La nouvelle politique internationale des Etats-Unis
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008

LIBERTE POLITIQUE — Après le choc du 11 septembre 2001, la guerre d'Irak constitue le deuxième choc international du XXIe siècle. Les États-Unis ont-ils changé d'objectifs en matière de politique étrangère ?

 

GEORGES-HENRI SOUTOU — En ce qui concerne les buts généraux des États-Unis, ou plus précisément ceux de l'administration américaine actuelle, je suis persuadé qu'il existe une plus grande continuité dans les objectifs majeurs entre l'administration Clinton et la présidence Bush junior qu'on ne le dit souvent, même si les moyens peuvent être différents.

Ces grandes orientations sont les suivantes : 1/ la prise en compte du terrorisme comme problème international majeur ; 2/ la volonté de réduire le risque que représentent les armes de destruction massive aujourd'hui ; 3/ la diffusion de la démocratie dans le monde.

Pour pouvoir éliminer les menaces que constituent le terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive (et ce qui les accompagnent : argent sale, drogue...), les États-Unis ont en effet la conviction que seule la démocratisation intégrale de la planète assurera une sécurité totale à leur pays. Affirmée avec plus ou moins de force au fil des années, cette conviction remonte au président Wilson, qui déjà estimait que tout régime non démocratique représentait, tant sur les plans politique qu'économique, une menace potentielle pour la stabilité et la paix mais aussi pour les intérêts américains. Il y a donc dans cette perception un aspect moral mais aussi très " intéressé ". Cela n'est pas nouveau.

Mais ce qui est nouveau par rapport à l'administration Clinton, c'est que l'administration Bush n'accorde plus le même rôle aux instruments qui ont constitué le cadre dans lequel s'est exercée la politique étrangère américaine depuis les années 1950, à savoir : les Nations unies, l'Alliance atlantique et l'Union européenne. Même si les États-Unis se sentaient appelés à jouer un rôle dirigeant voire dominant dans ces organisations, qu'ils avaient d'ailleurs largement contribué à fonder ou à encourager (dans le cas de la construction européenne) ils acceptaient néanmoins de circonscrire leur action dans ce cadre.

Mais l'administration Bush estime que l'ONU est incapable de faire face aux nouvelles menaces, tel le terrorisme, qui requièrent une action préventive, car les structures onusiennes ne permettent pas, juridiquement, d'anticiper les agressions. Les États-Unis sont donc confrontés à deux options possibles : ou bien se passer de l'ONU, ce qui est la tendance sous-jacente à Washington, ou bien tenter de réformer l'Organisation des Nations unies. Mais c'est là un vaste programme car cela suppose un consensus. Les dirigeants américains sont donc décidés à court-circuiter l'ONU à chaque fois qu'elle les gênera, même s'ils ont conscience qu'il est souhaitable de faire appel, au moins en apparence, à une autorité internationale qui permette de rendre plus acceptable leur politique nationale pure et simple.

Le deuxième instrument traditionnel est l'Alliance atlantique. Le président Clinton y accordait la plus grande importance. Le président Bush a lui décidé d'opérer " au coup par coup " avec des partenaires européens sélectionnés, en cas de crise. À cet égard, la position de la France, et à certains moments de l'Allemagne, pendant la crise irakienne, a convaincu les États-Unis que l'Alliance atlantique n'était plus un instrument toujours suffisamment fiable. Vu leur supériorité écrasante, ils ont en conséquence décidé de choisir au coup par coup leurs partenaires.

