Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008
C'EST UN GRAND HONNEUR pour la Hongrie et pour moi, de m'inviter à prendre la parole lors de ce Colloque international sur la reconnaissance de l'héritage chrétien de l'Europe. Merci beaucoup de me donner cette possibilité de partager mes idées avec vous.
Je ne suis pas spécialiste en matière juridique, morale ou politique. Je suis chrétien et ma formation est la chirurgie, l'orthopédie et la traumatologie. Actuellement, je suis président de la société Saint-Luc des médecins catholiques hongrois. À ce titre, je suis fréquemment confronté au problème de la dignité humaine, en relation avec la morale et la politique.
À cause de notre pensée spécifique et de notre diversité, il nous faut, tout d'abord, clarifier certaines notions, afin d'éviter les malentendus. Notre vécu dans l'histoire de l'Europe et du monde est tellement varié ! Définir l'Europe, avec exactitude, est encore impossible, mais il existe de nombreuses définitions géographiques ou autres, établies depuis des siècles, à partir des différentes civilisations qui se sont formées et développées, basées sur les héritages gréco-romains et judéo-chrétiens.
La politique, selon Aristote (384-322), concerne les doctrines de l'État et leurs institutions. La politique, dans le secteur scientifique et dans la pratique, ne peut pas être séparée de la morale. Leur séparation est le chemin vers l'anarchie. Selon le philosophe grec, l'homme, à cause de son " être ", est politique, c'est-à-dire que toute personne est à la fois sujet et objet de la politique.
Au Moyen Âge, selon Machiavel (1469-1527), la politique est une force qui doit servir l'État. Démasquant les prétentions de la religion en matière politique, il définit un " ordre nouveau " où la raison d'État a pour objectif ultime l'amélioration de l'homme et de la société. Aujourd'hui, la politique est corrélative à l'organisation du pouvoir dans l'État. Elle se retrouve dans de nombreux domaines, comme la culture politique, les sciences politiques, la politique sociale, etc.
Loi naturelle et loi de Dieu
Un axiome connu dit que " la morale se base sur la vérité ". Il est généralement admis que, dans le sens de " morale ", il s'agit de valeurs, de règles de conduite propres aux êtres humains, " images de Dieu " ; là se fonde leur dignité.
Le but et la base de tous les efforts en morale est le bien. Tout système de morale cherche la réponse à la question suivante : " Qu'est-ce que le bien et où se trouve-t-il ? " Pour Aristote, le bien est le bonheur suprême. Pour les hédonistes, c'est le délice. Pour les utilitaristes, l'utilité devient le bien absolu. Dans la philosophie scolastique, le bien est la réalisation des possibilités de l'existant, c'est-à-dire la recherche de la perfection. La morale est toujours en plein développement afin de pouvoir exprimer la vérité de manière de plus en plus précise.
La morale selon la loi naturelle est de faire le bien et d'éviter le mal. Il s'agit d'une action de l'homme tenant compte de toute la complexité de la vérité humaine. La loi n'est pas un système codifié mais une obligation morale pour l'être humain. Tout d'abord, la loi naturelle montre une échelle de valeurs objectives. Cet ordre émane de la raison humaine, compréhensible pour tous. En second lieu, par la loi naturelle, les valeurs morales ont des possibilités d'universalisation.
Selon la conception chrétienne, c'est Dieu qui est le Bien absolu. La question que pose la morale objective a, pour réponse, une obligation envers Dieu. Pour le chrétien, cela justifie en même temps la raison de l'action morale. À la spécificité d'une morale où dominaient les responsabilités de la société, succède, aujourd'hui, peu à peu, un aspect totalement individuel de cette notion de l'éthique.
L'être humain est une créature sociale, engagée dans des relations multiples, car " nul n'est une île ", et nul ne peut uniquement parler en termes de " moi " et " toi ". Des liens indéniables existent. L'espèce humaine, par nature, est une collectivité parmi d'autres. Par conséquent, chacun doit répondre de ses actes et agir en responsable vis-à-vis des autres. Il s'ensuit qu'assumer sa dignité humaine ne se conçoit que dans une communauté bien édifiée. Notre devoir moral est donc d'en assurer les structures et les institutions pour atteindre cet objectif.
L'être humain est à la fois corps et âme. Nous parlerons d'une réelle moralité chez une personne si celle-ci est libre, consciente, et si elle n'exploite pas les autres comme outil ou objet. Il s'agit du corps humain et pas seulement d'une " maison " ou d'un accessoire, mais d'une réalité inhérente à notre personnalité.
En morale, la mesure des responsabilités dans l'accomplissement de nos actes doit être proportionnée à l'évolution des individualités et de la collectivité. Dans une évolution permanente et fluctuante, il faut créer des lois et des valeurs qui servent la dignité humaine.
Puiser dans nos valeurs fondatrices
Qu'est-ce qui distingue l'Europe dans le monde, d'après son ordre des valeurs et son identité historique ? L'Europe, durant des siècles, s'est forgée sur la mentalité grecque. Comme médecin, je constate que le serment d'Hippocrate mentionne particulièrement la protection de la vie, au service de la dignité humaine. Des traces de données juridiques, résultant du droit de l'empire romain, se retrouvent, aujourd'hui encore, dans les règles et les lois de nombreuses nations d'Europe. Dans la vision du monde basée sur la foi et fondée par la tradition judéo-chrétienne se situent beaucoup de valeurs et de vérités profondes. Le Décalogue, par exemple, propose une manière de vivre basée sur l'amour, tout à fait compatible avec la raison naturelle et compréhensible par elle. Elle a pour effet de mettre sur la bonne voie, tant verticalement qu'horizontalement, chaque situation individuelle et sociale.
