Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
LA BEATIFICATION DU PAPE PIE IX a réveillé la controverse sur le Syllabus et sur les rapports de l'Église catholique et du libéralisme. De ce texte, beaucoup parlent, peu l'ont lu.
Ne serait-ce que parce qu'il n'est pas souvent édité. Pendant longtemps, la seule version à la disposition du grand public fut celle qui avait été publiée par Jean-Jacques Pauvert (1967), avec l'encyclique Quanta cura à laquelle il est annexé, dans sa célèbre collection d'écrits partisans Libertés . L'introduction, les notes et les importantes annexes étaient l'œuvre de celui qui devait devenir l'abbé Jean-Robert Armogathe et qui n'était encore qu'élève de khâgne.
Ce texte est raide. Il est vrai que le genre littéraire adopté : catalogue récapitulatif de " quatre-vingt principales erreurs de notre temps " signalées par ailleurs par le pape, ne se prête pas aux adoucissements rhétoriques. Il est vrai aussi que la papauté du siècle dernier ne faisait guère appel à des conseils en communication pour enrober ses anathèmes.
La solution de facilité est évidemment de dire que ce texte est dépassé, que l'Église a, depuis lors, évolué, qu'elle s'est réconciliée avec le monde moderne. Mais cette solution est à écarter. D'abord parce que le Siège romain, s'il a déplacé les accents, n'a jamais officiellement renié le Syllabus. Surtout comment prendre au sérieux une institution qui, sur des sujets aussi essentiels, irait au fil des siècles de palinodie en palinodie ? Ceux qui prétendent défendre l'Église avec de tels arguments, ne jettent-ils pas au contraire sur elle un discrédit définitif ? À la limite, quel intérêt y aurait-il à s'interroger encore sur les positions d'une institution aussi versatile ?
Au demeurant, le message essentiel du Syllabus n'est-il pas précisément que l'Église catholique n'a pas à suivre l'air du temps ?
Pour rude qu'on trouve ce texte, il reste cependant exagéré d'y voir, comme la postérité l'a retenu, une condamnation globale du monde moderne ou encore de l'héritage de la Révolution française.
Parmi les quatre-vingts " erreurs ", il en est qu'on peut difficilement reprocher au souverain pontife de censurer comme celle-ci, première énoncée : " Il n'est aucun Être divin suprême parfait dans sa sagesse et dans sa providence, distinct de l'universalité des choses et Dieu n'est que la nature " (1) ou bien " Jésus-Christ est une fiction mythique " (7) ou encore : " Il ne faut reconnaître que les forces qui résident dans la matière et toute la morale, toute l'honnêteté doivent se réduire à accumuler et augmenter ses richesses par tous les moyens possibles " (58).
L'Église et l'État
Une longue série d'articles (titres V et VI), soit 36 sur 80, est consacrée aux relations entre l'Église et l'État. Le pontife romain y revendique la pleine autonomie de l'Église par rapport à l'État. Une Église largement identifiée à la papauté, l'idée de la supériorité des conciles sur le pape étant nettement récusée (35, 36).
On est surpris de l'importance prise dans ce texte par la question de l'Église et de l'État, qui n'a rien à voir avec la modernité en tant que telle, puisque elle n'a cessé de se poser tout au long de l'histoire de l'Église : constantinisme, césaropapisme oriental, lutte du Sacerdoce et de l'Empire, anglicanisme, gallicanisme, joséphisme, etc. On l'oublie trop souvent : le lourd contentieux qui sépara l'Église catholique et la Révolution française, relatif à la Constitution civile du clergé, porta d'abord sur la question classique des rapports du pouvoir religieux et du pouvoir civil .
Sur ce sujet, nous n'avons sans doute pas la même conception du libéralisme qu'au siècle dernier et des propositions qui parurent réactionnaires au temps de Pie IX, se trouveraient aujourd'hui réhabilitées. Au XIXe siècle, les libéraux, en particulier en France, restaient gallicans, voire jacobins. Ils revendiquaient, dans la ligne des monarques modernes, de la Révolution et du Concordat, le contrôle de l'Église par le pouvoir civil. Depuis lors, l'expérience des régimes totalitaires, lesquels ont tous voulu assujettir le pouvoir spirituel en imposant une nouvelle religion séculière, a rendu les libéraux plus compréhensifs vis-à-vis de la revendication traditionnelle d'autonomie de l'Église catholique.