En ce qui concerne l'Union européenne, les États-Unis ont pensé pendant toute la guerre froide que l'union de l'Europe occidentale était dans leur intérêt. Aujourd'hui, ils considèrent l'unification européenne d'un œil beaucoup plus froid. À cet égard, il n'existe pas d'opposition fondamentale entre les républicains au pouvoir et les démocrates. Le journal Le Monde a ainsi publié une contribution intitulée Pour le renouveau du partenariat transatlantique, associant d'anciens responsables républicains et démocrates, qui sous un vocabulaire très aimable, demandent que les États-Unis soient associés aux processus de décision internes de l'Union européenne à tous les niveaux. C'est une autre réponse au problème des relations euro-américaines que celle de l'administration Bush : il s'agit ici non pas d'ignorer l'Union européenne mais de donner un droit de regard structurel et permanent à Washington sur le fonctionnement des institutions européennes. D'une certaine façon, c'est peut-être pire que la stratégie bushiste d'indifférence ! Mais dans les deux cas cela revient au même : on ne considère donc plus l'Union européenne comme le " second pilier de l'Alliance atlantique ", selon la formule du président Kennedy dans son discours de Philadelphie du 4 juillet 1962.

Ainsi le rôle dévolu aux trois structures sur lesquelles a reposé la politique étrangère américaine depuis les années 1950 et remis en cause de façon profonde, et les événements en Irak ont accéléré la crise des rapports entre Washington et ces institutions.

 

En voulant obtenir une sécurité totale pour eux-même et démocratiser le monde entier, les États-Unis ne vont-ils pas être cause d'instabilité, en vertu de l'aporie de Kissinger qui fait valoir que la sécurité maximale pour un État signifie l'insécurité maximale pour les autres ?

 

La seule façon de sortir de cette aporie est que la sécurité maximale d'un État ne soit pas comprise comme liée à un facteur de puissance nationale mais s'inscrive dans une norme morale universelle de type kantien, comme la démocratie. Je ferai d'ailleurs remarquer que l'idée selon laquelle la paix est liée à l'instauration de la démocratie figure dans les textes de Kant à la fin du XVIIIe siècle.

Le vrai problème est que la généralisation de la démocratie suppose une transformation et une homogénéisation des sociétés et risque de se traduire par un recours à la force contre-productif. À cet égard, les exemples du Japon et de l'Allemagne en 1945, souvent invoqués à Washington pour justifier la politique actuelle, sont biaisés. Concernant le Japon, l'empereur y a conservé, avec l'assentiment de Mac Arthur, un rôle considérable, notamment dans la sphère religieuse. Les Américains ont ainsi accepté l'instauration d'un État de droit sans exiger du nouveau régime qu'il réponde à tous les canons de la démocratie américaine. Pour ce qui est de l'Allemagne, il existait suffisamment de ferments démocratiques et libéraux, depuis le XVIIIe, pour permettre la mise en place d'un système démocratique.

 

Ce messianisme démocratique américain ne peut-il être interprété comme la marque d'une méconnaissance des sociétés non occidentales ou encore comme le masque d'un cynisme profond ?

 

les experts américains sérieux effectuent la distinction entre démocratie, État de droit, système libéral, et ils connaissent les sociétés du tiers-monde. Par exemple ils envisagent, dans le cas de l'Irak, un système fédéral laissant chaque communauté s'administrer elle-même, mais avec un pouvoir central sous contrôle international ou américain.

Ceci étant, la thèse des Américains est que le Moyen Orient est la proie de régimes très corrompus et très minoritaires et que la situation se dégrade dans cette région au point de rendre nécessaire une intervention pour mettre en place des régimes plus acceptables, même s'ils ne sont pas parfaits du point de vue des standards démocratiques américains ou européens. C'est certainement l'une des motivations profonde de la guerre en Irak. Il est prématuré de dire si cette politique a été un échec.

 

Une intervention étrangère ne risque-t-elle pas d'être très mal ressentie par les opinions publiques du Moyen Orient ?

 

Il est trop tôt pour dresser un bilan. Celui-ci dépendra des résultats concernant le conflit israélo-palestinien, les transformations régionales au Moyen Orient et les évolutions dans les pays où États-Unis ont pris des responsabilités directes : l'Afghanistan, où les choses se passent très mal, et l'Irak où la situation est plus difficile que prévue et où les États-Unis doivent faire du " nation-building " et, par exemple, reconstruire une police. Mais il faut attendre pour savoir si la politique américaine a échoué. Je résumerai la question en demandant si vous préférez passer aujourd'hui un week-end à Bagdad ou Grozny ? Quoi qu'il en soit, les États-Unis ne réussiront pas à 100 % car ils sont face à un système dynamique où de nombreuses forces se conjuguent.

