philosophie au cours d'une période très difficile, ainsi qu'au père Jozef Iwanicki, qui était recteur. Sans eux, le niveau scientifique des cours en philosophie aurait été beaucoup plus bas. Le haut niveau atteint était le résultat d'une règle selon laquelle il fallait garder le meilleur niveau de travail didactique possible. Kalinowski n'a jamais changé d'avis là-dessus. Moi aussi, je faisais des efforts considérables. Mon premier élève et candidat au doctorat sous ma direction était le père Marian Kurdzialek. Ne me sentant pas encore capable de prendre une telle responsabilité, je l'ai remis entre les mains du professeur Alexandre Birkenmajer. Chacun des participants de notre groupe avait son propre style.
Quelles furent les circonstances du départ de la famille Kalinowski de Pologne et pourquoi a-t-il quitté l'Université catholique de Lublin ?
C'est l'incompréhension totale de notre vision du développement de l'Université et de la philosophie qui est à l'origine de ce départ. À cette époque, j'avais rêvé de créer un groupe philosophique neutre et composé de l'Académie polonaise des sciences, de l'Université catholique de Lublin et de la bibliothèque de l'Université de Cracovie pour travailler sur les manuscrits, travail au fondement de la culture polonaise. L'importance de cette création n'a pas été comprise par l'épiscopat. On craignait des dangers d'infiltration et de soumission au communisme. Selon moi, il était possible de créer des contacts sans forcément tomber dans des compromis. Une chose extraordinaire est arrivée à cette époque. Après mon conflit avec Jan Legowicz, qui a duré une année et qui a eu pour origine un article idéologique dont Legowicz était l'auteur, une réunion de l'Académie polonaise des sciences s'est tenue au Palais de la culture et des sciences, lors de laquelle il a été dit explicitement que l'Institut d'histoire de la philosophie n'était pas dans l'obligation d'employer une méthodologie marxiste. Il faut avouer honnêtement que le professeur Adam Schaff était un protecteur excellent, car il s'est aperçu de l'importance de ce genre de travaux.
Toutefois, les craintes de l'épiscopat n'étaient pas sans fondements, car les évêques avaient connu d'horribles expériences. Il faut bien comprendre cela. Ils ont eu peur que dès les premiers contacts avec l'Académie polonaise des sciences, j'abandonne l'UCL et travaille uniquement pour l'Académie. Quand on m'a demandé de choisir, j'ai donc opté pour l'UCL. Cet événement a coïncidé avec ma nomination comme auditeur au second concile du Vatican : aux yeux du Primat, il s'agissait d'un examen de moralité qui m'a qualifié pour représenter la Pologne à cette assemblée. Il me semble toutefois que notre vision d'une coopération professionnelle et que notre conception de l'Université catholique n'a pas été comprise par l'épiscopat.
Dans cette situation, Kalinowski avait échoué en tant que doyen et s'était rendu compte qu'il n'y avait plus de place pour lui. En outre, sa famille a eu à subir d'énormes vexations de la part des dirigeants communistes. Sa femme avait beaucoup souffert en voyant que son mari n'était pas apprécié autant qu'il le méritait. Mais je pense que Kalinowski a été apprécié en France. Il est devenu directeur de recherche, le plus haut échelon du CNRS (Centre national de la recherche scientifique). Cependant, pour ma part, j'ai toujours regretté son départ. D'un autre point de vue, l'œuvre de Kalinowski a contribué au bon renom de la Pologne en France, car il faisait partie des personnalités très remarquables.
Quelle fut votre coopération pendant la période du concile ?
Durant l'année du concile, l'obtention d'un passeport demeurait particulièrement difficile. Une fois le passeport en mains, on faisait tout pour ne pas rentrer en Pologne immédiatement afin d'éviter les mêmes difficultés la fois suivante. C'est pour cela que ma femme et moi avons passé l'hiver à Paris. Kalinowski qui vivait déjà en France nous a fait une proposition : " Tu es auditeur à ce concile, pourquoi ne pas écrire ensemble un livre à ce sujet ? " Mon élève, le père Mikolaj Tokarski, qui était aussi à Paris, nous y a beaucoup aidé. Nos entretiens eurent lieu en français dans un appartement prêté par des amis parisiens. Marie-Andrée Kalinowska, la femme de Jerzy, travailla la mise en forme de nos conversations.