Comment un vrai libéral ne souscrirait-il pas à la condamnation de propositions comme " L'État, étant l'origine et la source de tous les droits, jouit d'un droit sans limites " (39) ou encore : " L'autorité civile peut s'introduire dans les domaines qui concernent la religion, les mœurs et la direction spirituelle " (44) ?
Dans la même ligne, l'Église revendique son autonomie, refusant des positions telles que : " En cas de conflit entre les lois de chacun des deux pouvoirs, le droit civil prévaut " (42) ou encore " L'Église n'est pas véritablement et parfaitement une société absolument libre [...], il appartient au pouvoir civil de définir les droits de l'Église " (19) et " Le pouvoir ecclésiastique ne doit pas exercer son autorité sans l'autorisation et le consentement du gouvernement civil " (20).
Quand le pape Pie IX refuse d'admettre qu'" il est interdit aux évêques de publier les lettres apostoliques sans l'autorisation du gouvernement civil " (28), ou encore que " l'autorité civile peut empêcher la libre et mutuelle communication des évêques et des fidèles avec le souverain pontife " (49), comment ne pas évoquer ce grand acte de résistance au nazisme que fut la lecture au prône, préparée dans le secret et simultanée dans toute l'Allemagne, le 14 mars 1937, de l'encyclique Mit brenneder sorge, condamnant le nouveau régime ?
De même, quand Pie IX refuse l'idée que l'" on peut fonder des Églises nationales soustraites au pouvoir du Pontife romain et complètement séparées de lui " (37), comment ne pas évoquer les difficultés actuelles de l'Église de Chine ? Quand le pape rejette l'idée que " le gouvernement laïc a le droit d'interdire aux évêques l'exercice du ministère pastoral, et n'est pas tenu d'obéir au Pontife romain en ce qui touche l'établissement des évêques et des évêchés " (51), on pense aussi aux exigences formulées plus récemment par les régimes communistes. Le xxe siècle a montré combien le rattachement des Églises chrétiennes à un pouvoir extérieur renforçait leur capacité à résister aux régimes oppressifs et qu'au contraire les églises nationales se trouvaient très démunies face aux totalitarismes.
Il n'est jusqu'à la théorie de la raison d'État qui ne soit récusée : inacceptable est en effet pour le Syllabus l'idée que " la violation du plus sacré des serments aussi bien que toute action criminelle et honteuse [...] sont choses tout à fait licites et dignes des plus grands éloges lorsqu'elles sont faites dans l'intérêt de la patrie " (64). Qui soutient aujourd'hui le contraire ? Les catholiques français piégés trente ans plus tard par l'affaire Dreyfus au nom de l'honneur de l'armée auraient mieux fait de relire le Syllabus !
L'idée, également refusée par le pontife, que " le for ecclésiastique pour les procès temporels des clercs, tant du domaine civil que criminel, doit être aboli " (31) évoque, elle, certaines affaires judiciaires récentes qui ont fait craindre, jusqu'au dehors de l'Église, une dérive dangereuse pour les libertés.
L'attachement du pontife à " l'immunité personnelle qui exempte les clercs du service militaire " (32) n'a pas empêché que la République française, comme la plupart des autres États européens, envoie en 1914 " les curés sac au dos ". Ces prêtres-soldats, ancêtres directs des prêtres-ouvriers firent dans les tranchées un considérable travail d'évangélisation. Mais qui, un siècle après, voit dans cet enrôlement, inséparable de l'avènement la guerre totale, un progrès ?
Pie IX va plus loin quand il revendique non seulement l'indépendance de l'Église sur le pouvoir civil mais sa suprématie. Est ainsi refusée l'idée que " les rois et les princes (nous dirions les chefs d'État en général) sont exempts de la juridiction de l'Église " (54). Poussée à l'excès, cette formule rappelle les prétentions de Boniface VIII, pour qui le pape était supérieur à tous les princes chrétiens et pouvait donc les juger, voire les déposer ; il ne se référait sans doute qu'aux seules affaires spirituelles, mais comment éviter les débordements vers les questions temporelles dans la mesure où au fond de celles-ci réside presque toujours une question de principe à caractère moral ? Philippe le Bel et Guillaume de Nogaret avaient en leur temps résisté à ces prétentions. Mais la question peut être vue d'une autre manière : en exemptant complètement les responsables politiques de toute juridiction, ne dit-on pas que les chefs d'État sont immunes de tout jugement porté au nom de principes supérieurs, au-dessus de la loi morale donc ? À l'heure où se mettent en place des juridictions internationales destinées à lutter contre les abus les plus graves du pouvoir d'État, un libéral peut-il approuver sans réserves l'immunité complète revendiquée par le pouvoir laïc ?