Mais la disparition du régime de Saddam Hussein est positive pour la population, pour la stabilité régionale dans son ensemble et pour la limitation du risque nucléaire. Si Saddam Hussein s'était doté de la bombe atomique, les Israéliens auraient bombardé les installations irakiennes et l'on aurait eu une crise encore beaucoup plus grave.

 

L'Irak représentait-il encore un risque début 2003 ? Il ne disposait plus d'armes de destruction massives, semble-t-il ?

 

Si l'Irak ne possédait plus aucune arme de destruction massive, on comprend mal pourquoi Saddam Hussein a chassé les inspecteurs en 1998 et a refusé leur retour, malgré les risques que cela représentait pour son régime. Dans le domaine des armes nucléaires, l'Irak disposait de toutes les connaissances pour mettre au point une bombe atomique dès 1990. Il ne lui manquait plus que certains produits. Mais la vraie raison de l'intervention américaine en Irak ne résidait pas dans l'existence d'armes de destruction massives mais dans la conviction que la situation au Moyen Orient se dégradait, que la menace terroriste s'accroissait, y compris pour les États-Unis. D'ailleurs, l'intervention américaine a peut-être été envisagée (je n'ai pas dit décidée) dès le 13 septembre 2001.

 

Comment analyser vous le débat actuel entre les parties prenantes à la politique étrangère américaine ?

 

D'une part, je pense que l'on a tendance à sous-estimer le rôle personnel du président Bush. Comme le montrent les délibérations internes au gouvernement américain à propos de l'intervention en Afghanistan, G.W. Bush prend ses décisions lui-même. Il ne se contente pas d'arbitrer mais impose une ligne. Même s'il ne développe pas une réflexion théorique à la Kennedy, il est animé par un vrai bon sens, par la conscience de son devoir vis-à-vis de la sécurité de ses concitoyens et par le respect de valeurs morales et religieuses, qui ne nous sont certes peut-être pas étrangères en Europe, malgré le discours actuel très excessif sur la soi-disant opposition des valeurs entre les deux rives de l'Atlantique. Le président Bush exige l'apport de solutions concrètes même si elles ne sont pas conventionnelles. Il n'hésite pas à passer à l'action même si cela peut être un facteur d'instabilité. Il est dans son rôle et fait son métier.

En ce qui concerne les divergences entre Powell et Rumsfeld, je pense que l'on a eu tendance à les exagérer. Powell a pour mission de faire une présentation acceptable pour le monde extérieur de la position américaine, car il est responsable de la diplomatie. Mais la dureté de sa ligne ne doit pas être sous-estimée. Quant à Rumsfeld, il ne faut pas ne pas se laisser prendre par son côté provocateur : c'est une remarquable mécanique intellectuelle, et en quelque mois il a su imposer à l'armée américaine une véritable révolution dans la façon de faire la guerre.

Le vrai problème de la politique extérieure des États-Unis me paraît résider dans leur tendance à prendre des décisions opérationnelles au coup par coup, qui s'inscrivent certes dans un cadre d'objectifs à long terme, mais qui ne relèvent pas d'une stratégie suffisante au niveau intermédiaire, celui du moyen terme, où la proclamation d'objectifs généraux ne suffit pas mais où la rigueur opérationnelle est essentielle.

C'est ce que montre l'exemple de l'intervention en Afghanistan : l'objectif en était la destruction d'Al Qaida et du régime des talibans puis la constitution d'un gouvernement plus " acceptable ".