Notre livre s'est ébauché au moment où pour ma part, dans le cadre du concile, je menais un combat difficile pour la défense de la philosophie, car il y avait beaucoup de préjugés à son encontre parmi les participants. Il s'agissait d'un mode de pensée analogue à celui que l'on retrouve aujourd'hui chez certains protestants très idéologisés qui identifient la philosophie scolastique au dragon à sept têtes de l'Apocalypse. La première tête de ce dragon serait saint Thomas, la deuxième Jean Duns Scot, la troisième Bonaventure, etc. Cette opinion était basée sur la conviction que pour avoir une foi libre et basée uniquement sur la Bible, il faut détruire la philosophie. Persuader que l'on peut comprendre la philosophie différemment, en tant que philosophie contemplative, en tant que métaphysique, démontrer le rôle important de saint Thomas, alors considéré comme le pire des conservateurs, était extrêmement difficile. C'est pour cela, je crois, que l'idée d'écrire ce livre fut inspirée de l'Esprit-Saint. Le Primat nous a fortement encouragés. Sans cela, notre livre La Philosophie à l'heure du Concile n'aurait pas été édité à temps. Cependant, nous avons réussi à le terminer suffisamment tôt pour qu'il se trouve dans les librairies de Rome avant la dernière session du Concile . Plusieurs personnes l'ont acheté tout de suite.
Je me souviens très bien que j'ai rencontré à cette époque, devant la porte de la basilique Saint-Pierre, le père Wilhelm Möhler, père général des pallotins, qui était mon grand adversaire dans les discussions du Concile. Ce jour-là, il m'a dit que mes idées étaient acceptables et tout à fait convenables. Je lui ai répondu : " Père, quand on s'exprime dans une langue étrangère et qu'on ne dispose pour cela que de quelques instants, il est impossible de bien expliquer ce que l'on voudrait transmettre. C'est pour cette raison que nous avons écrit ce livre. " Cet ouvrage a toujours eu de l'influence, mais ce n'est qu'au bout de trente ans qu'il a été traduit en polonais et édité sous le même titre dans une collection de la Bibliothèque de Wiez . Ma coopération avec Kalinowski pour ce livre fut une étape très importante dans nos relations. C'était son initiative, et sans lui cet ouvrage n'aurait jamais été écrit. Il m'a dit une fois que l'idée de ce livre lui était venue lors d'une séance de yoga, quand il faisait la position du poirier, la tête en bas !
Plus tard, juste avant la fin du concile, nous aurons avec ma femme une courte audience chez le pape, le baccia mano . J'avais l'intention de donner notre livre à Paul VI, mais avant que j'aie eu temps de le faire, le Saint-Père me dit qu'il l'avait déjà lu et qu'il en avait discuté avec Maritain. Au cours de cette rencontre, il me répéta : " Vous êtes sur le bon chemin. Que Dieu vous bénisse. "
Nous avons connu aussi un autre beau moment. Ce fut quand le pape Jean Paul II décida de réunir plusieurs de ses anciens collègues de Lublin à Castel Gandolfo. Il y avait juste les deux messieurs en " K " : le père Albert Krapiec, Jerzy Kalinowski, ma femme et moi. Le père Kaminski était mort et le père Kurdzialek n'avait malheureusement pas pu venir. Le Saint-Père nous a consacré presque une journée. Ce fut une discussion absolument magnifique, pendant laquelle chacun de nous parla de son propre chemin vers la philosophie. Nous avons partagé nos idées sur les perspectives philosophiques dans le monde. Jean Paul II raconta de façon très intéressante son initiation à la philosophie et ses premiers contacts philosophiques à Cracovie.
Quels étaient vos contacts privés, non scientifiques, avec Kalinowski ?