Loi naturelle et loi civile
Mais sur quoi pouvait donc s'appuyer l'Église pour censurer les rois et princes ? Sur l'existence d'une loi naturelle, supérieure aux lois positives. Cette loi naturelle n'est pas, dans le document étudié, clairement distinguée de la loi divine : dans la théorie traditionnelle de l'Église, la loi révélée vient rappeler la loi naturelle aux hommes qui l'auraient perdue de vue. C'est pourquoi le titre VIII (" Erreurs sur la morale naturelle et chrétienne ") censure l'idée que " il n'est pas nécessaire que les lois humaines se conforment au droit naturel et reçoivent de Dieu une force d'obligation " (56). A fortiori est refusée l'idée que " le droit consiste dans le fait matériel, tous les devoirs de l'homme sont un vain mot et tous les faits humains ont force de droit " (59) ou bien que " l'autorité n'est rien d'autre que la somme du nombre et des forces matérielles " (60) ou encore qu'" une injustice de fait qui a réussi ne cause aucun dommage à la sainteté du droit " (61). Même si nos droits de l'homme diffèrent sensiblement (sur certains points mais pas sur tous) de la loi naturelle invoquée par le pontife, de tels propos rendent un son étonnamment familier à une époque où il est de plus en plus à la mode de soumettre la loi positive à la censure des droits fondamentaux de l'homme.
Soucieux de soumettre le pouvoir civil à l'autorité de principes supérieurs, Pie IX ne va cependant pas jusqu'à prôner la révolte. Non : on ne peut dire qu'" il est permis de refuser l'obéissance aux princes légitimes et même de se révolter contre eux. " Abandonnée la théorie jésuite du devoir de " tyrannicide ", si critiquée par les pouvoirs établis au XVIIe et XVIIIe siècles ? Pas nécessairement mais elle ne saurait être qu'exceptionnelle. D'ailleurs, mais cela le Syllabus ne le dit pas, en se comportant en tyran, un prince cesse d'être légitime. Au moment de la réaction aux révolutions de 1848, de tels propos ne sont pas d'actualité. Mais si l'on en reste à une formulation générale, qui nierait aujourd'hui qu'il faut obéir au pouvoir légitime ? Nous non plus ne reconnaissons guère le droit à la résistance aux pouvoirs légitimes, surtout si elle prend la forme du terrorisme.
Grande discrétion du pontife enfin sur une question qui était à l'époque d'une brûlante actualité mais qui ne l'est plus aujourd'hui, celle du pouvoir temporel du pape. À six ans de l'annexion de Rome par l'État italien, un seul article lui est consacré : il est faux que " la perte de la souveraineté civile dont le Saint-Siège est en possession ferait avancer beaucoup la liberté et le bonheur de l'Église ". Beaucoup sans doute pas. Mais peut-être l'a-t-elle fait avancer un peu ?
Si la question des rapports de l'Église et du pouvoir civil, telle qu'elle est formulée dans le Syllabus, peut être ainsi vue aujourd'hui sous un nouveau jour, sur d'autres points les positions exprimées dans ce texte demeurent difficiles à accepter pour un esprit moderne. C'est le cas de la question des rapports de la foi et de la raison et surtout de ceux de la liberté religieuse et de la laïcité de l'État. Trois sujets qui ne sont pas séparables.
La foi et la raison
Nombre de propositions censurées reviennent de près ou de loin à disqualifier la foi comme source de connaissance et à proclamer que la raison est le seul critère de la vérité. " La raison humaine, sans aucune considération de Dieu est le seul arbitre du vrai et du faux, du bien et du mal " (3) ; " Toutes les vérités de la religion viennent de la force naturelle de la raison humaine ; la raison est donc la règle souveraine par laquelle l'homme peut et doit acquérir la connaissance de toutes les vérités de toute sorte " (4) ; " La philosophie doit être traitée sans tenir aucun compte de la révélation surnaturelle " (14).