Mais les Américains ne paraissent pas avoir procédé avec tout le discernement nécessaire à l'émergence une stratégie intégrée, allant de la tactique à la vision à long terme en passant par les étapes intermédiaires, comme ils ont su le faire à partir de 1947, dans le cadre de la Guerre froide. On assiste ainsi à un catalogue d'opérations en Afghanistan, pas réellement reliées entre elles selon un concept d'ensemble.

Ceci étant les militaires américains ont démontré leur grande efficacité tactique. Une seule faille demeure cependant : les données de la reconstruction du pays après la victoire (police, rétablissement des réseaux, de l'autorité, etc.) ne sont pas encore complètement intégrées. La cause en est largement l'hostilité idéologique de G.W. Bush au " nation-building " cher à son prédécesseur.

 

LE MONDE MUSULMAN

 

Venons maintenant au monde musulman en tant que tel. Quelle analyse dressez-vous du processus de paix israélo-palestinien, lancé sous le nom de " feuille de route " ?

 

La question fondamentale est de savoir si les Israéliens peuvent accepter un État palestinien qui ne soit pas un simple protectorat et si les Palestiniens peuvent accepter un État israélien. Il semble que certains Palestiniens soient près à accepter la coexistence de deux États. Mais il existe des extrémistes des deux côtés.

Le facteur régional doit aussi être intégré : pour l'Égypte, le problème est réglé depuis 1978. La Syrie est obligée au calme et, pour l'Irak, la question est traitée. La situation régionale d'Israël s'est considérablement améliorée, ce qui peut permettre un règlement plus facile de la question israélo-palestinienne, même si les difficultés perdurent. Attendons pour savoir si la feuille de route est un échec ou un succès. Plus la paix se fera proche, plus les tensions violentes émergeront. D'ailleurs, les récents attentats d'Al Qaida découlent de la volonté de briser le processus de paix au Moyen Orient et s'inscrivent de ce point de vue dans une stratégie rationnelle.

Quant aux Palestiniens, ils reconnaissent l'échec du second Intifada, ce qui constitue le début de la sagesse. Mais tant que les Israéliens conserveront la volonté de contrôler la Cisjordanie via leurs colonies, la paix sera difficile ; cependant, le démantèlement de colonies dites " illégales " sur ordre de Sharon constitue un geste à ne pas sous-estimer.

 

Les colonies ne constituent-elles pas une solution pour la question sociale israélienne ? De plus, les partis religieux qui représentent souvent les colons à la Knesset et jouent un rôle pivot ne vont-ils pas bloquer le processus de paix ?

 

Si les considérations économiques étaient prépondérantes dans le développement des colonies, une aide internationale constituerait une solution. Mais certains colons sont motivés par des convictions religieuses et " messianiques ".

Plus largement, les Israéliens ne pourront pas vivre indéfiniment sous la menace du terrorisme et dans une situation de crise économique. De plus, les évolutions démographiques, chez les Palestiniens comme chez les Arabes israéliens, conduiront certainement le gouvernement israélien à rechercher une solution de cohabitation acceptable pour tous, dans un délai que l'ont peut estimer à quinze ans compte-tenu des données démographiques.

Le rôle du président Bush sera décisif. Il s'est d'ailleurs forgé sa propre opinion sur le dossier israélo-palestinien, même si certains de ses conseillers sont proches de la droite israélienne.

En ce qui concerne le contentieux entre Israël et la Syrie, une solution a failli être trouvée il y a quelques années mais les Israéliens ont finalement voulu conserver une bande de dix mètres tout autour du lac de Galilée pour empêcher le pompage de l'eau du lac par les Syriens. Depuis l'intervention américaine en Irak, un règlement est peut-être plus proche.

 

Mais cette intervention ne risque t-elle pas de renforcer encore le mécontentement des masses arabes et partant l'instabilité des régimes modérés du Moyen-Orient ?

 

Peut-être, mais l'intervention américaine en Irak n'a pas provoqué l'écroulement, que pronostiquaient certains, des régimes alliés des Américains ni d'ailleurs la démocratisation de tous les alliés des États-Unis.