En parcourant l'histoire de l'Europe, on peut suivre les fluctuations de la reconnaissance des valeurs et la transmission d'une vérité authentique. Tant que les responsabilités mutuelles et la charité règnent − c'est-à-dire la solidarité et le respect de la justice −, la prospérité et la paix l'emportent. Inversement, quand l'égoïsme individuel ou communautaire domine et que l'intérêt remplace les valeurs, l'histoire relate des guerres et engendre la mort. Au XXe siècle, malheureusement, les totalitarismes de toutes espèces (bruns, rouges, etc.) nous en ont donné suffisamment d'exemples. Nous avons subi les égoïsmes humains, l'individualisme des politiciens, le fanatisme de certains groupes ou nations, les mensonges, les calomnies, les maladresses, etc.
Chacun porte sa part de responsabilité dans le développement de la fraternité humaine. Les méprises, les manques de réflexion et la lâcheté, sont le plus grand danger pour une démocratie. Lorsque les intérêts se confrontent physiquement, ce sont les guerres et les différents types d'agressivités, de brutalités, de violences. Plus dangereux encore, les confrontations des idéologies et des mentalités qui se basent sur le profit. Pour atteindre ses objectifs selon cette vision, on recourt à la conspiration du silence des vérités, au mensonge, à la désinformation, à la calomnie...
La politique a pour objectif de servir le bien public. Elle atteint son but si ses initiatives sont morales parce que basées sur des prescriptions équilibrées au profit de tous, et pas selon une mesure variable destinée à favoriser certains groupes de pression privilégiés. Dans ce cas, ces normes trouvent leurs structures en dehors de l'être humain, de Dieu, de la loi naturelle, et ne s'étayent sur aucune valeur ou fondement admissibles.
L'esclavage moderne
Aujourd'hui, nous voyons se diffuser une morale (soit dit en passant : une morale morbide) : il s'agit du relativisme, du bien-être, de la priorité de l'argent, du pouvoir, de la force, de l'excès dans les recherches et manipulations scientifiques... Il s'ensuit une marginalisation, un " esclavage moderne ", les avortements, l'euthanasie, la violence, les divorces, les problèmes du clonage de l'être humain, la propagation de la drogue, etc. En un mot : la diffusion du mal.
Pour protéger la vie, l'existence humaine, il faut toujours rechercher tout ce qui permet d'approcher la vérité. Sur cette route, on ne risque pas de se tromper si la réflexion éthique est consciencieuse et aide à mieux comprendre la vérité absolue.
Il n'y a pas de contradiction entre le pouvoir et la charité. Pour aimer, le dynamisme est également nécessaire. Le pouvoir est " seulement une possibilité qui détermine le mal ou le bien chez les personnes et dans les situations ". La philosophie du pouvoir, selon la morale, influence l'efficacité de la relation entre les hommes. La morale politique d'exploitation ou de manipulation est évidemment destructrice, car son but est de mettre l'homme au niveau d'un instrument. " Instrumentum vocale ", en d'autres termes, c'est d'aboutir à la violence, à une forme d'esclavage moderne.
La morale en politique est rarement univoque. Souvent, des factions ou certains groupes établissent des normes éthiques dont l'objectif est de dominer et de soumettre ceux qui ne partagent pas leurs avis ou de les dresser les uns contre les autres. En revanche, il existe une morale constructive si celle-ci aide au développement des possibilités de chacun et ne cherche pas la rivalité. Si elle est basée sur la charité, si elle se soucie et se préoccupe du bien de chacun, elle a un pouvoir d'épanouissement indéniable. Enfin, le but d'une véritable éthique est d'aider à la réalisation, à l'accomplissement d'un monde toujours plus humain.
L'Europe : une entité spirituelle à sauvegarder
Quelle devrait être la morale de l'Europe du futur ? Je laisse la réponse à l'Évangile, à Jean-Paul II et à Robert Schuman, l'un des pères fondateurs d'une véritable Europe unie. Le pape Jean-Paul II, en 1988, nous exhortait en ces termes : " Pour une animation chrétienne de l'ordre temporel, les fidèles laïcs ne peuvent absolument pas renoncer à la participation à la politique. " Le Christ nous a dit : " Mon royaume n'est pas de ce monde " (Jn 18, 36), mais en même temps, il nous invite à être " le sel de la terre " (Mt 5, 13), " la lumière du monde " (Mt 5, 4), " le levain dans la pâte " (Mt 13, 13). C'est en nous reconnaissant tous enfants d'un même Père et en cherchant à être des " artisans de paix " (Mt 5, 9) que nous travaillerons à construire un monde plus juste et plus humain : " La tâche de l'homme politique responsable consiste à concilier, dans une synthèse parfois délicate mais nécessaire, deux ordres de considérations : le spirituel et le profane ". Ainsi l'Europe deviendra le " monde nouveau ", et un exemple pour tous les autres continents.
G. F.