En négatif, on retrouve là la position traditionnelle de l'Église : les sources de la connaissance sont la Raison et la Révélation. La raison seule ne suffit pas. Est-ce à dire que la Révélation prime, au point de se substituer à la raison ? Pour l'Église, fondamentalement, la question ne se pose pas : parmi les propositions refusées se trouve en effet l'idée que " la foi au Christ s'oppose à la raison humaine ". Par principe, la foi et la raison ne sauraient se contredire, puisque toutes les deux sont des instruments de connaissance donnés par Dieu à l'homme. Une position qu'on retrouve, plus développée, dans la récente encyclique de Jean Paul II, Fides et Ratio . Dans la même veine, est récusée par le Syllabus l'idée que " les décrets du Siège apostolique et des congrégations romaines empêchent le libre progrès des sciences " (12). Ainsi, le pape Pie IX ne condamne pas la science mais l'idée que l'Église puisse être en contradiction avec la science.
Tout obsédés que nous soyons par l'inacceptable procès de Galilée (aujourd'hui réhabilité), on rappellera à ceux qu'une telle proposition laisserait sceptiques les découvertes fondamentales dues à des hommes d'Église : le système solaire héliocentrique par le chanoine polonais Copernic (presque un siècle avant Galilée et sans que le polonais, curieusement, ait été inquiété), les lois de l'hérédité, fondement de toute la biologie moderne par le moine tchèque Mendel et le Big bang par le prêtre belge Georges Lemaître, peut-être le plus grand cosmologiste du xxe siècle. Mais encore plus significatif est le fait que la civilisation chrétienne, et elle seule, a été la matrice de la révolution scientifique. Face à ce fait massif, il est permis de penser que les accrocs qui ont pu survenir entre le pouvoir ecclésiastique et certains hommes de science relèvent davantage des circonstances que d'une opposition essentielle.
D'autres propositions du Syllabus relatives au rationalisme se réfèrent à des débats plus spécifiques. En refusant que " la révélation humaine est imparfaite et par conséquent elle est sujette au progrès continu et indéfini qui correspond à celui de la raison humaine " (9) ou encore que " la méthode et les principes par lesquels les anciens docteurs scolastiques ont cultivé la théologie ne conviennent plus du tout aux nécessités de notre temps et au progrès des sciences " (13), Pie IX rejette l'hégelianisme et, par anticipation, la tentation hégelienne qui ne cessera de se manifester dans l'Église aux XIXe et XXe siècles. Par opposition à l'idée d'une modernisation et d'un aggiornamento permanents, celui qui allait bientôt devenir le cardinal Newman définissait au même moment les règles du développement du dogme , non point par évolution et transformation mais par approfondissement progressif d'une révélation déjà donnée une fois pour toutes.
En rappelant que les récits des miracles qui se trouvent dans l'Écriture ne sauraient être rejetés par principe : erreur de penser que " les prophéties et les miracles racontés dans les Saintes Écritures sont des fictions poétiques " (7), Pie IX rejette par avance l'idée de " démythologisation " chère à Bultmann et à son école. Attitude antiscientifique ? Mais est-il scientifique de récuser par avance certains faits, s'ils sont avérés ? Est-ce à dire qu'il n'y ait aucune fiction poétique dans la Bible ? Pie IX ne semble pas aller jusque là. Au demeurant l'Église catholique, contrairement à une opinion courante, n'a jamais consacré l'interprétation littérale de la Genèse.
Contre la liberté de pensée ?
Mais plus que la conception des rapports de la foi et de la raison, c'est sur la question de la liberté de pensée que le Syllabus apparaît choquant aux esprits contemporains. Comment adhérer à la condamnation de la proposition selon laquelle " chaque homme est libre d'embrasser et de professer la religion qu'à la lumière de la raison il aura jugée vraie "(15) ? Sur le même registre, Pie IX refuse l'idée que " les hommes peuvent trouver le chemin du salut éternel dans le culte de n'importe quelle religion "(17). Le protestantisme lui-même n'est pas épargné : il est faux pour le pontife que " le protestantisme n'est rien d'autre qu'une forme différente de la même vraie religion chrétienne, forme dans laquelle on peut être aussi agréable à Dieu que dans l'Église catholique " (18) .
Plus inquiétant encore semble le rejet de la proposition : " Au moins doit-on avoir bon espoir du salut éternel de tous ceux qui n'appartiennent en aucune façon à la véritable Église du Christ. " On reconnaîtra dans ces positions la vieille thèse catholique : " Hors de l'Église, point de salut ".
Il y a sans doute beaucoup de manières d'adoucir les aspérités de ces rudes censures. Dès la publication du texte, certains, comme l'évêque libéral d'Orléans, Mgr Dupanloup, s'y sont essayés.