 

Ne peut-on considérer que le pouvoir est devenu, dans ces pays, schizophrène, dans la mesure où des concessions importantes sont faites aux islamistes, au point que certains ont parlé de réislamisation ?

 

Si les mouvements religieux islamistes deviennent majoritaires dans les pays du monde musulman, il faudra se demander quel est le pire : accepter des concessions ou envisager d'autres solutions, éventuellement fort risquées.

De plus, je souligne qu'il existe des différences notables entre mouvements religieux. Par exemple, même si les chiites irakiens deviennent prépondérants politiquement au sein d'un Irak fédéral, celui-ci ne se transformera pas forcément en nouvel Iran islamiste. D'ailleurs, Saddam Hussein serait mort un jour ou aurait été renversé : la prétendue stabilité que selon certains il assurait ne pouvait être que provisoire. Le contrôle policier peut durer un certain temps mais on risque toujours un accident, comme le montre le cas de l'Iran en 1978.

Si l'on considère que les mouvements religieux islamistes représentent un potentiel totalitaire, la situation apparaît dangereuse. Mais l'état d'avant le 11 septembre 2001 a vécu : il était le résultat des décisions de la France et de la Grande-Bretagne en 1919 et de celles des États-Unis depuis 1956. Or le règlement de 1919 est demeuré fragile, d'autant qu'il ne prenait pas véritablement en compte l'intérêt des pays concernés. Les États-Unis ont acquis la conviction, après le 11 septembre, que la situation au Moyen Orient était devenue trop instable pour perdurer.

Des progrès me paraissent d'ailleurs avoir été accomplis si l'on compare la situation en 1995 et celle de 2003.

 

En déduisez-vous que l'intervention américaine en Irak était inévitable ?

 

C'est un second problème. Mais je pense que la situation est meilleure qu'avant l'intervention à cause du facteur de brutalité interne du régime de Saddam et du danger qu'il représentait pour la région. Le président Bush a estimé que ce régime était dangereux et que le président Clinton avait laissé Saddam trop libre depuis 1998. Il a donc eu la volonté de régler le problème rapidement pendant que son administration était en place, avant que les démocrates ne reviennent éventuellement au pouvoir.

 

Quelle analyse dressez de la situation du Pakistan ?

 

Sur le plan intérieur, l'implosion annoncée par certains n'a pas encore eu lieu. Mais il est inquiétant que le pouvoir ait dû accepter l'établissement de la charia dans l'un des États du Pakistan, alors que le gouvernement central était contre. Cet élément (l'adoption de la charia) est un facteur de mesure précis du phénomène de " réislamisation ". Sur le plan international, la dissuasion entre l'Inde et le Pakistan a fonctionné. Je serai moins pessimiste qu'en septembre 2001, quand a eu lieu la prise de conscience par l'opinion publique que les services secrets pakistanais avaient soutenu les talibans et leurs alliés avec la bénédiction des États-Unis.

 

GUERRE ET DROIT

 

Quelle comparaison peut-on faire entre l'intervention des États-Unis et de l'OTAN en Serbie et celle menée en Irak ?

 

Dans les deux cas, l'intervention a été menée pour des raisons de morale et de stabilité, sans l'ONU, tenue pour incapable de répondre aux nouvelles menaces. Les deux interventions (sans mandat de l'ONU) montrent aussi qu'il existe une cohérence américaine plus grande qu'on ne le dit souvent.

 

Comment analysez-vous l'action diplomatique du Saint-Siège dans la crise irakienne ?

 

Il est trop tôt pour savoir tout ce qui s'est passé. Le pape Jean-Paul II a fermement condamné l'intervention américaine. L'existence d'une forte minorité chrétienne en Irak a probablement été un facteur important dans la décision du pape. Mais cette prise de position ne résume sans doute pas toute la position du Saint-Siège, qui doit intégrer dans sa vision l'ensemble des facteurs politico-religieux du Moyen-Orient (les chrétiens, les relations avec Israël, etc.).