Nous rendions souvent visite aux Kalinowski. Dès que nous nous trouvions à Paris où je venais souvent en tant que directeur des recherches sur la philosophie du XVe siècle, nous les rencontrions dans leur maison à Orsay. Nous leur rendions visite également à Buis-les-Baronnies. C'est un endroit magnifique, au pied des montagnes, où les Kalinowski séjournaient de préférence, surtout à cause des problèmes de santé de Marie-Andrée. Leur maison se trouvait juste en bas du mont Ventoux. Pétrarque a rédigé un texte évoquant son ascension sur cette montagne. C'est là qu'au sommet, il lisait les Confessions de saint Augustin.
Je correspondais beaucoup avec Kalinowski. La quasi-totalité de mes correspondances, ainsi que celles d'avant-guerre qui furent miraculeusement sauvées, se trouve dans les archives de la bibliothèque de l'Université de Cracovie ; la partie consacrée au groupe " Renaissance " est déposée à la bibliothèque de l'Université catholique de Lublin.
Quels furent les rapports entre Kalinowski, Gilson et Maritain ?
Leurs contacts n'ont pas été très nombreux. Ils ont surtout correspondu. Nous avons écrit tous les deux des lettres à l'un et à l'autre, mais c'est moi qui étais le plus proche de Gilson. Celui-ci n'a pas voulu venir en Pologne, car il aurait été obligé de se comporter avec beaucoup de gratitude à l'égard de PAX (qui a publié tous ses livres). Il ne voulait pas le faire, car il savait très bien que PAX n'était pas une institution pure . Quant à Maritain, il s'est rendu en Pologne seulement avant la guerre, quand Kalinowski était encore un enfant. À Rome, quand Maritain reçut le " message aux intellectuels " , nous réussîmes à faire sa connaissance en compagnie de Jerzy Turowicz qui correspondait avec lui, mais ne l'avait jamais rencontré. Turowicz eut la chance de discuter avec Maritain à la fin du concile, mais je crois, sans en être sûr, que Kalinowski ne l'a jamais rencontré .
Le professeur Kalinowski était connu comme un organisateur d'excursions. Il participait aux Eutrapélies , collaborait au mouvement pastoral académique. Quelle était plus précisément cette activité extra-scientifique ?
C'était un homme extrêmement talentueux, il inventait avec une grande facilité de petits poèmes drôles. Ses blagues nous faisaient tous mourir de rire, quand il les présentait lors des Eutrapélies . Pour ma part, souvent pris au dépourvu par tel ou tel étudiant, je ne savais pas répondre de manière drôle, là où Kalinowski était incomparable. C'était un acteur extraordinaire, et sous ce rapport il ressemblait au professeur Wojtyla. Tous les deux avaient un grand talent de spectacle et le don de savoir se comporter face à un grand public. Kalinowski était excellent pour diriger des réunions. Discipliné et concis en même temps, il ne provoquait jamais l'ennui. Je crois ici en une certaine influence de la discipline physique et de l'exercice du yoga. En plus, il était très humain et sa conversation très agréable. Nous nous rencontrions souvent chez les Stepien, les Mroczkowski, et chez Marian Plezia quand celui-ci venait à Lublin. On discutait, on plaisantait et on chantait. Cette vie avait beaucoup de valeur pour nous. Nous formions un groupe extraordinaire. Malheureusement, certains d'entre nous ne sont plus là aujourd'hui comme Marzena Pollakowna, le père Leszek Kuc, Zosia Lewin. C'était des personnes dotées d'un grand sens de l'humour et d'une culture énorme. L'élément le plus amusant de ce cercle était l'un de nos grands scientifiques, Marian Plezia.
On se voyait souvent dans des conditions difficiles, dans des chambres minuscules, mais tous ensemble et aussi avec les étudiants. Kalinowski prenait part à tout cela. Son amour pour la nature et pour la beauté était encore un élément de ressemblance avec le futur pape, qui se manifestait par son admiration des montagnes et surtout des Tatry. Je crois que tout se retrouvera et ne restera pas oublié dans l'apocastase dont on parle beaucoup ces derniers temps.
© TRADUCTION JOZEFINA SADOWSKA ET AGNES BASTIT.