On pourra dire par exemple que, pour les papes du XIXe siècle, comme ceux d'aujourd'hui d'ailleurs, la religion catholique a valeur de vérité absolue. Un mathématicien dira qu'" on n'a pas le droit de dire que deux et deux font cinq ". L'exigence de vérité est encore plus grande dans le domaine pratique, dès que la santé ou la vie sont en jeu. On dira qu'un médecin n'a pas le droit de dire que le tabac ne fait pas de mal ou qu'un ingénieur qui construit une navette spatiale n'a pas " droit à l'erreur ". C'est d'abord dans ce sens, dira-t-on, qu'il faut entendre que chaque homme n'est pas libre d'embrasser la religion de son choix.
On pourra ensuite être attentif à certaines subtilités de langage. Que " n'importe quelle " religion ne conduise pas au salut, pourquoi pas ? Certaines sectes ou tel ou tel culte satanique ne conduisent assurément pas au salut. A fortiori les religions séculières comme le marxisme, qui ont montré au contraire qu'elles conduisaient à l'enfer dès ce bas monde. Le protestantisme ne se voit pas dénier toute valeur. Le pontife romain refuse seulement d'en faire l'équivalent du catholicisme : qui s'en étonnerait ?
Enfin, il est dit qu'on ne saurait avoir bon espoir du salut de ceux qui n'appartiennent " en aucune façon " à la vraie religion. Cela ne veut-il pas dire que tous ceux qui seront sauvés appartiennent " d'une certaine façon " à la véritable Église ? Puisque l'Église triomphante n'est rien d'autre que la communauté des sauvés (la " communion des saints "), dire cela n'est que tautologie. C'est la théorie traditionnelle qui a toujours réservé la possibilité du salut, à titre exceptionnel il est vrai, aux non-chrétiens justes, à condition qu'ils n'aient pas explicitement refusé le christianisme. Hors de l'Église, point de salut, certes, mais certains sont dans l'Église sans le savoir !
On peut enfin se consoler en disant que le moins qu'on puisse attendre du pape est qu'il croie à la vérité du dogme catholique et à la nécessité de l'institution qu'il dirige . A partir de là il est difficile de faire grief à Pie IX de positions apparemment rigides mais qui, prises une à une, découlent de ces prémisses.
Vérité et liberté
Il reste la difficulté intrinsèque, qui n'est pas propre à la religion catholique, de conjuguer la croyance à une vérité absolue, quelle qu'elle soit — même scientifique — et le libéralisme. Ce libéralisme, le pape l'appelle de manière significative " indifférentisme " ou " latitudinarisme " (qu'on nomme aussi relativisme), ce qui signifie que loin d'être neutre, il comporte une thèse implicite : l'équivalence de toutes les croyances et finalement leur indifférence.
La question de la liberté et de la vérité se pose aujourd'hui à tout bout de champ : peut-on croire à la nocivité du tabac et accepter la neutralité des pouvoirs publics en la matière ? Même considération pour l'alcool ou pour les relations sexuelles non-protégées. À l'inverse personne ne prétend légaliser le cannabis tout en disant qu'il est dangereux. Ceux qui veulent en dépénaliser l'usage s'évertuent à prouver au contraire qu'il n'est pas dangereux. En matière politique, les vérités minimales auxquelles notre siècle est parvenu, comme la nocivité de certaines théories racistes, ne laissent, on le sait, aucune place à la tolérance pour les dites théories.
Que le souverain pontife, qui pense que le salut éternel des hommes est, au moins pour partie, suspendu à leur adhésion au dogme catholique, ne soit pas porté au libéralisme, s'inscrit dans la même logique. Quanta cura condamne la " liberté de perdition ". La logique pontificale est difficile à contester sans remettre en cause en même temps la théorie de départ. La preuve : les sociétés libérales, même si les grandes religions y trouvent encore des adeptes, ne croient plus guère à l'enfer. Mais le XXe siècle, qui a vu le triomphe du libéralisme, a aussi engendré les totalitarismes : quand les hommes cessent de croire à l'enfer dans l'au-delà, ils le réinventent ici bas !
À tout le moins peut-on imaginer un État qui, tout en restant libéral, offrirait les conditions d'un développement harmonieux non seulement de l'Église véritable mais même des croyances religieuses en général. Pie IX n'y croit clairement pas : " La liberté civile de tous les cultes et le plein pouvoir attribué à tous de manifester ouvertement et publiquement n'importe quelles opinions et pensées conduisent à la corruption plus facile des mœurs et des esprits des peuples et à l'extension de la peste de l'indifférentisme " (78). Plus qu'une affirmation dogmatique, il s'agit d'un pronostic sociologique. L'exemple des États-Unis semble le contredire. Comment nier en revanche que celui de l'Europe de la fin du XXe siècle le confirme ?