 

LES RELATIONS EURO-AMERICAINES

 

Quel bilan dressez-vous des relations euro-américaine aujourd'hui ?

 

L'Union européenne n'a toujours pas de politique extérieure et il n'y a pas d'équivalence entre l'Union européenne et les États-Unis sur le plan international. Le fond du problème est de savoir si l'Union européenne développera une politique étrangère et de sécurité commune. Les États-Unis ont toujours été réticents vis-à-vis d'une personnalité européenne de sécurité et de défense. La France est le seul pays européen à réclamer vraiment une telle personnalité. Même l'Allemagne et la Belgique (qui officiellement nous soutiennent) sont en retrait car ils nous soupçonnent de vouloir en faire un contrepoids aux États-Unis et cela ne leur convient pas. Mais l'idée d'une personnalité existant dans le cadre de l'Alliance atlantique est à explorer.

La France, par la bouche du président Chirac en décembre 1995, s'était déclarée prête à rejoindre les organismes de l'OTAN quittés sous de Gaulle en échange de la reconnaissance de cette personnalité. Un accord a failli être trouvé en 1996 puis la démarche échoua. Les responsabilités en sont partagées entre la France et les États-Unis. Cela me paraît très regrettable car une personnalité européenne existant dans le cadre de l'Alliance atlantique constituerait un point moyen acceptable pour les Allemands, voire les Anglais. À l'inverse, l'absence de politique étrangère et de sécurité commune présente le risque que les pays européens entrent encore davantage dans un système de sécurité dirigé par les États-Unis, soit dans un cadre OTAN, soit dans un cadre bilatéral.

 

QUELS CONTREPOIDS A LA PUISSANCE AMERICAINE ?

 

Pour conclure, la Russie et la Chine populaire peuvent-elles être des contrepoids à puissance américaine ?

 

Au sens de la politique étrangère classique, la Chine populaire est décidée à être la puissance dirigeante dans sa zone d'influence en Asie. Toute intervention des États-Unis à Taiwan et en Corée jugée excessive par la Chine pourrait donc conduire à une crise majeure entre les États-Unis et la Chine.

Concernant la Russie, elle est dans une bien moins bonne position économique et stratégique que la Chine. Pour le moment, elle ne prendra pas de risque dans ses relations avec les États-Unis même si elle est satisfaite des tensions entre les Américains et les Européens de l'Ouest et entend profiter de leurs divisons. La Russie ne constitue donc pas le centre sur lesquels les Français pourraient s'appuyer. Je tiens à mettre en garde contre certaines illusions françaises en faveur de la constitution d'un bloc France-Russie-Allemagne pour rééquilibrer les États-Unis.

À un autre niveau, la question est de savoir si les États-Unis ont les moyens de réguler le monde entier, même en supposant celui-ci démocratisé. Je ne le pense pas. Le plus probable est la reconstitution de sous-systèmes régionaux, de grands blocs, reliées entre eux par les États-Unis, dans la mesure où ils participeront quoi qu'il arrive aux sous-équilibres régionaux : on voit mal en effet comment les exclure des affaires européennes, asiatiques, etc.

Il convient d'ailleurs de s'interroger sur les objectifs d'un tel rééquilibrage. S'il s'agit d'établir une relation plus saine, et plus responsable du point de vue européen, entre les deux rives de l'Atlantique, d'accord. S'il s'agit d'une croisade idéologique contre les valeurs incarnées par les États-Unis, il faut faire très attention. Je rappellerai que la phrase " l'Europe doit s'unir, faire front contre l'Amérique et s'allier à l'islam " a été prononcée par Hitler, en février 1945. De Gaulle n'a d'ailleurs jamais cru à une opposition de valeurs en quelque sorte ontologique entre l'Europe et les États-Unis et a seulement été animé par une volonté d'indépendance nationale, ce qui n'est pas la même chose.