Puisque il est question des mœurs, rappelons que l'Église ne s'estime pas seulement comptable du salut éternel des hommes mais encore du bonheur temporel des sociétés. " La doctrine de l'Église catholique est opposée au bien et aux intérêts de la société humaine " (40) est également une opinion rejetée. Sur ce sujet, la condamnation du socialisme et du communisme (peu différenciés en ce temps-là) va tellement de soi, qu'elle est rappelée au titre IV sans que le rédacteur prenne la peine de la développer.
Refus de la laïcité
Inutile de dire que de telles conceptions ne s'accordent guère à la vision d'un état laïque au sens moderne du mot : non seulement un État où le pouvoir civil est autonome par rapport au pouvoir religieux, comme cela avait presque toujours été le cas en pays chrétien, mais encore un État qui ne reconnaît à aucun culte un caractère officiel. Pour Pie IX, il est donc inacceptable de dire que " l'Église doit être séparée de l'État et l'État de l'Église " (55). À l'heure où se prépare le centième anniversaire de la loi de 1905, que les autorités civiles, militaires et religieuses seront conviées à célébrer, il est bon de s'en souvenir.
Cette conception s'étend naturellement au problème ô combien sensible de l'enseignement. Opinions censurées que : " La meilleure constitution de la société civile demande que les écoles populaires, qui sont ouvertes à tous les enfants de chacune des classes de la population [...] soient affranchies de toute autorité de l'Église, de tout pouvoir modérateur et de toute ingérence de sa part " (47) ; " Des catholiques peuvent approuver un système d'éducation de la jeunesse qui soit séparé de la foi catholique et de l'autorité de l'Église " (48). Le pape exige par ailleurs que les maîtres soient sous l'autorité de l'Église (22, 45). Il est vraisemblable que ces prises de position catégoriques ont contribué à durcir la réaction laïque, elle aussi sans compromis, des débuts de la IIIe République. Jules Ferry dit une fois qu'il aurait admis que l'instruction religieuse continue d'être dispensée au sein de l'école publique, comme c'était le cas dans les pays protestants qu'il admirait, si cela n'avait conduit à mettre les instituteurs sous la coupe du clergé.
Même refus concernant une autre question sensible, le divorce : il n'est pas permis de dire que " par droit de nature, le mariage n'est pas indissoluble et dans divers cas, le divorce proprement dit peut être sanctionné par l'autorité civile " (67).
L'Église catholique, telle qu'elle ressort du Syllabus, non seulement considère que toutes les opinions ne se valent pas, mais encore que l'État idéal doit consacrer officiellement, tant dans ses institutions que dans son enseignement, la seule opinion vraie, la sienne. Et osons le dire : si, depuis lors, la même Église s'est accommodée de régimes laïques, c'est qu'elle a dû composer avec les réalités de son temps, conformément à son réalisme multiséculaire, ce n'est pas qu'elle ait considéré qu'il s'agissait du régime idéal.
Est-ce à dire que cette Église prône, comme le pense une opinion peu éclairée sur le sujet, la répression par la force des autres confessions ou opinions ? Une lecture hâtive du Syllabus pourrait le laisser croire. Et il faut bien dire que Pie IX ne fait rien pour écarter cette interprétation. Avec la condamnation inquiétante de la proposition " L'Église n'a pas le droit d'employer la force, elle n'a aucun pouvoir temporel direct ou indirect " (24), on voit en effet se dresser le spectre d'une Église catholique intolérante, prête à pourchasser tous ceux qui n'adhèrent pas à ses dogmes.
Il ne faut cependant pas aller jusque là. Le pouvoir temporel dont il s'agit est d'abord celui des États du pape, alors remis en cause. Quant à l'usage de la force, il n'est pas dit qu'il doit intervenir contre les non catholiques (l'Inquisition à laquelle on pense fut d'abord une police interne de l'Église), ni s'il doit intervenir souvent ou de temps en temps ou exceptionnellement. Telle qu'il est formulé, le Syllabus ne l'exclut pas, c'est tout. Comme, sur un autre registre, il se refuse à exclure que l'Église ait le droit de posséder des biens (26). Point de repentance donc pour les occasions où il lui arriva d'user de la force, pour autant pas d'obligation d'approuver tel ou tel recours précis à la contrainte, ni d'en faire une règle.
Interprétation bienveillante ? Non. La position la plus habituelle de l'Église fut de tolérer les cultes minoritaires, juif en particulier, à condition qu'ils n'aient de caractère ni officiel, ni public. Mais cette position ne s'appliquait pas aux hérésies, phénomène tenu, lui, pour interne à l'Église, et passible pour cela des plus grandes rigueurs. Si, comme il est bien connu, à différentes occasions, les États chrétiens, pas seulement catholiques, tentèrent d'interdire les cultes minoritaires, ce fut rarement à l'initiative du pouvoir ecclésiastique mais à celui du pouvoir civil et toujours sous la pression de l'opinion publique, généralement moins tolérante encore . Il est significatif que les États de l'Église, ou des États soumis à l'influence directe de la papauté comme l'Autriche ou la Pologne, n'en vinrent jamais à ces mesures extrêmes
Cette position se rencontre aussi bien chez Innocent III , ordonnant qu'on ne mette pas d'entrave à l'exercice du culte juif, que chez Pie VII (dont le bref Quod aliquantum , condamnant la Constitution civile du Clergé en 1790 s'inspire des mêmes principes). Fondée sur l'idée que des " communautés " différentes ayant chacune ses règles internes, peuvent coexister dans le même État, une idée que bien peu de princes et encore moins de peuples acceptèrent jusqu'à l'époque moderne, elle se distingue de la conception moderne de la liberté de culte, à la fois plus individuelle et plus égalitaire. Elle se rapproche plutôt de ce que nous appelons le " communautarisme ". Mais elle permet à l'Église catholique de se référer à une tradition séculaire quand, avec la déclaration Dignitatis humanæ du Concile Vatican II, elle pose le principe de la liberté religieuse et rappelle qu'on ne saurait forcer les consciences.
Malgré les apparences, Pie IX se situe dans la même ligne : quand il refuse de " louer que certains pays aient décidé par leurs lois que les étrangers qui viennent s'y établir puissent jouir de l'exercice public de leurs cultes particuliers " (78), la pointe de l'argument se trouve, quoi qu'on pense, dans le mot " public ". Il sous-entend que le culte privé peut être libre. Pourquoi ne le précise-t-il donc pas ? Encore le genre littéraire : il ne cite que les idées qu'il refuse ; dire qu'un prince catholique doit permettre le culte privé aux adeptes des religions non catholiques n'est pas une opinion condamnée par l'Église.
Culte non officiel et privé : en bref, l'Église catholique considère que les religions non catholiques doivent avoir dans la société la même place que celle que l'État laïque réserve à toutes les religions . Par rapport à l'État laïque moderne, ce qu'elle revendique, ce n'est pas un moins pour les autres religions, c'est un plus pour elle : le caractère officiel et public. Implicitement, le pape Pie IX considère que les États qui se disent laïques ne sont pas neutres : c'est l'indifférence religieuse qui y a un statut officiel. Le statut officiel, soit dit en passant, les monarchies libérales de l'Europe du Nord l'ont toujours accordé et l'accordent encore à leurs Églises établies, sans que cela y ait fait d'aucune manière obstacle à un mouvement de sécularisation au moins aussi avancé que dans les États laïques comme la France...
La modernité n'est pas le critère de la vérité
Enfin il reste à évoquer l'exorde de ce texte aride où certains ont cru voir le principe fédérateur : l'ultime condamnation de l'idée que " le pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne " (80).
Comme en témoigne l'approche positive du Syllabus à l'égard du progrès scientifique, ce n'est pas la civilisation moderne en tant que telle qui se trouve condamnée mais l'idée que l'Église doive obligatoirement s'y conformer en tout, autrement dit, que le critère ultime de la vérité soit l'air du temps. Quand on sait les ravages qu'ont fait et que continuent de faire les philosophies fondées sur le sens de l'histoire, qui subordonnent les valeurs aux évolutions sociologiques et ainsi, dans bien des cas, à la loi du plus fort, qui n'apprécierait ce refus tranchant de considérer que la vérité se trouve dans l'histoire ? Plus que dans un contenu précis, c'est sans doute dans cette idolâtrie de l'histoire que repose la modernité. En ce sens et en ce sens seulement, le pape Pie IX la refuse.
Mais cela ne signifie pas qu'il refuse tout ce qui est moderne.
Qu'il ne refuse pas le progrès des sciences va de soi. Pas davantage celui qui autorisa la première ligne de chemin de fer dans les États pontificaux ne refuse le progrès technique.
Il n'est, en dépit des apparences, jusqu'à la Révolution française dont le pape accepte certains acquis. Cela le Syllabus ne le dit pas, mais dans une conversation ultérieure avec Emile Ollivier , Pie IX s'insurgea contre l'opinion qu'on lui prêtait que tout était mauvais dans la Révolution. Par exemple, dit-il, l'égalité d'accès aux charges publiques — qui figure dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 — est une bonne chose. Détail, dira-t-on ? Mais ce principe, depuis longtemps pratiqué par l'Église, plus attentive au mérite personnel que la société civile, contient en germe tout ce qu'il est convenu d'appeler l'" élitisme républicain " fondé sur la promotion des talents. Une promotion que les salons aristocratiques où se faisait à la même époque l'opinion catholique, eux, refusaient, poussant les jeunes gens pas assez bien nés vers l'anticléricalisme laïque .
Ainsi, malgré les apparences, pour Pie IX, la Révolution française, pas plus que le monde moderne, ne sont un bloc, même si le pontife y trouve sans doute plus de pierres à jeter qu'à utiliser.
C'est le défaut de l'approche française — et sans doute allemande — de chercher en toutes choses où est le système, de relier entre eux les éléments disparates qu'offre un texte comme le Syllabus et d'y chercher une Weltanschaung, une architecture d'ensemble. Non seulement le genre littéraire — une série d'anathèmes portant sur des sujets divers — mais encore l'esprit romain ne s'y prêtent pas. Un esprit peu philosophique au fond, encore pénétré du pragmatisme administratif des empereurs d'autrefois. Quand l'administration romaine censure une proposition, c'est cette proposition seulement, pas nécessairement son contexte où la théorie d'ensemble d'où elle émane, qu'elle ne veut pas connaître. L'approche est fondamentalement analytique. À condition de ne pas jouer sur les mots pour faire dire au souverain pontife le contraire de ce qu'il dit, comme on le reprocha à certains catholiques libéraux, la forme négative et le caractère non systématique des positions vaticanes laisse aux croyants plus de liberté qu'il n'y paraît. Chaque anathème est une borne, pas une directive positive. À condition de mesurer toute le subtilité des positions prises, il est également possible de tenir pour non contradictoires des positions du magistère de style très différent, comme le Syllabus et Quanta cura d'un côté, Rerum novarum ou Dignitatis humanæ de l'autre. Ce caractère fondamentalement non contradictoire du corpus dogmatique est en tous cas la position officielle de l'Église (que la béatification conjointe de Pie IX et de Jean XXIII a voulu marquer), position distincte de celle des historiens de la doctrine portés par profession à repérer les changements plutôt que la continuité.
C'est parce qu'ils commirent l'erreur d'instaurer en système l'antilibéralisme apparent du Syllabus, de relier d'un trait continu ce qui n'était qu'en pointillé et devait le rester, que les catholiques français de la génération suivante s'engouffrèrent massivement dans l'impasse de l'Action française. Nouveaux traumatismes en perspective.
Pas de cohérence philosophique, pas de cohérence politique non plus à chercher dans un texte comme le Syllabus. Certes s'il condamne le libéralisme et le socialisme, on comprendra qu'il se rallie implicitement aux régimes monarchiques, tels qu'ils viennent d'être restaurés après la tourmente de 1848, à condition toutefois qu'ils respectent les droits de l'Église. Mais cela n'est pas écrit : seul l'article 63 semble tenir pour seuls légitimes les rois et les princes. Ce n'est toutefois qu'une interprétation. Le successeur de Pie IX, Léon XIII pourra en 1891, sans nullement renier le Syllabus, rappeler aux catholiques français que le régime légitime est désormais pour eux la République, pour la bonne raison qu'elle est en place et que conformément à l'enseignement de saint Paul toute autorité vient de Dieu.
Pas d'unité philosophique donc, ni même politique. Il reste une unité de ton incontestable et dans un sens qui ne plaît guère aux esprits pétris de modernité que nous sommes. Moins que d'une erreur de " communication " proprement dite, il faut voir plutôt là une volonté expresse de marquer que le pontife romain n'est nullement tenu de suivre le vent de l'histoire, même s'il pense par ailleurs que tout ce que ce vent apporte n'est pas mauvais. Est-ce à nous, auxquels les tragédies du XXe siècle ont appris ce qu'ont de pervers les théories du sens de l'histoire, de lui jeter la pierre ?
R. H.